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NOTICE

Par M. CHAMPOLLION FIGEAC, Correspondant de l'Institut.

Montesquieu a dit : « Tacite fait un ouvrage exprès sur les mœurs des Germains; il est court, cet ouvrage, mais c'est l'ouvrage de Tacite, qui abrégait tout parce qu'il voyait tout. >>

Tant d'origines européennes remontent à la grande nation des Germains, que cet ouvrage de Tacite doit être, pour les peuples de l'Europe, comme leur primitive histoire et leurs plus anciennes archives. Ils ne cesseront donc pas de l'étudier, de le consulter; on ne saurait donc trop en multiplier le texte authentique, et en faciliter l'intelligence entière, soit par de nouveaux commentaires, soit par de nouvelles traductions en idiomes modernes.

Il en est d'ailleurs des commentaires et des traductions des ouvrages des anciens, comme de toutes les autres connaissances qui tirent leur progrès du temps et de l'expérience; ils ne parviennent à une suffisante perfection que par les efforts réunis de plusieurs critiques; un nouveau traducteur a le droit de profiter de ce qu'ont fait de bien ceux qui l'ont précédé; il corrige ce qu'il a reconnu de défectueux, soit d'après ses propres études, soit d'après les notions nouvelles et les éclaircissemens positifs que lui procurent des monumens, ou d'autres sources également pures, connues jusqu'à lui; et l'on pourrait dire ainsi que la dernière traduction d'un auteur ancien, si elle n'est pas irréfléchie, est toujours la meilleure.

Celle que nous annonçons se recommande à ces divers titres au texte et à la version française de l'historien latin, M. Panckoucke ajoute un commentaire politique sur les points les plus obscurs du droit public des Germains, d'après Montesquieu et d'autres publicistes célèbres. Les mœurs germaines ont quelque analogie avec celles des Romains et d'autres peuples, surtout avec celles des premiers temps de la monarchie française: il le fait remarquer par des rapprochemens historiques puisés à des sources soigneusement indiquées ; quelquefois les révolutions ont imposé d'autres noms aux pays et aux lieux dont Tacite a parlé : M. Panckoucke suit la filiation de ces noms divers, et compare l'ancienne Germanie à sa géographie actuelle; l'époque des grands événemens est aussi l'époque des changemens qui s'opèrent dans l'esprit et le régime d'une nation : une table chronologique, dressée par le traducteur, indique les progrès des différentes peuplades germaines, et leurs établissemens successifs dans les diverses contrées où elles se transportèrent; des critiques renommés ont expliqué certains points historiques de la narration de Tacite, et ces explications écrites en latin restaient à l'usage exclusif des savans : M. Panckoucke les met à la portée de tous les lecteurs, en les traduisant en français; enfin, des monumens antiques et des médailles, des productions des arts modernes, des usages et des pratiques civiles ou religieuses d'autres peuples, se rapportent aux mœurs et à l'histoire des Germains de Tacite, et le nouveau traducteur en re

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produit la représentation, par des belles gravures, dans son atlas, que termine une carte des pays dans lesquels le lecteur va suivre l'historien.

Tant de soin et de zèle caractérisent déjà l'ouvrage de M. Panckoucke, et l'indiquent comme une de ces productions où le temps et les recherches n'ont été comptés pour rien, et où les vrais moyens d'atteindre plus sûrement à un but utile, n'ont jamais cessé d'être présens à l'esprit du nouveau traducteur. En cela, plus peutêtre qu'on ne le penserait, cet ouvrage se distinguera de la foule des productions. anciennes ou nouvelles dont notre époque abonde, et il prendra parmi elles la place que l'importance du sujet, la manière dont il est présenté, et le nom immortel de Tacite lui assignent si légitimement.

