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trois personnes revenues à elles-mêmes; l'état d'où l'on venait de les tirer, quoique semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Doña Theodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir; et les deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de profonds soupirs. Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste, don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes:

- Madame, lui dit-il, avant que de mourir j'ai la satisfaction de vous voir hors d'esclavage; plût au ciel que vous me dussiez la liberté ! mais il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous chérissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je souhaite que le coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de votre reconnaissance.

La dame ne répondit rien à ce discours. Loin d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où était le Tolédan. Cependant, le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies. Il commença par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, parce que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche et n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua

l'affliction de Theodora et causa beaucoup de joie à don Fadrique, qui, tournant la tête vers cette dame :

Je suis content, lui dit-il; j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril; je ne mourrai point chargé de votre haine.

Il prononça ces paroles d'un air si touchant, que la veuve Cifuentes en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa de hair don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait sa pitié :

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Ah! Mendoce, lui répondit-elle, emportée par un transport généreux, souffrez que l'on panse votre blessure, elle n'est peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puis vous rendre heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion et par amitié pour vous, je retiendrai la main que je voulais donner à don Juan; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.

Don Fadrique allait répliquer, mais le chirurgien, qui craignait qu'en parlant il n'irritât le mal, l'obligea de se taire et visita sa plaie; elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie supérieure du poumon, ce qu'il jugeait par une hémorrhagie ou perte de sang dont la suite était à

craindre. D'abord qu'il eut mis le premier appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur deux petits lits l'un auprès de l'autre, et emmena ailleurs doña Theodora, dont il jugea que la présence leur pouvait être nuisible. Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et, sur la fin de la journée, l'hémorrhagie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors que le mal était sans remède, et l'avertit que, s'il avait quelque chose à dire à son ami ou à doña Theodora, il n'avait point de temps à perdre. Cette nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan: pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuentes, qui se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à représenter. Elle avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de violence que Mendoce en fut fort agité :

-Madame, lui dit-il, je ne vaux pas ces précieuses larmes que vous répandez; arrêtezles, de grâce, pour m'écouter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il en remarquant la vive douleur que son ami faisait éclater; je sais bien que cette séparation vous doit être rude, votre amitié m'est trop connue pour en douter; mais attendez l'un et l'autre que ma mort soit arrivée pour l'honorer de tant de marques de tendresse et de pitié. Suspendez jusque-là vo

tre affliction; je la sens plus que la perte de ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su cette nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre don Juan pour don Alvaro : je vais vous en instruire, si le peu de temps qui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste éclaircissement. Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eut quitté celui où j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous attaqua; il se rendit maître du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait des frères de la Rédemption qui se préparaient à faire voile vers Alger, je m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur, don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il peut avoir à la cour d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que j'avais dessein de ramener avec moi et de faire renrer dans ses biens, qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera. Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les Vieux que fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y trouvais

point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan, à qui ce navire appartient: je le reconnus pour un homme qui avait autrefois servi mon oncle. Je lui dis le motif de mon voyage, et le priai de vouloir faire une exacte recherche de mon ami. Je suis fâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous être utile: je dois partir d'Alger cette nuit, avec une dame de Valence qui est esclave du dey. « Et comment appelez-vous cette dame? » lui dis-je. Il repartit qu'elle se nommait Theodora. La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage et comme en son récit il fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro Ponce lui-même. « Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au renégat; donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi. Vous serez bientôt satisfait, me répondit-il; mais comptez-moi auparavant le sujet que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro. » Je lui appris toute notre histoire; et lorsqu'il l'eut entendue: « C'est assez, reprit-il, vous n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner, on vous montrera votre rival; et, après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec nous à Valence conduire doña Theodora. » Néanmoins, mon impatience ne me fit point oublier

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