supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il a servi pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zèle et la fidélité de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien ; il se contentait de faire parler ses services et son assiduité; mais son maître, bien loin de ressembler à Archélaüs, roi de Macédoine, qui refusait lorsqu'on lui demandait, et donnait quand on ne lui demandait pas, est mort sans le récompenser; il ne lui a laissé que ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misère et parmi les fous. Je ne veux plus vous en faire observer qu'un : c'est celui qui, les coudes appuyés sur sa fenêtre, paraît plongé dans une profonde rêverie. Vous voyez en lui un senhor hidalgo de Tafalla, petite ville de Navarre; il est venu demeurer à Madrid, où il a fait un bel usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaître tous les beaux esprits et de les régaler ; ce n'était chez lui, tous les jours, que festins; et, quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se moquassent de lui en le grugeant, il n'a pas été content qu'il n'ait mangé avec eux son petit fait. Il ne faut pas douter, dit Zambullo, qu'il ne soit devenu fou de regret de s'être si sotte ment ruiné. Tout au contraire, reprit Asmodée, c'est de se voir hors d'état de continuer le même train. Venons présentement aux femmes, ajouta-t-il. LE SAGE I. 6 Comment donc, s'écria l'écolier, je n'en vois que sept ou huit! Il y a moins de folles que je ne croyais. Toutes les folles ne sont pas ici, dit le démon en souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout à l'heure, dans un autre quartier de cette ville, où il y a une grande maison qui en est toute pleine. · Cela n'est pas nécessaire, répliqua don Cléophas, je m'en tiens à celles-ci. - Vous avez raison, reprit le boiteux; ce sont presque toutes des filles de distinction; vous jugez bien, à la propreté de leur linge, qu'elles ne sauraient être des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leur folie. Dans la première loge est la femme d'un corregidor, à qui la rage d'avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé l'esprit. Dans la seconde, demeure l'épouse d'un trésorier général du conseil des Indes; elle est devenue folle de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui de la duchesse de Médina-Cœli. Dans la troisième fait sa résidence une jeune veuve de famille marchande qui a perdu le jugement de regret d'avoir manqué un grand seigneur qu'elle espérait épouser; et la quatrième est occupée par une fille de qualité nommée doña Béatrix, dont il faut que je vous raconte le malheur. Cette dame avait une amie qu'on appelait doña Men cia; elles se voyaient tous les jours. Un che- que celui de leur beauté. C'est ainsi qu'en use Pallas lorsqu'Ajax a violé Cassandre; la déesse ne punit point à l'heure même le Grec sacrilége qui vient de profaner son temple; elle veut auparavant qu'il contribue à la venger du jugement de Pâris. Mais, hélas! doña Béatrix, moins heureuse que Minerve, n'a pas goûté le plaisir de la vengeance. Romarate a péri en se battant contre le chevalier, et le chagrin qu'a eu cette dame de voir son injure impunie a troublé sa raison. Les deux folles suivantes sont l'aïeule d'un avocat et une vieille marquise; la première, par sa mauvaise humeur, désolait son petit-fils, qui l'a mise ici fort honnêtement pour s'en débarrasser: l'autre est une femme qui a toujours été idolâtre de sa beauté; au lieu de vieillir de bonne grâce, elle pleurait sans cesse en voyant ses charmes tomber en ruine; et enfin, un jour, en se considérant dans une glace fidèle, la tête lui tourna. Tant mieux pour cette marquise, dit Leandro; dans le dérangement où est son esprit, elle n'aperçoit peut-être plus le changement que le temps a fait en elle. Non, assurément, répondit le Diable; bien loin de remarquer à présent un air de vieillesse sur son visage, son teint lui paraît un mélange de lis et de roses, elle voit autour d'elle les Grâces et les Amours; en un mot, elle croit être la déesse Vénus. Eh bien! répliqua l'écolier, n'est-elle pas plus heureuse d'être folle que de se voir telle qu'elle est? Sans doute, repartit Asmodée. Ah ça, il ne nous reste plus qu'une dame à observer; c'est celle qui habite la dernière loge, et que le sommeil vient d'accabler, après trois jours et trois nuits d'agitation: c'est doña Emerenciana; examinez-la bien, qu'en ditesvous? Je la trouve fort belle, répondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une si charmante personne soit insensée! Par quel accident est-elle réduite en cet état? Ecoutez-moi avec attention, repartit le boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune. Doña Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait tranquille à Siguença dans la maison de son père, lorsque don Chimen de Lizana vint troubler son repos par des galanteries qu'il mit en usage pour lui plaire. Elle ne se contenta pas d'être sensible aux soins de ce cavalier, elle eut la faiblesse de se prêter aux ruses qu'il employa pour lui parler, et bientôt elle lui donna sa foi en recevant la sienne. Ces deux amants étaient d'une égale naissance; mais a dame pouvait passer pour un des meilleurs partis d'Espagne, au lieu que don Chimen n'était qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle à leur union: don Guillem haïssait la famille |