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rêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir des effets insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment.

Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne, avait de l'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage : comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir les côtes d'Espagne.

A cette vue tous les esclaves se livrèrent à la joie; et, quand le vaisseau fut heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona Theodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses parents avec beaucoup de joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu.

Il le fit bien paraître, lorsqu'accompagné des

parents de la veuve de Cifuentes il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le corps du malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent attendris. II demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet état.

Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Toledan; loin de chercher à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler sans cesse, et à nourrir ma douleur. Il lui dit alors comment était arrivé ce triste accident; et ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Theodora, ses parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de la tyrannie de Mézomorto.

Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y fut point enterré, parceque le temps de la vice-royauté de don Francisco étant près d'expirer, ceseigneur se préparait à s'en retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son neveu.

Pendant que l'on faisait les préparatifs du con

voi, la veuve de Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore aujourd'hui fort commodément. Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel était la grace de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce, qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner le corps de son ami; ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.

Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don Fadrique dans une église, où Zarate et dona Theodora, avec la permission des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent point là; ils portèrent le deuil de leur ami durant une année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié.

Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de

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l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver long-temps une mélancolie que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique était toujours présent à sa pensée : il le voyait toutes les nuits en songe, et le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images les charmes de Theodora dont il était toujours épris triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste; enfin don Juan allait vivre heureux et content: mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se blessa à la tête, il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu sauver; il vient de mourir, et Theodora, qui est cette dame que vous voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir, pourra le suivre bientôt.

CHAPITRE XVI.

Des songes.

LORSQU'ASMODEE eut fini le récit de cette histoire, don Cleophas lui dit : Voilà un très beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir

deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui pussent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant aimé.

Sans doute, répondit le Diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu, et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement unies; je veux même qu'elles ne disent pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont amies : vous les voyez toutes deux, vous penchez d'un côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait la préférence. Tel est le caractère des femmes : elles sont trop jalouses les unes des autres pour être capables d'amitié.

L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Leandro Perez, est un peu romanesque, et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée : nous allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour ; j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de personnes endormies; je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les divers songes qu'elles peuvent faire. Très volontiers, repartit le démon: vous

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