Un énorme poiffon s'eft montré à vingt pas du vaiffeau, comme pour détourner nos regards fixés fur la plage, & pour mettre de la variété dans nos plaifirs. Il faifoit jaillir des torrens d'eau à fix pieds de hauteur; il nageoit fur le dos; fes pieds & fa tête paroiffoient fur la furface des ondes. Sa largeur nous parut être de dix pieds, & fa longueur de quarante. Sa tête étoit d'une grofleur prodigieufe. Sa chair, qui n'eft pas bonne à manger, fert à faire de l'huile; la tête en fournit plus abondamment que les autres parties du corps. Sa peau ou les écailles étoient d'un gris de fanglier on ne prend jamais cette efpece de poiffon, que lorf qu'une maladie ruinant fes propres forces , permet aux vagues de le fetter fur la plage. Les Italiens l'appellent Capodolio. Bientôt la blancheur des murs de Ragufe attira nos regards. Une groffe tour placée au milieu, les moles, & la forme de la ville exciterent notre curiofité. Le defir d'y aborder me fit propc ου fer au chef de notre vaiffeau de mouiller à la rade pour pouvoir aller à terre : il le promit ; mais l'intérêt plus fort que les vents lui fit oublier fa parole. Il ne regardoit ces objets que comme des amorces féduifantes, placées à deffein pour rallentir fa courfe comme des fignaux qui lui annonçoient d'affez loin le port d'Ancone, lieu de fa deftination. J'eus beau lui vanter la pofition de Ragufe, fes édifices, fes fortereffes, & fuppofer des beautés qu'on n'y trouveroit peut-être pas, rien ne put le toucher; fouvent dans des momens de fureur il murmuroit contre les flots, les tempêtes & les calmes qui retardoient fa navigation: cependant je m'amufois à obferver fon chien qui, allant de la proue à la poupe, aboyoit & préfentoit une gueule irritée aux flots que la mer envoyoit malgré lui fur le pont. La ville de Ragufe eft fituée fur le bord de la mer Adriatique, partie fur une colline, & partie fur la plaine. Elle eft murée & fortifiée dans fon enceinte. La partie qui borde la plage eft défendue par plufieurs batteries de canon; elle paroît dans la moyenne étendue affez joliment bâtie. Chaque citoyen a autour de fa maifon un terrain où il récolte une provifion d'olives, de vin & de froment. Les plaines qui font aux côtés de la ville ont environ neuf ou dix lieues de longueur. Les côtes qui les bornent font dominées par les hautes montagnes de la Bofnie, appartenantes au GrandSeigneur. Cette République eft fous la protection de celle de Venife & de la Cour Ottomane. Elle fe nomme un chef, qu'on appelle Gonfalonier ou Gafpard en langue Vénitienne. Son palais eft contigu au lieu où fe tiennent les affemblées des Nobles qui compofent le confeil ou le fénat; ils font au nombre de cent quinze. Le chef demeure toujours dans fon palais pendant le mois que dure fon regne. Il porte fur fa tête un bonnet à trois cornes; il eft revêtu d'un grand manteau rouge; les nobles portent le manteau noir & le collet blanc. Le Conful de France a dans la ville une belle maifon près du rempart, du côté de la mer; toutes ces particularités m'ont été dites par un citoyen de l'endroit. Les Ragufiens s'adonnent au commerce; ils font laborieux, bien faits, & excellens marins. Leur industrie en multipliant leurs jouiffances, fupplée aux bornes refferrées de leurs états. A quelque diftance nous apperçumes l'ile de Mezzo, qui eft fous leur domination; c'eft une petite île fituée au pied de deux promontoires. Son port paroît bon, mais il eft ouvert au vent d'oueft; fa figure eft celle d'un demi-cercle. Les maifons de cette île font entourées d'oliviers & d'amandiers. Plufieurs groffes tours, placées de distance en distance, paroiffent défendre les avenues de l'île, & fervir d'abri à fes habitans contre les attaques de leurs ennemis. L'île de Pouzza, qui eft vis-à-vis, appartient auffi à la République. Son étendue eft très-bornée. De grands rochers épars çà & là couvroient une |