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-Ce Grifael, répliqua don Cléophas, n'oc cupe donc cet emploi que par intérim ? Puisque Flagel est l'esprit du barreau, les greffes, ce me semble, doivent être de son département?

– Non, repartit Asmodée, les greffiers ont été jugés dignes d'avoir leur diable particulier, et je vous jure qu'il a de l'occupation de reste. Considérez dans une maison bourgeoise, auprès de celle du greffier, une jeune dame qui occupe le premier appartement. C'est une veuve, et l'homme que vous voyez avec elle est son oncle, qui loge au second étage. Admirez la pudeur de cette veuve: elle ne veut pas prendre sa chemise devant son oncle: elle passe dans son cabinet, pour se la faire mettre par un galant qu'elle y a caché. Il demeure chez le greffier un gros bachelier boiteux, de ses parents, qui n'a pas son pareil au monde pour plaisanter. Volumnius, si vanté par Cicéron pour les traits piquants et pleins de sel, n'était pas un si fin railleur. Ce bachelier, nommé par excellence, dans Madrid, le bachelier Donoso, est recherché de toutes les personnes de la cour et de la ville qui donnent à manger; c'est à qui l'aura. Il a un talent tout particulier pour réjouir les convives; il fait les délices d'une table aussi va-t-il tous les jours dîner dans quelque bonne maison, d'où il ne revient qu'à deux heures après minuit. Il est aujourd'hui

chez le marquis d'Alcacinas, où il n'est allé que par hasard.

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dro.

-Comment, par hasard? interrompit Lean

Je vais m'expliquer plus clairement, repartit le Diable. Il y avait ce matin, sur le midi, à la porte du bachelier cinq ou six carrosses qui venaient le chercher de la part de différents seigneurs. Il a fait monter leurs pages dans son appartement, et leur a dit, en prenant un jeu de cartes: Mes amis, comme je ne puis contenter tous vos maîtres à la fois, et que je n'en veux point préférer un aux autres, ces cartes en vont décider. J'irai dîner chez le roi de trèfle.

Quel dessein, dit don Cléophas, peut avoir, de l'autre côté de la rue, certain cavalier qui se tient assis sur le seuil d'une porte; attend-il qu'une soubrette vienne l'introduire dans la maison?

Non, non, répondit Asmodée; c'est un jeune Castillan qui file l'amour parfait; il veut par pure galanterie, à l'exemple des amants de l'antiquité, passer la nuit à la porte de sa maîtresse. Il racle de temps en temps une guitare en chantant des romances de sa composition; mais son infante, couchée au second étage, pleure, en l'écoutant, l'absence de son rival. Venons à ce bâtiment neuf qui contient deux corps de logis séparés: l'un est occupé par le propriétaire, qui est

ce vieux cavalier qui tantôt se promène dans son appartement, et tantôt se laisse tomber dans un fauteuil.

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Je juge, dit Zambullo, qu'il roule dans sa tête quelque grand projet. Qui est cet homme-là? Si l'on s'en rapporte à la richesse qui brille dans sa maison, ce doit être un grand de la première classe.

Ce n'est pourtant qu'un contador, répondit le démon. Il a vieilli dans des emplois très lucratifs. Il a quatre millions de biens. Comme il n'est pas sans inquiétude sur les moyens dont il s'est servi pour les amasser, et qu'il se voit sur le point d'aller rendre ses comptes dans l'autre monde, il est devenu scrupuleux: il songe à bâtir un monastère; il se flatte qu'après une si bonne œuvre il aura la conscience en repos. Il a déjà obtenu la permission de fonder un couvent; mais il n'y veut mettre que des religieux qui soient tout ensemble chastes, sobres, et d'une extrême humilité. Il est fort embarrassé sur le choix... Le second corps de logis est habité par une belle damẹ qui vient de se baigner dans du lait et de se mettre au lit tout à l'heure. Cette voluptueuse personne est veuve d'un chevalier de Saint-Jacques, qui ne lui a laissé pour tout bien qu'un beau nom; mais heureusement elle a pour amis deux conseillers du conseil de Castille, qui font à frais communs la dépense de sa maison.

LE SAGE, I.

Oh oh! s'écria l'écolier, j'entends retentir l'air de cris et de lamentations; viendrait-il d'arriver quelque malheur?

Voici ce que c'est, dit l'esprit : deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux cartes, dans ce tripot bù vous voyez tant de lampes et de chandelles allumées. Ils se sont échauffés sur un coup, ont mis l'épée à la main, et se sont blessés tous deux mortellement; le plus âgé est marié, et le plus jeune est fils unique; ils vont rendre l'âme. La femme de l'un et le père de l'autre, avertis de ce funeste accident, viennent d'arriver; ils remplissent de cris tout le voisinage. «Malheureux enfant, dit le père en apostrophant son fils, qui ne saurait l'entendre, combien de fois j'ai-je exhorté à renoncer au jeu? Combien de fois t'ai-je prédit qu'il te coûterait la vie? Je déclare que ce n'est point ma faute si tu péris misérablement. » De son côté, la femme se désespère. Quoique son époux ait perdu au jeu tout ce qu'elle lui a apporté en mariage; quoiqu'il ait vendu toutes les pierreries qu'elle avait, et jusqu'à ses habits, elle est inconsolable de sa perte; elle maudit les cartes, qui en sont la cause; elle maudit celui qui les a inventées; elle maudit le tripot et tous ceux qui l'habitent.

Je plains fort les gens que la fureur du jeu possède, dit don Cléophas; ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation. Grâce au

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ciel, je ne suis point entiché de ce vice-là. Vous en avez un autre qui le vaut bien, reprit le démon. Est-il plus raisonnable, à votre avis, d'aimer les courtisanes? et n'avezvous pas couru risque ce soir d'être tué par des spadassins? J'admire messieurs les hommes; leurs propres défauts leur paraissent des minuties, au lieu qu'ils regardent ceux d'autrui avec un microscope. Il faut encore, ajouta-t-il, que je vous présente des images tristes. Voyez, dans une maison, à deux pas du tripot, ce gros homme étendu sur un lit : c'est un malheureux chanoine qui vient de tomber en apoplexie. Son neveu et sa petite-nièce, bien loin de lui donner du secours, le laissent mourir et se saisissent de ses meilleurs effets, qu'ils vont porter chez des recéleurs; après quoi ils auront tout le loisir de pleurer et de se lamenter... Remarquez-vous près de là deux hommes que l'on ensevelit? Ce sont deux frères; ils étaient malades de la même maladie, mais ils se gouvernaient différemment : l'un avait une confiance aveugle en son médecin, l'autre a voulu laisser agir la nature. Ils sont morts tous deux: celui-là pour avoir pris tous les remèdes de son docteur; celui-ci pour n'avoir rien voulu prendre.

Cela est fort embarrassant, dit Leandro. Et que faut-il donc que fasse un pauvre malade?

- C'est ce que je ne puis vous apprendre,

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