Une introduction très-étendue expose d'abord toute l'économie de l'ouvrage de Tacite en peignant les mœurs mâles et austères des Germains, l'historien faisait la satire indirecte de celles des Romains, dès-lors bien loin de la pratique de ces vertus antiques, source de la gloire et de la puissance de l'ancienne république, et se traînant déjà vers ces temps de dissolution et de servitude que Tacite semblait prévoir. Les peuples germains ne leur ressemblaient pas, et leur caractère vigoureux, âpre comme le sol qu'ils habitaient, a résisté aux temps et aux efforts des hommes. Durant des siècles, le Germain conserva sa physionomie physique et morale, et il ne se soumit nulle part à des influences nouvelles; il implanta partout celles de ses lois et de ses coutumes; et M. Panckoucke s'est attaché à les reconnaître chez les peuples qui vécurent comme les Germains ou avec eux. Il y retrouve l'origine d'une foule d'institutions ou d'usages dont les révolutions récentes n'ont pas effacé toutes les traces, et l'exactitude de Tacite recueille de tous ces rapprochemens autant de nouveaux témoignages en sa faveur. « Malgré les changemens, les mélanges et les migrations qui ont eu lieu parmi les Germains, depuis leurs relations avec les Romains, la majeure partie des habitans de l'Allemagne, dit M. Panckoucke, descend directement des anciens Germains et en a conservé le caractère. La Westphalie nous donne encore une idée de ce qu'était l'Allemagne, lorsque Tacite la décrivait. On retrouve dans ce pays les vestiges et les usages de la constitution germanique, que ni les siècles, ni les circonstances, ni la religion catholique elle-même n'ont pu effacer. » Le savant traducteur fait remarquer ensuite ceux de ces usages qui sont le plus en rapport avec nos coutumes et nos institutions. Après avoir présenté le tableau de l'état politique des Germains, et avoir montré les constitutions de cantons comme les modèles des constitutions d'empire pour des peuples entiers, il s'arrête aux irruptions fréquentes de ces nations, aux désordres publics qu'elles enfantaient, d'où naquit la tyrannie des chefs ou ducs, dont la chevalerie entreprit de réprimer les rapines et la férocité. « On institua la chevalerie; toutes ses règles furent puisées dans les usages des Germains; et c'est encore dans l'ouvrage de Tacite qu'il faut chercher l'origine de ces institutions nouvelles et singulières, inconnues aux Romains. Tous ces redresseurs de torts dûrent avoir les vertus qui manquaient à ceux qu'ils allaient punir et exterminer. La bonne foi, le respect pour les dames, la loyauté, l'humanité, furent les principales qualités du chevalier.... Les dames les suivaient dans leurs incursions, comme les femmes germaines, pansaient leurs blessures, et plusieurs montrèrent de l'habileté dans cette science. Les combats singuliers étaient usités chez les Germains; tous les chevaliers appellent au combat leurs adversaires en présence des armées, et cette fureur du duel s'est transmise de la Germanie dans la Gaule et s'y maintient encore.... Tacite nous a fait connaître la première origine de nos fées, protectrices des chevaliers. Leurs vœux bizarres, leur

amour des guerres, leur horreur de l'oisiveté, la foi à leurs engagemens, sont indiqués d'une manière précise par Tacite.

<< Mais une des influences les plus remarquables, heureusement transmise aux nations modernes par ces conquérans féroces que suivait partout la désolation, a été leur respect, leur culte pour les femmes; ainsi a été changée la destinée de la plus belle portion de l'espèce humaine. A Rome, elles étaient esclaves ;.... dans le fond de la Germanie, elles étaient adorées comme des divinités; elles gouvernaient des nations; on avait foi à leurs oracles. Ainsi s'établit partout le culte pour le sexe féminin; culte qui s'accrut par les mœurs chevaleresques, par des cours d'amour et par la galanterie de nos rois. Sans doute elles avaient mérité ces hommages, et je ne m'exposerais pas à le nier aujourd'hui.... Enfin, c'est au usages transmis par ces barbares que Catherine dut le trône des Czars, et Élisabeth celui de la GrandeBretagne.

<< Tacite ne parle qu'une seule fois des pontifes germains, et déjà on voit toute leur influence s'établir avec les vainqueurs. Les prêtres les suivaient; seuls ils avaient le droit de frapper; seuls ils avaient le droit de garotter, d'emprisonner; les rois, les chefs militaires, n'avaient de pouvoir que celui que leur donnait leur courage ou leur éloquence. Aussi voit-on, dès l'origine de la monarchie française, des évêques parler en maîtres dans les conseils de nos rois.... Ainsi s'établirent deux pouvoirs sur les générations nouvelles, le pouvoir des femmes et le pouvoir des prêtres; pouvoirs qui se sont aidés mutuellement, et qui ont donné aux esprits modernes une faiblesse et une mollesse n'avaient que les anciens. >> pas

M. Panckoucke passe ensuite à l'origine des rois, des ducs, des comtes, telle que Tacite l'indique assez clairement, et à ce qu'il nous apprend sur les compensations, les fiefs, les serfs, les gouvernemens représentatifs, les assemblées nationales; et c'est encore là l'histoire des temps presque contemporains.

