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NOTICE

Par M. TISSOT, ancien professeur de littérature latine au collége de France.

Il est en littérature de ces difficultés qui portent avec elles leur encouragement et leur récompense, et qu'on se sent d'autant plus excité à vaincre qu'un plus grand nombre d'autres y ont échoué : telle est surtout la tâche que s'impose le traducteur des ouvrages d'un homme de génie. Le projet une fois arrêté, il s'établit entre cet écrivain et son interprète une sorte de lutte intellectuelle, où chaque effort donne un plaisir, où la défaite même n'est pas toujours sans gloire. Cette lutte est d'autant plus généreuse qu'elle est presque toujours inégale. De nombreuses expériences ont déjà prouvé qu'une traduction parfaite était presque impossible, surtout quand les deux langues, séparées par les siècles et les révolutions, se trouvent à l'égard l'une de l'autre dans une opposition aussi marquée que les choses dont elles sont l'expression; la difficulté augmente quand le style et la pensée du modèle portent égale ment l'empreinte de l'originalité : alors le problème devient tellement insoluble que l'auteur lui-même, malgré son génie, ou plutôt à cause de son génie, ne pourrait se traduire tout entier dans un autre idiome qui lui serait aussi familier que sa langue natale.

Mais s'il ne faut point prétendre à une copie absolument semblable au tableau qu'elle imite, du moins peut-on espérer d'en reproduire le trait, la physionomie et la couleur générale. Voilà le succès toujours promis au talent et à la constance du traducteur : s'il se pénètre fortement du génie de l'époque et de celui de l'auteur; s'il a comparé long-temps d'avance le caractère des deux langues, leurs diversités, leurs ressemblances et leurs moyens de rapprochement; si, après avoir bien médité son texte, il s'empare de la pensée originale, et met à la rendre une chaleur presque égale à celle de la composition, on doit trouver beaucoup d'analogie entre le maître et l'imitateur; alors, il y a vraiment création, et il en est de l'ouvrge traduit comme d'une grande action représentée par un grand acteur. Un pareil succès mérite assurément d'exciter l'ambition du talent, et la palme qu'il promet au vainqueur est encore belle à cueillir. Se tenir, pendant une lutte longue et périlleuse, au niveau d'un grand écrivain, nous paraît un titre littéraire qui doit assurer une gloire solide. Cette gloire, M. Panckoucke a voulu l'obtenir. Connu déjà par l'importance et la nationalité de ses entreprises typographiques, il aspire à la célébrité, plus honorable encore, que donnent le mérite personnel et les travaux de l'esprit. Nous devons au père de M. Panckoucke une traduction estimée de l'Arioste et du Tasse; le fils nous prépare une bonne traduction de Tacite. Tacite est le premier des historiens de l'antiquité : concis et profond, il a forcé la langue de Tite-Live et de Cicéron à prendre l'empreinte de son génie, à renfermer en peu de paroles plus de sens que ces deux grands maîtres n'en ont mis quelquefois dans leurs magnifiques périodes; mais que d'efforts ne faut-il pas pour reproduire dans un autre idiome le tour vif et rapide, le laconisme énergique, la pensée prompte et vaste,

et la vigueur toujours en saillie qui caractérise l'auteur des Annales! « Un si rude joûteur m'a bientôt lassé, dit Jean-Jacques; et tout homme en état de suivre Tacite est bientôt tenté d'aller seul. >>

M. Panckoucke a commencé son travail par la Germanie; ce choix ne manque pas d'adresse et d'à-propos; en effet, la peinture des mœurs des anciens Germains semble tout-à-fait propre à intéresser l'Europe du dix-neuvième siècle, qui peut y trouver l'origine de ses peuples et le tableau de ses institutions primitives. Il est curieux pour nous de voir remonter à plus de vingt siècles les élémens du gouvernement constitutionnel.

M. Panckoucke a eu plus d'un prédécesseur dans la carrière qu'il vient parcourir. Parmi ces rivaux, M. Dureau-Delamalle père a obtenu de son vivant des suffrages que la postérité ne pourra confirmer. Les penseurs et les érudits s'accorderont toujours à vanter son discours préliminaire; mais on ne peut guère louer sa traduction. Le style en est sec, dénué d'élégance, et surtout privé d'harmonie. M. Dureau-Delamalle ne manie pas notre langue en maître; entre ses mains elle est dure et rebelle aux efforts qu'il lui fait tenter pour reproduire les beautés mâles et hardies ou la manière vive et pittoresque de l'original.

Outre la fidélité, la traduction de M. Panckoucke a le rare mérite de conserver presque toujours la couleur de l'original; il ne donne point à Tacite une physionomie moderne; il n'en fait pas un écrivain académique.

Un autre avantage du travail de ce nouveau traducteur, c'est d'offrir de savantes annotations, recueillies de toutes parts et sur tous les sujets. Elles ont nécessairement coûté de longues et pénibles recherches dont les hommes studieux doivent lui tenir compte d'imposantes citations, puisées pour la plupart dans les écrits de Montesquieu et des plus célèbres publicistes, concourent, avec l'éloquent exposé de Tacite, à porter la lumière au fond de cette vaste Germanie, berceau des sociétés modernes. