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don Juan je laissai de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant une petite porte, d'où il sortit un homme qui vint droit à nous, et qui nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient sur ses pas: « Voilà Alvaro et doña Theodora qui me suivent. » A cette vue je deviens furieux; je mets l'épée à la main ; je cours au malheureux Alvaro, et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâce au ciel, continua-t-il en s'at tendrissant, mon erreur ne lui coûtera point la vie, ni d'éternelles larmes à doña Theodora.

– Ah ! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu: quand même j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre amour, votre amitié, vos infortunes feraient tout notre entretien.

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- C'en est trop, madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite pas que vous me regrettiez si longtemps; souffrez, je vous en conjure, que Zarate vous épouse après qu'il vous aura vengée d'Alvaro Ponce.

Don Alvaro n'est plus, dit la veuve de Cifuentes: le même jour qu'il m'enleva, il fut tué par è corsaire qui me prit.

Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en sera plus tôt heureux; suivez sans crainte votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur; puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union que la jalousie de la fortune n'ose troubler! Adieu, madame; adieu, don Juan; souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé que vous.

Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se sentait très mal, poursuivit ainsi :

- Je me laisse trop attendrir; déjà la mort m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me pardonner d'avoir moimême borné le cours d'une vie dont elle seule devait disposer.

Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt l'hémorrhagie causa une suffocation qui l'emporta. Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie; il arrache l'appareil, il veut la rendre incurable; mais Francisque et

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le renégat se jettent sur lui, et s'opposent à sa rage. Theodora est effrayée de ce transport: elle se joint au renégat et au Navarrais pour détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment. Le renégat qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne, avait de l'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage: comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir les côtes d'Espagne. A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie; et, quand le vaisseau fut heureusement arrivé au port de Denia, chacun prit son parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de doña Theodora. La nouvelle du retour ce cette dame fut reçue de tous ses parents avec beaucoup de

Joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu. Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de Cifuentes, il se rendit à Denia, et qu'il voulut voir le corps du malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en faisant des plaintes si pitoyables que tous les spectateurs en furent attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet état.

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Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler sans cesse et à nourrir ma douleur.

Il lui dit alors comment était arrivé ce triste accident, et ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Theodora, ses parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de la tyrannie de Mezzomorto. Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y fut point enterré, parce que le temps de la vice-royautě de don Francisco étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son

neveu. Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à Barcelone, où il rentra dans le christianisme et où il vit encore aujourd'hui fort commodément. Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce, qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner le corps de son ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela. Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don Fadrique dans une église, où Zarate et doña Theodora, avec la permission des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent point là: ils portèrent le deuil de leur ami durant une année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié. Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver longtemps une mélancolie que rien ne pouvait bannir. Don

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