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La réputation de Tacite, comme politique et comme historien, se répandit dans toute l'Europe de nombreuses traductions se succédèrent; et si Philippe V, roi d'Espagne, a composé celle des Mours des Germains ou de la Germanie, comme nous l'apprend M. Panckoucke, le célèbre général espagnol Spinola exécuta la traduction entière des ouvrages de l'auteur au 16e siècle.

Ces honneurs rendus au prince de l'histoire romaine ne l'ont pas mis à l'abri de la critique on lui a reproché de l'obscurité dans le style, de l'affectation dans les réflexions et les jugemens. Bayle semble partager cette opinion.

« Je serais volontiers, dit-il, du sentiment de ceux qui accusent Tacite d'affectation. Il est habile politique, disent-ils, et encore plus judicieux écrivain; il a tiré des conséquences fort justes sur les événemens des règnes dont il a fait l'histoire, et il en a fait des maximes pour gouverner un état. Mais s'il a donné quelquefois aux actions et aux mouvemens de la république leurs vrais principes, et s'il en a bien démêlé les causes, il faut avouer qu'il a souvent suppléé par trop de délicatesse et de pénétration à celles qui n'en avaient pas; tant il est vrai est vrai que l'on se caractérise dans tout ce que l'on fait, et que l'histoire n'est jamais entre les mains qu'elle doit être, lorsque ceux qui se mêlent d'en écrire donnent pour la véritable cause de ce qu'ils ne connaissent pas, ce qu'ils ont imaginé de moins sensible et de plus caché aux yeux du peuple : il leur arrive souvent de faire d'un secret particulier au prince une affaire connue de tout le monde, et c'est là un défaut très-familier à Tacite. Les règnes auxquels il s'est attaché dans son histoire n'en sont pas une petite preuve. Dans celui de Tibère, qui est incontestablement son chef-d'œuvre, il trouvait un sujet plus accommodé au caractère de son génie. Génie trop subtil, il voit du mystère dans toutes les actions de ce prince; une déférence de ses desseins au jugement du sénat, était tantôt un piége tendu à l'intégrité de ce corps, tantôt une délicate manière d'en être le maître, mais toujours pour le rendre complice de ses desseins, et d'en avoir l'exécution sans reproches; lorsqu'il punissait des séditieux, c'était un effet de sa défiance naturelle pour les citoyens, ou de légères marques de colère répandues parmi le peuple pour disposer les esprits à de plus grandes cruautés.... En un mot, tout est politique : le vice, la vertu, y sont également dangereux, et les faveurs aussi funestes que les disgrâces. Tibère n'est jamais naturel, il ne fait point sans dessein les actions les plus ordinaires aux autres

hommes. >>

Mais était-ce la faute de Tacite si tel était, en effet, le caractère de Tibère? Est-ce qu'un pareil homme devait agir et penser comme les autres? Son portrait ne pouvait donc point ressembler à ceux-ci. Ses imitateurs s'y sont si bien reconnus, que les craintes qu'ils en ont conçues ont donné lieu à ce vers sur Tacite :

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Le grand mérite de ce sage et profond historien est de faire penser, de rendre l'histoire une école de prudence politique, de faire haïr les vices et de fournir des armes pour les terrasser. On a dit de Salluste qu'il écrivait en conspirateur, et que par les grandes qualités qu'il donne à Catilina, il intéresse au sort et fait plaindre la destinée de cet ennemi de la république. Tacite est au dessus de ce reproche; et si ses peintures n'ont point la chaleur et la force de celles de Salluste, leur effet est plus sûr et leurs résultats sans danger. Je le comparerais à notre historien de Thou, ami de la vérité comme lui, si l'époque de persécution où celui-ci a écrit lui avait permis toujours de peindre avec une égale fidélité les crimes et les erreurs de son temps.

Tacite avait à cœur le bonheur et la liberté de Rome. La corruption ¡qui s'était emparée de toutes les classes de l'état l'affligeait; il en prévoyait les plus sinistres effets et quels plus déplorables pouvait-on en attendre, que cette longue suite de dominateurs cruels dont la maîtresse du monde, devenue esclave, se voit imposer le joug? Point de liberté sans mœurs; cette maxime n'est pas moins certaine que celle qui dit qu'il ne peut y avoir de lois durables sans respect pour la morale. C'était pour y ramener les Romains par une ingénieuse censure, qu'il leur offrit le tableau des mœurs pures et courageuses des Germains, et qu'il composa cet ouvrage, si digne d'attention et si plein d'intérêt pour nous. « Tacite, dit M. Panckoucke, lorsqu'il écrivait ce livre, avait les yeux fixés sur Rome. En peignant avec vérité ces nations encore sauvages et dans l'enfance, et sans vouloir les placer au dessus des peuples polis par la civilisation, il reproche indirectement aux Romains leur dissolution et leur oubli des usages antiques : il ne loue point cependant ces barbares avec complaisance; il célèbre leurs défaites, et se réjouit de leurs discordes. Mais Tacite aimant sa patrie comme les premiers Romains l'avaient aimée, voulait rappeler les vertus qui fondèrent sa puissance, et la ramener à la sévérité de ses premières coutumes. En même temps que cet ouvrage sur les Germains est la satire de la dissolution des mœurs romaines, il est un éloge des mœurs austères et pures qui établirent la grandeur de la république.

