Imágenes de páginas
PDF
EPUB

APPENDICE I

Nous tenons à publier ici la préface que Amelot de la Houssaie mit en tête de l'édition de sa traduction. Elle reste généreuse, honnête, mais, naturellement, le temps la montre un peu désuète, et les travaux, notamment de M. Á. Coster, y ont fait voir bien des erreurs. Elle demeure néanmoins un document historique.

PREFACE DE L'ÉDITION DE 1716
par le sieur AMELOT DE LA HOUSSAIE
ci-devant secrétaire de l'Ambassade
de France à Venise

LE Livre que je vous donne, porte un titre, qui vous en doit donner une haute idéé : Et si les Préfaces ne sont nécessaires, que pour expliquer aux Lecteurs le sujet & le dessein des Livres, le mien pourrait bien s'en passer, puisque son titre exprime non seulement tout ce qu'il

traite, mais encore à quel usage, & à quelles gens il est propre.

Il n'est donc pas propre à tout le monde, me direz-vous? Non certes; il ne l'est qu'au grand monde, & aux personnes, qui savent le monde. C'est un Homme de Cour, qui n'est pas d'humeur à se familiariser avec le Vulgaire, il ne se plaît qu'avec ses égaux: Et comme d'ordinaire il ne parle qu'à demi moi, il ne saurait s'assujettir à converser, ni avec les petites gens, ni avec les petits esprits, qui n'entendent ce qu'on leur dit qu'à force de paroles. C'est un Homme de Cabinet, qui ne parle jamais qu'à l'oreille; encore faut-il l'avoir bien fine, pour ne rien laisser échapper. C'est un Homme d'Etat, qui (pour user des termes de Commines) fait son compte, que ni bêtes, ni simples gens ne s'amuseront point à lire ces Maximes; mais que les Princes, & les autres gens de Cour, y trouveront de bons avertissements.

Cela supposé, il ne faut pas s'étonner, si Gracián passe pour un Auteur abstrait, inintelligible, &, par conséquent, intraduisible; c'est ainsi qu'en parlent la plupart de ceux qui l'ont lu. Et je sais même, qu'un Savant, à qui quelqu'un de mes amis disait, qu'on le traduisait, répondit

que

celui là était bien téméraire, qui osait se mêler de traduire des Oeuvres, que les Espagnols mêmes n'entendaient pas. Et j'avoue, que je le serais véritablement, si la censure de l'Auteur des Entretiens d'Ariste & d'Eugène, dont je vois que beaucoup d'honnêtes gens s'autorisent, comme d'un autre autos pa, était aussi raisonnable, qu'elle est magistrale & décisive. Gracián, dit-il, est parmi les Espagnols un de ces génies incompréhensibles. Il a beaucoup d'élévation, de subtilité, de force, & même de bon sens : mais on ne sait le plus souvent ce qu'il veut dire, & il ne le sait pas peut-être lui-même. Quelques-uns de ses Ouvrages ne semblent être faits, que pour n'être point entendus. Mais j'espère que cette prévention contre Gracián n'empêchera pas que l'on ne nous fasse justice à tous deux, quand on lira ma traduction, qui sans doute montrera que Gracián est intelligible, & que, tout difficile qu'il est à traduire en notre Langue, qui n'est pas si riche en mots, ni si amie de la métaphore & de l'hyperbole, que la Langue Espagnole, il n'a pas laissé d'être traduit avec succès. Et tant s'en faut, que son Laconisme perpétuel lui puisse être reproché comme un défaut : au contraire, il en doit être plus estimé, attendu

qu'il s'est fait une loi de ne rien dire de superflu, & de ne parler qu'aux bons esprits, à qui il faut dire plus de choses, que de paroles. Son langage, il est vrai, est une espéce de chiffre, mais le bon entendeur le peut déchiffrer, sans avoir besoin d'aller aux devins. Dire beaucoup en peu de mots, & le dire bon, (dit l'Approbateur Espagnol de ces Maximes) a bien autant de grâce dans la composition, que de force dans le parler ordinaire. Gracián & Don Juan de Lastanosa, son Compilateur, s'étant comme tenus par la main, eu égard à la délicatesse des pensées, & à la maniére d'écrire concise & serrée, ils ont tous deux si bien assaisonné leurs écrits au goût des Lecteurs, que l'entendement y trouve de quoi savourer, en apprenant l'art de s'exprimer si finement, que, bien qu'il semble qu'on ait laissé beaucoup de choses à dire, tout ce qu'il faut dire est dit.

Mais pour répondre plus précisément au Censeur, je n'ai qu'à mettre ici ce que Don Juan Lastanosa même répond dans sa Préface sur le Traité de Gracián, intitulé le Discret. J'ai ouï, dit-il, deux sortes de Lecteurs se plaindre des Ouvrages de cet Auteur. Les uns se plaignent sur la matière, & les autres sur le style; ceux-là,

parce qu'ils estiment infiniment ses livres ; & ceux-ci, parce qu'ils voudraient qu'ils fussent un peu plus à leur usage. Les premiers, & entre eux le Phénix de notre siècle, la savante Comtesse d'Aranda, dont le nom reste écrit de six plumes immortelles, se formalisent de ce que des matières si hautes, & qui ne sont propres que pour des Héros, deviennent communes par l'impression ; en sorte que le moindre bourgeois peut avoir pour un écu des choses, qui, à cause de leur excellence, ne sauraient être bien en de telles mains. Les seconds nous objectent, que ce style si concis & si pressé ne va qu'à la ruine de la Langue Castillane, d'autant qu'il lui ôte sa clarté, &, par conséquent, sa pureté. Je veux répondre tout à la fois aux deux Parties, & payer les uns par les autres : c'est-à-dire, que la première objection servira de solution à la seconde, & la seconde à la première. Je dis donc, que comme Gracián n'a pas écrit pour tout le monde, il a dû user d'un style coupé & énigmatique, pour concilier plus de vénération à la sublimité de la matière, la manière mystérieuse de dire les choses les rendant plus augustes. Réponse, qui donne à entendre, que Gracián a affecté d'être obscur,

« AnteriorContinuar »