On peut juger, par cette indication sommaire et par les citations qui précèdent, de tout l'intérêt historique de cette introduction, qui est comme un abrégé de Tacite, comparé à des époques qui ne sont pas encore bien loin de nous.

Le texte a été revu sur les éditions données par les meilleurs critiques des deux derniers siècles; et quant à la traduction française, M. Panckoucke s'est appliqué à suivre les bons préceptes sur l'art de traduire, consignés dans un discours que son père M. C.-J. Panckoucke, éditeur de l'Encyclopédie méthodique, plaça de sa traduction du Tasse et de l'Arioste. Nous n'entreprendrons pas ici une comparaison minutieuse entre la version nouvelle et les plus estimées parmi celles qui l'ont précédée. M. Panckoucke a mis le lecteur à même de faire ces rapprochemens, en réunissant dans quelques pages, les phrases de Tacite qui ont dû offrir le plus de difficultés, et en les accompagnant de leurs traductions par divers savans, et de la sienne : ce rapprochement justifie ce qui a été dit plus haut sur l'avantage que doit avoir un traducteur instruit à venir après plusieurs autres. Voici le chapitre VII tout entier, qui, mieux que toutes les assertions, fera connaître la manière du nouveau traducteur; ce chapitre est un de ceux qui présentent le plus de faits sur les institutions des Germains :

<«< Ils choisissent leurs rois d'après la naissance, leurs chefs d'après leur courage. Leurs rois mêmes n'ont pas une puissance illimitée, ni arbitraire, et leurs chefs commandent par l'exemple plutôt que par l'autorité : s'ils sont ardens au combat, toujours en vue, toujours au premier rang, l'admiration consacre leur pouvoir. Réprimander, charger de liens, frapper, n'est permis à qui que ce soit, si ce n'est

aux pontifes, et ces punitions ne leur semblent point infligées par l'ordre du chef, mais par l'ordre du Dieu, qu'ils croient présider aux batailles. Dans le combat, ils portent certaines images et des étendarts, que l'on conserve dans des bois sacrés. Ce qui enflamme surtout leur valeur, c'est que le hasard n'a point présidé à la formation de leurs bandes et de leurs bataillons; ce ne sont pas des attroupemens fortuits, ce sont des parens, des familles rassemblées; et tout auprès d'eux sont les objets de leurs affections. En combattant, ils peuvent entendre les cris lamentables de leurs femmes, les vagissemens de leurs enfans; ce sont là, pour chacun, les témoins les plus sacrés, les plus imposans panégyristes. C'est à des mères, c'est à des épouses qu'ils viennent montrer leurs blessures; elles ne craignent pas de compter, de sucer leurs plaies; et durant le combat, elles leur portent à la fois des vivres et des exhortations. >>

Chaque fait important de la narration est ensuite l'objet de remarques critiques et historiques, où le traducteur a semé abondamment ces rapprochemens dont nous avons parlé, et qui secondent si bien le lecteur jaloux de comprendre complétement Tacite, l'historien le plus célèbre de l'antiquité romaine, et qui dit tant de choses en si peu de mots. Sous ce point de vue, peu de travaux sur Tacite approchent de l'utilité qu'on remarquera dans celui de M. Panckoucke. Le tableau chronologique des époques de l'histoire des Germains, depuis Rome jusqu'en 1331, sera un bon guide pour le lecteur qui voudra connaître les temps des principaux événemens, et leur place relative sur une échelle qui remonte au-delà de la première invasion des Gaulois Boïens en Germanie, vers l'an 591 avant l'ère chrétienne. Aux premiers siècles de cette ère, appartiennent les premières invasions des Germains dans les Gaules, que suivirent les Alamans, les Bourguignons, les Goths, les Suèves, les Visigoths et les Francs, dont les Normands vinrent, plus tard, troubler les conquêtes. Un index latin comprend les noms d'hommes, les choses et les locutions les plus remarquables du texte; et une table générale, ce que contiennent à la fois la version française, les commentaires, les notes et les variantes. La carte qui fait partie de l'atlas, présente la Germanie telle que le texte de Tacite la suppose; et M. Ambroise Tardieu, qui a dressé cette carte, s'est entouré de tous les secours que d'autres travaux analogues pouvaient lui fournir. Elle est précédée de plusieurs bas-reliefs relatifs aux Germains, représentant leurs armes et leur habillement d'après une source authentique, la colonne Antonine élevée à Rome dans le forum pour consacrer les victoires d'Antonin sur les Germains et les Sarmates. Des médailles sont aussi ajoutées à ces bas-reliefs dans le même but historique. Le rapprochement des cérémonies du Bousso-Djeng de l'Indoustan, avec des cérémonies analogues chez les Germains, n'étonnera pas ceux qui donnent aux Germains une origine presque indienne pure; enfin, l'image de la prophétesse Véléda, qu'on honorait par l'offrande des plus nobles prisonniers, et dont le spirituel pinceau d'Horace Vernet a tracé les traits, ne pouvait être oubliée dans ce vaste tableau de la Germanie, empreint de tout le talent et de toutes les vertus de Tacite, et reproduit dans notre langue avec ce respect et cette fidélité que commandent un si grand nom, un si noble caractère et un si bel ouvrage. M. Panckoucke a senti toute l'étendue de ses obligations. La manière dont il les a remplies lui donnent des titres nombreux à l'estime et à la reconnaissance du monde savant; il promet un Tacite complet, si les suffrages du public l'encouragent dans cette belle et honorable entreprise : ce premier volume les lui assure à tous égards, et l'accomplissement de ses promesses ne dépendra sans doute que de sa volonté, et de l'ardeur de ce zèle qu'il a si utilement consacré à la propa