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Jamais tableau moral des peuples n'a été tracé avec plus de sagacité, de jugement et de naturel, que celui que nous devons à Tacite. On y reconnaît encore, après dix-huit siècles, les traces des usages et de plusieurs lois en vigueur dans plusieurs états de l'Europe.

« Les peuples Germains, dit encore M. Panckoucke dans l'introduction qui précède l'ouvrage, à la suite de leurs émigrations et par leurs établissemens, que signalèrent tant de ravages, apportèrent à la Gaule, à l'Italie, à l'Espagne, des usages que les siècles n'ont pas encore effacés, et ont imprimé à leurs lois et à leur gouvernement un caractère qui subsiste plus ou moins fidèlement conservé, et que l'on reconnaît presque en entier dans le commencement de la monarchie

française. >>

Il était fort intéressant de suivre à travers les temps ce rapprochement et cette fixation de mœurs et d'usages; c'était appliquer le génie de Tacite à notre histoire, et nous donner la clef de coutumes et de lois qui ne nous sont venues ni de Rome, ni de l'Orient, et que par conséquent nos ancêtres ont reçues des Germains conquérans de leur belle contrée.

Tel a été l'objet principal que M. Panckoucke s'est proposé dans son introduction et dans les nombreuses et savantes notes dont il a enrichi le texte de la Germanie; travail nouveau, qui a exigé des recherches et une application rares dans un auteur jeune encore, et dont des occupations nombreuses comme éditeur d'ouvrages considérables, partagent nécessairement le temps et l'assiduité.

Le choix de cette partie des œuvres de l'illustre écrivain nous paraît très-heureux ; il en jaillit une instruction agréable et variée : l'érudition tout à la fois savante et critique qui l'enrichit, éclaircit de nombreux passages de l'original, lève beaucoup de difficultés, fait connaître les variantes des divers manuscrits, et ne peut que contribuer à rappeler parmi nous le goût des études classiques.

Quand on aura lu avec l'attention qu'elle mérite, cette production distinguée, on ne pourra guère se soustraire au désir de voir l'auteur donner au public la traduction de l'Histoire et des Annales dont il nous parle dans unepartie de son ou

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vrage; il l'a commencée et peut-être achevée. J'ose dire, à ce sujet, qu'à l'époque où nous sommes, et après les scènes politiques qui se sont passés sous nos yeux, après les épreuves que nous avons subies, les orages qui nous ont si tourmentés et dont les causes ont été si mélangées, on a droit d'attendre d'un traducteur français d'un auteur comme Tacite, une intelligence du sujet, des moyens de rendre le sens et la profondeur du texte latin, auxquels ne pouvaient atteindre dans bien des cas les littérateurs des deux derniers siècles, quelque habiles qu'ils fussent d'ailleurs. C'est un mérite qui nous a coûté cher; mais enfin c'en est un dont M. Panckoucke aura sans doute reconnu tout l'avantage dans l'exécution de ce beau travail.

Quelle énergique censure des mœurs romaines, que d'offrir dans celles de nations barbares des exemples de vertus qu'on ne trouvait plus chez les maîtres du monde! Telle a été la pensée de Tacite en écrivant son livre de la Germanie; tel fut son but en traçant ces tableaux dont, après vingt siècles, on retrouve encore des vestiges, et dont nous conservons parmi nous plus d'un trait qui les rappelle. Cette intention de l'historien romain n'a point échappé à son judicieux et élégant tra

ducteur.

Cette tentative fut inutile, et le chef-d'œuvre que nous devons à Tacite n'empêcha ni la corruption de faire des progrès, ni le sentiment de la liberté de s'amortir dans des cœurs amollis par les jouissances. Mais en traitant son sujet, le sage historien a légué à la postérité un des monumens qui offrent le plus d'instruction, et celui où nous pouvons surtout puiser sur nos origines d'utiles renseignemens et des lumières qui nous manqueraient sans son secours.

