LETTRE DE PIERRE CORNEILLE à M. de faint Evremond, pour le remercier des louanges qu'il lui avoit données dans la Differtation fur l'A-lexandre de Racine: MONSIEUR, L'obligation que je vous ai, eft d'une natúre à ne pouvoir jamais vous en remercier dignement; & dans la confufion où je fuis, je m'obstinerois encore dans le filence, fi je n'avois peur qu'il ne paffat auprès de vous pour ingratitude. Bien que les fuffrages de l'importance du vôtre nous doivent toujours être très-précieux, il y a des conjonctures qui en augmentent infiniment le prix. Vous m'ho norez de votre eftime, en un temps où il femble qu'il y ait un parti fait pour ne m'en laiffer aucune. Vous me foutenez, quand on fe perfuade qu'on m'a battu ; & vous me confolez glorieufement de la délicateffe de notre fiècle, quand vous daignez m'attribuer le bon goût de l'Antiquité. C'eft un merveilleux avantage pour un homme, oui ne peut dou *Cette Lettre & la Réponte font au Tome III. des Oeuvres de M. de Saint Evremond, pag. 45. & fuiv. de l'édition · d'Amfterdam, 1736. " ter que la postérité ne veuille bien s'en rapporter à vous: auffi je vous avoue après cela, que je penfe avoir quelque droit de traiter de ridicule ces vains Trophées qu'on établit fur le débris imaginaire des miens, & de regarder avec pitie ces opiniâtres entêtemens qu'on avoit pour les anciens Héros refondus à notre mode. Me voulez-vous bien permettre d'ajouter ici, que vous m'avez pris par mon foible, & que ma Sophonisbe, pour qui vous montrez tant de tendreffe, à la meilleure de part " " Voici l'endroit de la Differtation de M. de Saint Evremond.,, Un des grands défauts de notre Nation, c'eft de ramener tout à elle, jufqu'à nommer Etrangers dans leur propre Pays, ceux qui n'ont pas bien ou fon air, ,, ou fes maniéres. Delà vient qu'on nous reproche juftement de ne fçavoir eftimer les chofes que par le rapport ,, qu'elles ont avec nous; dont Corneille a fait une injufte & fâcheufe expérience dans fa SOPHONIS.BE. Mairet, qui avoit dépeint la fienne infidéle au vienx.Syphax, & amoureufe du jeune & victorieux Maffinifle, plût quafi généralement à tout le monde, pour avoir ,, rencontré le goût des Dames, & le vrai efprit des Gens de la Cour. Mais Corneille qui fait mieux parler les Grecs que les Grecs, les Romains que les Romains, les ,, Carthaginois que les Citoyens de Carthagene parloient eux-mêmes; Corneille qui prefque feul a le bon Goût de l'Antiquité, a eu le malheur de ne plaire pas à notre fiécle, pour être entré dans le génie de ces Nations, & avoir confervé à la fille d'Afdrubal, fon véritable cara&ere. Ainsi, à la honte de nos jugemens, celui qui a furpaffé tous nos Auteurs, & qui s'eft peut être ici fur,, paffé lui-même, à rendre à ces grands noms tout ce qui leur étoit dû, n'a pû. nous obliger à lui rendre tout ce ,, que nous lui devions, affervis par la coûtume aux cho,, fes que nous voyons en ufage, & peu difpofés par la raifon à eftimer des qualités & des fentimens qui ne ,, s'accommodent pas aux nôtres.,, Oeuv, de S. Eur, T. H, P: 449. " " la mienne ? Que vous flattez agréablement mes fentimens, quand vous confirmez ce que j'ai avancé touchant la part que l'Amour doit avoir dans les belles Tragédies, & la fidélité avec laquelle nous devons conferver.à ces vieux Illuftres, ces caracteres de leur temps, de leur Nation, & de leur humeur! j'ai crû jufques ici que l'Amour étoit une paffion trop chargée de foibleffes , pour être la dominante dans une Piéce héroïque : j'aime qu'elle y ferve d'ornement, & non pas de corps; & que les grandes ames ne la laiffent agir, qu'autant qu'elle eft compatible avec de plus nobles impreffions. Nos doucereux & nos enjoués font de contraire avis, mais vous vous déclarez du mien. N'eft-ce pas assez pour vous en être redevable au dernier point, me dire toute ma vie MONSIEUR, Votre très-humble & très-obéiffant Serviteur, CORNEILLE. REPONSE DE M. DE S. EVREMOND à M. Pierre Corneille. MONSIEUR, Je ne doute pas que vous ne fuffiez le plus reconnoiffant homme du monde, d'une grace qu'on vous feroit, puifque vous vous fentez obligé d'une juftice qu'on vous rend. Si vous aviez à remercier tous ceux qui ont les mêmes fentimens que moi de vos Ouvrages, vous devriez des remercimens à tous ceux qui s'y connoiffent. Je vous puis répondre que jamais réputation n'a été fi bien établie que la vôtre en Angleterre & en Hollande. Les Anglois, affez difpofés naturellement à eftimer ce qui leur appartient, renoncent à cette opinion fouvent bien fondée, & croyent faire honneur à leur Ben. Johnson (*) de le nommer le Corneille d'Angleterre. Monfieur Benjamin Johnson célébre Poëte Anglois, fleuriffoit fous les Regnes de la Reine Elifabeth, de Jacques I. & de Charles I. Comme il étoit verfé dans la lecture des Anciens il en profita habilement, & donna au Théatre Anglois une forme & une régularité qu'il n'avoit point euë jusqu'alors. Il a fait des Tragédies, comme le Sejan & le Catilina, qui ont cû l'approbation des Connoiffeurs. On Waller, ( Waller, un des plus beaux efprits du fiécle, attend toujours vos Piéces nouvelles, & ne manque pas d'en traduire un Acte ou deux en Vers Anglois, pour fa fatisfaction particuliere (*). Vous êtes le feul de notre Nation, dont les fentimens ayent l'avantage de toucher les fiens. Il demeure d'accord qu'on parle & qu'on écrit bien en France : il n'y a que vous, dit-il, de tous les François, qui fçache penfer. Monfieur Voffius, le plus grand admirateur de la Greče, qui ne fçauroit fouffrir la moindre comparaifon des Latins aux Grecs, vous préfére a Sophocle & à Euripide. Après des fuffrages fi avantageux, vous me furprenez de dire que votre réputation eft attaquée en France. Seroit-il arrivé du bon goût comme des modes, qui commencent à s'établir chez les Etrangers, quand elles fe paffent à Paris? Je ne m'étonnerois point qu'on prit quelque dégoût pour les vieux Héros, quand eftime infiniment fes Comédies, particulierement celles qui ont pour titre, Vilpone, ou le Renard; l'Alchymifte; la Foire de la faint Barthelemy; & la Femme qui ne parle point. Monfieur de St. Evremond étoit charmé de la derniere Piéce. Ben-Johnfon mourut en 1637. âgé de 63. ans. Il eft enterré dans l'Abbaye de Weftminster, où pour toute Epi. taphe on s'eft contenté de mettre ces paroles fur la tom be: 0 rare Ben-Johnson ! *Monfieur Waller a travaillé à la traduction Angloife du Pompée de Corneille, conjointement avec Charles Sackville, Comte de Dorfet, un des plus beaux efprits d'Angleterre, mort en 1706. C'est tout ce qui nous refte de fes traductions de Corneille. ་ |