gation des chefs-d'œuvre de nos arts, à l'avancement des sciences et des lettres, et à l'illustration littéraire de la France. (Revue encyclopédique, août 1824.)

NOTICE

Par M. PEUCHET, archiviste de la Préfecture.

Tacite fleurissait dans le premier siècle de l'ère chrétienne; on ne sait rien de ses ancêtres, et peut-être en arriva-t-il à sa famille, comme à beaucoup d'autres, que son illustration commença avec lui. Son premier emploi fut, dit-on, celui de procureur de Vespasien dans la Gaule-Belgique. Retourné à Rome, il reçut de l'empereur Titus une dignité plus élevée : il fut préteur sous l'empire de Domitien et consul sous Nerva; mais toutes ces dignités sont loin de la gloire que lui acquirent ses ouvrages. Son Histoire et ses Annales sont des chefs-d'œuvre; elles sont citées par les plus grands écrivains comme ce qui nous reste de plus parfait dans le genre historique, soit que l'on y considère l'énergie des expressions, soit que l'on s'attache à la beauté des pensées ou à cet art admirable avec lequel il a su exprimer les déguisemens et les fourberies des politiques, et le faible des passions. Il se félicitait d'écrire dans un temps où l'on pouvait penser ce qu'on voulait et dire ce qu'on pensait, Rara temporum felicitas ubi sentire quæ velis, et quæ sentias dicere licet. Il fit son Histoire avant les Annales, et la commença après la mort de l'empereur Nerva et pendant la vie de Trajan, époque qui explique l'éloge que le profond historien fait de la liberté dont on jouissait sous ce monarque adoré des peuples: elle comprenait tout l'espace depuis l'empereur Galba inclusivement, jusqu'à Nerva exclusivement. Il nous en manque beaucoup; quant aux Annales elles commençaient à la mort d'Auguste et s'étendaient jusqu'à celle de Néron : elles ne nous sont parvenues que très-incomplètes. La Germanie n'a pas joui d'une moindre réputation dans le monde savant, et c'est assez en faire l'éloge que de dire que l'auteur de l'Esprit des lois y a puisé les connaissances qui lui ont servi à éclaircir nos usages, nos coutumes et nos premières institutions.

A la renaissance des lettres en France et en Italie, Tacite devint l'objet des études d'un grand nombre de lettrés et des attentions particulières des princes qui les protégaient. Plusieurs de ceux-ci ordonnèrent des recherches pour en trouver les parties qui manquaient. Léon X, à qui l'on est redevable de tant de grandes choses, publia un bref par lequel il promettait non-seulement des indulgences à ceux qui découvriraient des manuscrits de Tacite, mais aussi de l'argent et de la gloire. Un Allemand ayant fureté toutes les bibliothèques de l'Allemagne et en ayant découvert quelques-uns, les alla présenter au souverain pontife, qui les reçut avec la plus grande reconnaissance, et demanda au voyageur ce qu'il désirait pour sa récompense; celui-ci se contenta d'être remboursé de la dépense qu'il avait faite. Le pape voulut lui laisser la gloire et le profit de l'impression de l'ouvrage. Mais notre Allemand, avec une modestie et un désintéressement digne d'éloges, s'en excusa, disant qu'il manquait du savoir et de l'érudition nécessaires pour bien s'en acquitter.

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