Tel est aussi le motif auquel il faut attribuer le soin qu'a pris le traducteur d'analyser dans une intéressante introduction les rapports qui subsistent entre l'ancienne et la moderne Germanie, et le contraste de ses premières mœurs avec celles qui distinguent cette partie de l'Europe aujourd'hui. Il a poussé ses recherches et ses observations plus loin encore, et s'est attaché à saisir la filiation de quelquesunes de nos institutions qui émanent des usages militaires ou civils des Germains. Ce travail du traducteur donne à l'ouvrage un mérite que n'a atteint aucune des précédentes traductions. Non-seulement l'introduction, qui forme un tableau raisonné de l'état de la société en Allemagne au temps de Tacite, est recommandable par les nombreux résultats qu'elle présente, mais le commentaire qui accompagne le texte, offre, de son côté, une érudition variée, semée d'une foule d'observations et de faits dont on n'aurait pas cru une semblable matière susceptible; et cependant nous ne voyons pas que l'auteur ait étendu par d'inutiles digressions ou des recherches mendiées, le sujet qui l'occupe. C'est toujours Tacite qu'il éclaircit par des rapprochemens ou des exemples puisés dans l'histoire de la civilisation et des peuples.

Un trait particulier, et qui n'échappe pas à notre commentateur, dans la manière d'apprécier les lois et les usages des anciennes nations, c'est la grande différence que met entre elles et nous l'esclavage domestique et le droit de propriété que les maîtres acquéraient sur des hommes que le malheur avait réduits en servitude. Nous ne connaissons plus cet odieux usage; il était dans toute sa vigueur chez les Germains comme dans toute l'antiquité; c'est à lui qu'il faut attribuer et l'état stationnaire dans lequel sont restées les institutions et les lumières pendant tant de siècles, et les intolérables excès de tyrannie dont la succession de tant d'empereurs fournit les tristes preuves. Transmis chez nos ancêtres par la conquête et les émigrations, si l'esclavage n'y a pas eu d'aussi funestes résultats, il n'y

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a pas moins fait descendre une partie des hommes presqu'au rang du bétail lois barbares qu'on appelait féodales.

par les

« Si les conquérans sauvages qui soumirent les Gaules, dit M. Panckoucke, n'avaient pas institué chez nous l'esclavage, les peuples de l'Europe seraient parvenus en peu de temps à un état de civilisation et de prospérité que n'ont pu atteindre les peuples anciens leur respect, leur tendresse pour les femmes, la douceur de la religion chrétienne, auraient assuré des siècles de félicité aux vaincus; le contraire arriva, et depuis près de seize siècles, les peuples ont successivement travaillé à reconquérir leur liberté. »

:

Il y avait une grande différence entre l'esclave chez les Germains et chez les Romains. «< A Rome, c'est M. Panckoucke qui parle d'après Tacite, les esclaves servaient pour le luxe, tandis que chez les Germains on les employait aux travaux rustiques. Ceux-ci ignoraient la vie efféminée des villes; leurs mœurs étaient pures et leur nourriture frugale. Les femmes et les enfans vaquaient à toutes les affaires de la maison; leurs habits, leurs demeures, leurs meubles, tout chez eux respirait la simplicité. Ils n'avaient point, comme les Romains, pour chaque maison riche, des parfumeurs, des baigneurs, des coiffeurs, des valets-de-chambre, des musiciens, des bouffons, des tailleurs, etc., tous pris dans la classe des esclaves et soumis aux volontés, aux goûts et à la licence de leurs maîtres. Les mères, chez les Germains, nourrissaient elles-mêmes leurs enfans, et l'éducation n'en était point confiée à des servantes; ils ne connaissaient d'autres esclaves que ceux qui cultivaient la terre, tant l'agriculture paraissait avilissante à cette nation guerrière.

Qui ne reconnaît là l'origine de nos anciens serfs attachés à la glèbe, et faisant chez nous, comme ils font encore en Russie, partie de la propriété? Qui n'y voit, ainsi que dans ce dernier empire, le long sommeil de l'industrie et l'état d'infériorité où les arts agricoles ont dû rester? Ces serfs ou esclaves n'étaient pas, à la vérité, traités avec la même dureté que ceux des Romains. Ils avaient un manoir, une cabane; ils gouvernaient à leur gré leurs pénates; le maître ou propriétaire du domaine les obligeait seulement à lui fournir du blé, des troupeaux, des vêtemens; mais ils ne pouvaient ni s'éloigner, ni même se marier sans la permission de celui-ci. <«< Chez les Romains, la condition de l'esclave était plus dure; il n'était point un homme, mais une chose; il ne possédait rien en propre; tout ce qu'il possédait était à son maître; chez les Germains, les esclaves n'étaient point des choses, mais des hommes; ils pouvaient posséder des biens sous la condition d'une certaine redevance et d'une dépendance personnelle du maître à qui ils appartenaient. »

