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son espérance, ou plutôt il ne pouvait douter de son bonheur, puisque la seule personne qui était en droit de s'y opposer ne vivait plus. Dès qu'il aperçut Emerenciana, il courut se jeter à ses pieds: mais qui pourrait exprimer la douleur dont il fut saisi, lorsque au lieu de trouver une amante disposée à répondre à ses transports, il ne vit qu'une dame hors de son bon sens? En effet, elle avait été tant tourmentée par la duègne, qu'elle en était devenue folle. Elle demeura quelque temps rêveuse; puis s'imaginant tout à coup être la belle Angélique assiégée par les Tartares dans la forteresse d'Albraque, elle regarda tous les hommes qui étaient dans sa chambre comme autant de paladins qui venaient à son secours. Elle prit le chef de la sainte confrérie pour Roland, Lizana pour Brandimart, Julio pour Hubert du Lion, et les archers pour Antifort, Clarion, Adrion et les deux fils du marquis Olivier. Elle les reçut avec beaucoup de politesse, et leur dit : « Braves chevaliers, je ne crains plus, à l'heure qu'il est, l'empereur Agrican ni la reine Marphise; votre valeur est capable de me défendre contre tous les guerriers de l'univers. » A ce discours extravagant, l'officier et ses archers ne purent s'empêcher de rire. Il n'en fut pas de même de don Chimen: vivement affligé de voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de lui, il pensa

perdre à son tour le jugement; il ne laissa pas toutefois de se flatter qu'elle reprendrait l'usage de sa raison, et, dans cette espérance : « Ma chère Emerenciana, lui dit-il tendrement, reconnaissez Lizana: rappelez votre esprit égaré; apprenez que nos malheurs sont finis: le ciel ne veut pas que deux cœurs qu'il a joints soient séparés, et le père inhumain qui nous a si maltraités ne peut plus nous être contraire.» La réponse que fit à ces paroles la fille du roi Galafron fut encore un discours adressé aux vaillants défenseurs d'Albraque, qui pour le coup n'en rirent point. Le commandant même, quoique très peu pitoyable de son naturel, sentit quelques mouvements de compassion, et dit à don Chimen, qu'il voyait accablé de douleur: « Seigneur cavalier, ne désespérez point de la guérison de votre dame; vous avez à Siguença des docteurs en médecine qui pourront en venir à bout par leurs remèdes; mais ne nous arrêtons pas ici plus longtemps. Vous, seigneur Hubert du Lion, ajouta-t-il en parlant à Julio, vous qui savez où sont les écuries de ce château, menez-y avec vous Antifort et les deux fils du marquis Olivier: choisissez les meilleurs coursiers, et les mettez au char de la princesse; je vais, pendant ce temps-là, dresser mon procès-verbal. » En disant cela, il tira de ses poches une écritoire et du papier; et, après avoir écrit tout ce qu'il voulut, il pré

senta la main à Angélique pour l'aider à descendre dans la cour, où, par les soins des paladins, il se trouva un carrosse à quatre mules prêt à partir: il monta dedans avec la dame et don Chimen; il y fit entrer aussi la duègne, dont il jugea que le corrégidor serait bien aise d'avoir la déposition. Ce n'est pas tout: par ordre du chef de la brigade, on chargea de chaînes Julio, et on le mit dans un autre carrosse, auprès du corps de don Guillem. Les archers remontèrent ensuite sur leurs chevaux, après quoi ils prirent tous ensemble la route de Siguença. La fille de Stephani dit en chemin mille extravagances, qui furent autant de coups de poignard pour son amant. Il ne pouvait sans colère envisager la duègne. « C'est vous, cruelle vieille, lui disait-il, c'est vous qui, par vos persécutions, avez poussé à bout Emerenciana et troublé son esprit. » La gouvernante se justifiait d'un air hypocrite, et donnait tout le tort au défunt: « C'est au seul don Guillem, répondait-elle, qu'il faut imputer ce malheur; ce père trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa fille par des menaces qui l'ont fait enfin devenir folle. » En arrivant à Siguença, le commandant alla rendre compte de sa commission au corrégidor, qui sur-le-champ interroge Julio et la duègne, et les envoya dans les prisons de cette ville, où ils sont encore. Ce juge reçut aussi la déposition de Lizana, qui prit ensuite congé

de lui pour se retirer chez son père, où il fit succéder la joie à la tristesse et à l'inquiétude. Pour doña Emerenciana, le corrégidor eut soin de la faire conduire à Madrid, où elle avait un oncle du côté maternel. Ce bon parent, qui ne demandait pas mieux que d'avoir l'administration du bien de sa nièce, fut nommé son tuteur. Comme il ne pouvait hon. nêtement se dispenser de paraître avoir envie qu'elle guérît, il eut recours aux plus fameux médecins; mais il n'eut pas sujet de s'en repentir, car, après y avoir perdu leur latin, ils déclarèrent le mal incurable. Sur cette décision, le tuteur n'a pas manqué de faire enfermer ici la pupille, qui, suivant les apparences, y demeurera le reste de ses jours.

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- La triste destinée ! s'écria don Cléophas, j'en suis véritablement touché; doña Emerenciana méritait d'être plus heureuse. Et don Chimen, ajouta-t-il, qu'est-il devenu? Je suis curieux de savoir quel parti il a pris.

Un fort raisonnable, repartit Asmodée : quand il a vu que le mal était sans remède, il est allé dans la Nouvelle-Espagne; il espère qu'en voyageant il perdra peu à peu le souvenir d'une dame que sa raison et son repos veulent qu'il oublie... Mais, poursuivit le Diable, après avoir montré les fous qui sont enfermés, il faut que je vous en fasse voir qui mériteraient de l'être.

X.-Dont la matière est inépuisable

Regardons du côté de la ville, et à mesure que je découvrirai des sujets dignes d'être mis au nombre de ceux qui sont ici, je vous en dirai le caractère. J'en vois déjà un que je ne veux pas laisser échapper; c'est un nouveau marié. Il y a huit jours que, sur le rapport qu'on lui fit des coquetteries d'une aventurière qu'il aimait, il alla chez elle plein de fureur, brisa une partie de ses meubles, jeta les autres par les fenêtres, et le lendemain il l'épousa.

Un homme de la sorte, dit Zambullo, mérite assurément la première place vacante dans cette maison.

—Il a un voisin, reprit le boiteux, que je ne trouve pas plus sage que lui: c'est un garçon de quarante-cinq ans, qu1 a de quoi vivre, et qui veut se mettre au service d'un grand. J'aperçois la veuve d'un jurisconsulte; la bonne dame a douze lustres accomplis; son mari vient de mourir; elle veut se retirer dans un couvent, afin, dit-elie, que sa réputation soit à l'abri de la médisance. Je découvre aussi deux pucelles, ou, pour mieux dire, deux filles de cinquante ans; elles font des vœux au ciel pour qu'il ait la bonté d'appeler leur père, qui les tient enfermées comme des mineures; elles espèrent qu'après sa mort elles

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