l'histoire de Francillo, et il allait donner toutes les louanges dues au bon cœur de ce banquier, si, dans ce moment même, des cris perçans n'eussent attiré son attention. Seigneur Asmodée, s'écria-t-il, quel bruit éclatant se fait entendre? Ces cris qui frappent les airs, répondit le Diable, partent d'une maison où il y a des fous enfermés : ils s'égosillent à force de crier et de chanter. Nous ne sommes pas bien éloignés de cette maison. Allons voir ces fous tout à l'heure, répliqua Léandro. J'y consens, repartit le démon : je vais vous donner ce divertissement, et vous apprendre pourquoi ils ont perdu la raison. Il n'eut pas achevé ces paroles, qu'il emporta l'écolier sur la casa de los locos. CHAPITRE IX. Des fous enfermés. ZAMBULLO parcourut d'un air curieux toutes les loges; et après qu'il eut observé les folles et les fous qu'elles renfermaient, le Diable lui dit : Vous en voyez de toutes les façons en voilà de l'un et de l'autre sexe; en voilà de tristes et de gais, de jeunes et de vieux. Il faut à présent que je vous dise pourquoi la tête leur a tourné: allons de loge en loge, et commençons par les hommes. Le premier qui se présente et qui paraît furieux, est un nouvelliste castillan, né dans le sein de Madrid, un bourgeois fier et plus sensible à l'honneur de sa patrie qu'un ancien citoyen de Rome. Il est devenu fou de chagrin d'avoir lu dans la gazette que vingtcinq Espagnols s'étaient laissé battre par un parti de cinquante Portugais. Il a pour voisin un licencié, qui avait tant d'envie d'attraper un bénéfice, qu'il a fait l'hypocrite à la cour pendant dix ans ; et le désespoir de se voir toujours oublié dans les promotions lui a brouillé la cervelle. Mais ce qu'il y a d'avantageux pour lui, c'est qu'il se croit archevêque de Tolède. S'il ne l'est pas effectivement, il a du moins le plaisir de s'imaginer qu'il l'est; et je le trouve d'autant plus heureux, que je regarde sa folie comme un beau songe qui ne finira qu'avec sa vie, et qu'il n'aura point de compte à rendre en l'autre monde de l'usage de ses revenus. Le fou qui suit est un pupille. Son tuteur l'a fait passer pour insensé, dans le dessein de s'emparer pour toujours de son bien; le pauvre garçon a véritablement perdu l'esprit de rage d'être enfermé. Après le mineur est un maître d'école, qui en est venu là pour s'être obstiné à vouloir trouver le paulò post futurum du verbe grec; et le quatrième, un marchand dont la raison n'a pu soutenir la nouvelle d'un naufrage, après avoir eu la force de résister à deux banqueroutes qu'il a faites. Le personnage qui gîte dans la loge suivante est le vieux capitaine Zanubio, cavalier napolitain qui s'est venu établir à Madrid. La jalousie l'a mis dans l'état où vous le voyez apprenez son histoire. : Il avait une jeune femme, nommée Aurore, qu'il gardait à vue : sa maison était inaccessible aux hommes. Aurore ne sortait jamais que pour aller à la messe, et encore était-elle toujours accompagnée de son vieux Titon, qui la menait quelquefois prendre l'air à une terre qu'il a auprès d'Alcantara. Cependant un cavalier, appelé don Garcie Pacheco, l'ayant vue par hasard à l'église, avait conçu pour elle un amour violent : c'était un jeune homme entreprenant et digne de l'attention d'une jolie femme mal mariée. La difficulté de s'introduire chez Zanubio n'en ôta pas l'espérance à ce don Garcie. Comme il n'avait pas encore de barbe, et qu'il était assez beau garçon, il se déguisa en fille, prit une bourse de cent pistoles, et se rendit à la terre du capitaine, où il avait su que ce mari devait aller incessamment avec sa femme. Il s'adressa à la jardinière, et lui dit d'un ton d'héroïne de chevalerie poursuivie par un géant : Ma bonne, je viens me jeter dans vos bras; je vous prie d'avoir pitié de moi. Je suis une fille de Tolède; j'ai de la naissance et du bien; mes parens me veulent marier à un homme que je hais; je me suis dérobée la nuit à leur tyrannie : j'ai besoin d'un asile: on ne viendra point me chercher ici; permettez que j'y demeure jusqu'à ce que ma famille ait pris de plus doux sentimens pour moi. Voilà ma bourse, ajouta-t-il en la lui donnant; recevez-la : c'est tout ce que je puis vous offrir présentement; mais j'espère que je serai quelque jour plus en état de reconnaître le service que vous m'aurez rendu. La jardinière, touchée de la fin de ce discours, répondit: Ma fille, je veux vous servir; je connais de jeunes personnes qui ont été sacrifiées à de vieux hommes, et je sais bien qu'elles ne sont pas fort contentes: j'entre dans leurs peines; vous ne pouvez mieux vous adresser qu'à moi : je vous mettrai dans une petite chambre particulière, où vous serez sûrement. Don Garcie passa quelques jours dans cette terre, fort impatient d'y voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, |