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Fadrique, son cher don Fadrique était tou◄ jours présent à sa pensée : il le voyait toutes les nuits en songe, et le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images : les charmes de Theodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste. Enfin, don Juan allait vivre heureux et content; mais, ces jours passés, il tomba de cheval en chassant; il se blessa à la tête il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu sauver. Il vient de mourir, et Theodora, qui est cette dame que vous voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir, pourra le suivre bientôt.

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Lorsqu'Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cléophas lui dit :

Voilà un très beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui pussent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant aimé.

Sans doute, répondit le Diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu, et ce que l'on ne verra peut-être iamais. Les femmes ne

s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement unies; je veux même qu'elles ne disent pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont amies: vous les voyez toutes deux; vous penchez d'un côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait la préférence. Tel est le caractère des femmes : elles sont trop jalouses les unes des autres pour être capables d'amitié.

- L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Leandro Perez, est un peu romanesque, et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée nous allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour ; j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de personnes endormies; je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les divers songes qu'elles peuvent faire.

Très volontiers, repartit le démon : vous aimez les tableaux changeants; je veux vous contenter.

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Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien ridicules.

Pourquoi? répondit le boiteux : vous, qui possédez votre Ovide, ne savez-vous pas que ce poëte dit que c'est vers la pointe du jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme est dégagée des vapeurs des aliments?

- Pour moi, répliqua don Cléophas, quoi

qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.

Vous avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimère, ni les croire tous ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité. L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui en prit, à la bataille de Philippes, de quitter sa tente, sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les passe sous silence, pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse... Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice, et qu'il se rend à la voix de cette sirène... Dans l'appartement parallèle repose la comtesse, sa femme, qui aime le jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents pistoles moyennant un très honnête profit... Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis du même caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent;

et son intendant, couché tout en haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à mesure que son maître se ruine. En bien! que pensez-vous de ces songes-là? vous paraissent-ils extravagants?

-Non, ma foi, répondit don Cléophas, je vois bien qu'Ovide a raison. Mais je suis curieux de savoir qui est cet homme que je remarque: il a la moustache en papillottes, et conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit pas être un cavalier du

commun.

C'est un gentilhomme de province, répondit le démon, un vicomte aragonnais, un esprit vain et fier; son âme, en ce moment, nage dans la joie : il rêve qu'il est avec un grand qui lui cède le pas dans une cérémonie publique... Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des songes bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades, et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.

- Je souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se trouvat aux funérailles de son malade, comme un lieutenant criminel assiste, en France, au supplice d'un coupable qu'il a condamné,

J'aime la comparaison, dit le Diable; on pourrait dire, en ce cas-là, que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà fait exécuter la sienne.

Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les yeux en se levant avec précipitation ?

C'est un homme de qualité qui sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait de travers.

Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir.

C'est une fille de condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont elle est obsédée; elle en chérit un tendrement, et a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe, à ses genoux, le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus favorablement qu'elle n'a jamais fait pour celui qu'elle aime : la nature, pendant le sommeil, secoue le joug de la raison et de la vertu.... Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue: c'est le domicile d'un procureur. Le voilà couché, avec sa femme, dans la chambre où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux

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