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la moitié des cent-quatre-vingt-treize, l'affaire étoit conclue; et alors la première classe, composée, comme nous avons dit, des grands de Rome, formoit seule les décrets publics; et s'il manquoit quelques voix, et que quelques centuries de la première classe ne fussent pas du même sentiment que les autres, on appeloit la seconde classe. Mais quand ces deux classes se trouvoient d'avis conformes, il étoit inutile de passer à la troisième. Ainsi le petit peuple se trouvoit sans pouvoir, quand on recueilloit les voix par centuries; au lieu que quand on les prenoit par curies, comme les riches étoient confondus avec les pauvres, le moindre plébéien avoit autant de crédit que le plus considérable des sénateurs. Depuis ce temps-là les assemblées par curies ne se firent plus que pour élire les Flamines, c'est-à-dire les prêtres de Jupiter, de Mars, de Romulus, et pour l'élection du grand curion, et de quelques magistrats subalternes dont on aura lieu de parler dans la suite. Nous ne sommes entrés dans un détail si exact de ce nouveau plan de gouvernement, que parce que, sans cette connoissance, il seroit difficile d'entendre ce que nous rapporte rons dans la suite des différends qui s'élevèrent entre le sénat et le peuple romain au sujet du gouvernement.

La royauté, après cet établissement, parut à

Servius comme une pièce hors d'œuvre, et inutile dans un état presque républicain. On prétend que, pour achever son ouvrage, et pour rendre la liberté entière aux Romains, il avoit résolu d'abdiquer généreusement la couronne, et de réduire le gouvernement en pure république, sous la régence de deux magistrats annuels qui seroient élus dans une assemblée générale du peuple romain'. Mais un dessein si héroïque n'eut point d'effet par l'ambition de Tarquin le superbe, gendre de Servius, qui, dans l'impatience de régner, fit assassiner son roi et son beau-père. Il prit en même temps possession du trône, sans nulle forme d'élection, et sans consulter ni le sénat, ni le peuple, et comme si cette suprême dignité eût été un bien héréditaire, ou une conquête qu'il n'eût due qu'à son courage et à sa valeur.

Une action si inhumaine le fit regarder avec horreur par tous les gens de bien. Tout le monde détestoit également son ambition et sa cruauté. Parricide et tyran en même temps, il venoit d'ôter la vie à son beau-père, et la liberté à sa patrie. Comme il n'étoit monté sur le trône que par ce double crime, il ne s'y maintint que par de nouvelles violences. Il ne laissa pas de se conduire d'abord dans sa tyrannie avec beaucoup

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d'habileté; il s'assura de l'armée, qu'il regardoit comme le plus ferme soutien de sa puissance. Fier et cruel dans Rome, et à l'égard des grands qui pouvoient s'opposer à ses desseins; mais doux, humain, et même familier à l'armée et avec les soldats, il les récompensoit magnifiquement'; plus d'une fois il abandonna des villes ennemies au pillage. Il sembloit qu'il ne fit la guerre que pour les enrichir, soit qu'il en craignît les forces réunies, ou qu'il voulût les attacher plus étroitement à sa personne et à ses intérêts. Il embellit la ville de différents édifices publics; et comme il faisoit travailler aux fondements d'un temple, on trouva bien avant en terre la tête d'un homme encore en chair, et qui s'étoit conservée sans corruption, ce qui fit donner le nom de Capitole à ce temple. Les devins et les augures, qui tiroient avantage des moindres événements, prirent occasion de publier que Rome seroit un jour la maîtresse du monde, et la capitale de l'univers.

Tarquin présidoit à ces différents travaux, mais toujours accompagné d'une troupe de gardes qui lui servoient en même temps de satellites et d'espions. Ces esclaves du tyran, répandus dans les différents quartiers de la ville, observoient avec soin s'il ne se formoit point 'Dionys. Halicar. lib. IV.

secrètement quelque conspiration contre lui. Le moindre soupçon étoit puni de la mort, ou du moins de l'exil; plusieurs sénateurs des premiers de Rome périrent par des ordres secrets sans d'autre crime que celui d'avoir osé déplorer de malheur de leur patrie. Il n'épargna pas même Marcus Junius qui avoit épousé une Tarquine, fille de Tarquin l'ancien, mais qui lui étoit suspect à cause de ses richesses. Il le fit périr, et se défit en même temps du fils aîné de cet illustre Romain dont il redoutoit le courage et le ressen-, timent. Lucius Junius, un autre fils de Marcus, eût couru la même fortune, si, pour échapper à la cruauté du tyran, il n'eût feint d'être hébété, et d'avoir perdu l'esprit; ce qui lui fit donner par mépris le nom de Brutus, qu'il rendit depuis si illustre, comme nous le dirons dans la suite. Les autres sénateurs, incertains de leur destinée, se tenoient cachés dans leurs maisons: le tyran n'en consultoit aucun; le sénat n'étoit plus convoqué; il ne se tenoit plus aucune assemblée du peuple: un pouvoir despotique et cruel s'étoit élevé sur les ruines des lois et de la liberté. Les différents ordres de l'état, également opprimés, attendoient tous avec impatience quelque changement sans l'oser espérer, lorsque l'impudicité de Sextus, fils de Tarquin, et la mort violente de

'Tit. Liv. Dec. 1, 1. I, Cap. 56. Ovid. Fast. 1. II, v. 717.

la chaste Lucrèce, firent éclater cette haine générale que tous les Romains avoient contre le roi, et même contre la royauté.

Personne n'ignore un événement si tragique: nous dirons seulement, pour l'éclaircissement de ce qui doit suivre, que cette vertueuse Romaine, ne pouvant se résoudre à survivre à la violence qu'elle venoit de souffrir, fit appeler son père son mari, ses parents, et les principaux amis de sa maison, auxquels elle en demanda la vengeance. Elle s'enfonça en même temps un poignard dans le cœur, et tomba morte aux pieds de son père et de son mari. Tous ceux qui se trouvèrent présents à ce funeste spectacle jetèrent de grands cris: mais, pendant qu'ils s'abandonnoient à leur douleur, Lucius Junius, plus connu par le nom de Brutus qu'on lui avoit donné à cause de cet air stupide qu'il affectoit, laissant, pour ainsi dire, tomber le masque, et se montrant à découvert. « Oui, dit-il en pre<< nant le poignard dont Lucrèce s'étoit frappée, « je jure de venger hautement l'injure qui lui a « été faite ; et je vous prends à témoins, dieux << tout puissants, que j'exposerai ma vie, et que je répandrai jusqu'à la dernière goutte demon << sang pour exterminer les Tarquins, et pour empêcher qu'aucun de cette maison, ni même << que qui que ce soit, règne jamais dans Rome. >>

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