Tout ce qu'a recueilli ici M. Panckoucke sur l'ancien état des esclaves dans les Gaules depuis la conquête des Francs, sur leurs différentes espèces et les coutumes tantôt bizarres, tantôt vexatoires ou humiliantes qui les concernaient, est du plus haut intérêt, et jette beaucoup de jour sur des usages et des lois long-temps conservées en France, et qui n'ont disparu qu'avec la révolution. Nous engageons le lecteur, après avoir lu ce que Tacite dit des esclaves germains, et le commentaire du traducteur, d'y joindre ses Recherches sur l'état des serfs existans encore en Allemagne, en Suède, en Russie; sur le droit d'òter la vie aux esclaves; sur les lois de police auxquelles on les assujettissait sous ces différens règnes.

Nous pouvons également indiquer le commentaire sur les femmes, et les recherches intéressantes sur tout ce qui les concerne; sujet à la fois agréable et sérieux, et auquel l'auteur a su concilier ces deux genres de mérite. Il n'est pas moins heureux dans ses réflexions sur l'origine de la chevalerie, dont la source se trouve

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dans l'estime particulière et la considération que les Germains montraient pour les femmes. Ce sentiment était fondé; mais il avait pour principe des mœurs si étrangères aux nôtres, que nous ne croyons pas que nous voulussions changer nos femmes d'aujourd'hui pour celles d'alors. « Plusieurs fois, dit Tacite, leurs armées (des Germains) étaient sur le point de succomber, lorsque les femmes vinrent à leur secours et les firent triompher; elles les arrêtèrent dans la déroute en présentant aux soldats leurs seins découverts et en leur annonçant la captivité qui Îes menaçait, et qu'ils redoutent plus vivement pour leurs épouses que pour euxmêmes. » Memoriæ proditur quasdam acies inclinatas jam et labantes à feminis restitutas, constantia precum, et objectu pectorum, et monstrata cominùs captivitate quam longè impatientiùs feminarum suarum nomine timent.

On conçoit, en effet, tout ce que devaient inspirer d'énergie, à des hommes qui craignaient pour leurs épouses, les suites d'une bataille perdue, avec ce droit cruel d'emmener en esclavage les femmes et les enfans des vaincus, droit reproduit de nos jours chez les farouches Musulmans.

Mais si la chevalerie vouée à la protection du beau sexe, eut primitivement pour cause ce respect des Germains pour leurs femmes, l'histoire nous apprend qu'elle changea bientôt de caractère: elle dégénéra en licence, elle affadit les mœurs, elle consacra le principe de l'infidélité dans le mariage, et une épouse se crut en conscience obligée de faire abandon de sa personne au preux qui avait rompu des lances en public, pour défendre son honneur.

On s'étonne de l'immensité des recherches qu'a dû faire le nouveau traducteur pour donner autant d'intérêt aux nombreux faits qui composent son introduction. Aucun écrivain n'avait jusqu'à présent offert un tableau aussi vrai et aussi attachant de l'état de la société en Europe avant et depuis la conquête des Gaules par les Germains; peu de conjectures, beaucoup d'autorités irrécusables, et surtout toujours Tacite pour guide, tel est le caractère de cette très-estimable production. Tous les lecteurs n'attacheront peut-être pas le même intérêt aux notes grammaticales et philologiques qui accompagnent le texte, et où le traducteur discute les divers sens des passages de Tacite; c'est cependant la partie qui a dû exiger le plus de travail et d'instruction. On sait à quel point sont souvent opposées les opinions des érudits sur le sens d'un grand nombre de phrases de l'historien latin, et sur la manière dont on doit lire nombre de mots tronqués ou altérés dans les manuscrits. Le talent d'éclaircir ces difficultés a fait long-temps toute la science des savans des quinzième et seizième siècles; et sans leurs soins laborieux le véritable sens de l'auteur échapperait au lecteur le plus judicieux et le plus exercé dans la langue latine.

Remercions donc le courageux traducteur d'avoir pris cette peine; grâce à son travail on peut se flatter d'entendre et de posséder un des plus beaux morceaux qui nous restent de l'antiquité. Remercions-le encore d'avoir orné son travail d'un recueil de médailles, de gravures et de cartes également intéressantes pour l'intelligence du texte et des savantes notes qui l'accompagnent. (Moniteur des 24 juin et 5 août 1824.)

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