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Ponce était dans l'île de Majorque; qu'il avait équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient rien à perdre, i se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence sur-le-champ pour venir apprendre cet attentat à doña Theodora. Ils avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et, soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient leurs chevaux à toute bride pour s'opposer au projet de don Alvaro. Mais quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir. Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe 'allait joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent mille imprécations contre dón Alvaro, et remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables que vaines, Tous les domestiques de Theodora, animés par un si bel exem ple, n'épargnèrent point les lamentations : tout le rivage retentissait de cris; la fureur, le désespoir, la désolation, régnaient sur ces

tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point dans la cour de Sparte une si grande consternation,

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Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique.

L'écolier ne put s'empêcher d'interrompr le Diable en cet endroit:

Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque dans une chambre deux hommes en chemise, qui se tiennent à la gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent de les séparer: apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.

· Le démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette satisfaction de la manière suivante :

Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui dit-il, sont deux auteurs français, et les gens qui les séparent sont deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a LE SAGE, U.

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essuyé en France, est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris, a fait le même voyage dans l'espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune. Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait, en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours: ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa chandelle, et tout en chemise est venu frapper rudement à la porte de l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait d'un profond sommeil. Celui-ci s'est éveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, a dit en entrant : « Tombez, mon ami, tombez à mes genoux; adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter des vers..... mais, que dis-je, je viens! c'est Apollon lui-même qui me les a dictés : si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison en maison; j'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid. Avant que je les montre à personne, je veux vous les

réciter. Je vous remercie de la préférence,, répondu l'auteur comique en bâillant de toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous prenez mal votre temps; je me suis cou ché fort tard le sommeil m'accable, et je n réponds pas que j'entende,, sans me rendormir, tous les vers que vous avez à me dire. -Oh! j'en réponds bien,, moi, a repris le poëte tragique : quand vous seriez mort, la scène que je viens de composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut le cœur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces poétraux dont les pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres, et vont à Utique divertir les Africains; mes pièces, dignes d'être consacrées avec ma statue dans la bibliothèque Palatine, ont encore la foule après trente représentations: mais venons, ajouta ce poëte modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l'êtrenne. Voici ma tragédie: La mort de Patrocle. Scène première. Briséis et les autres captives d'Achille paraissent elles s'arrachent les cheveux et se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la mort de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soute nir; abattues par leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz

que cela est un peu hasardé; mais c'est ce que je cherche. Que les petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation sans oser les franchir, à la bonne heure! il y a de la prudence dans leur timidité : pour moi, J'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils ne s'attendent point. Les captives sont donc couchées par terre. Phénix, gouverneur d'Achille, est avec elles i les aide à se relever l'une après l'autre; ensuite, il commence la protase par

ces vers:

Priam va perdre Hector et sa superbe ville;
Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille,
e fier Agamemnon, le divin Camélus,
Nestor, pareil aux dieux, le vaillant Eumélus,
Léonte, de la pique adroit à l'exercice,
Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse.
Achille s'y prépare, et déjà ce héros

Pousse vers Ilium ses immortels chevaux;
Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,
Quoique l'œil qui les voit ne les suive qu'à peine,
H leur dit : « Cher Xanthus, Balius, avancez;
Et, lorsque vous serez de carnage lassés,

Quand les Troyens fuyant rentreront dans eur ville,
Begagnez notre camp, mais non pas sans Achille. »
Xanthus baisse la tête, et répond par ces mots :
• Achille, vous serez content de vos chevaux,
Is vont aller au gré de votre impatience;
Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance- →
Junon aux yeux de bœuf ainsi le fait parle
Et d'Achille aussitôt le char sembie voier.
Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie
Soudain font retentir le rivage de Troie.

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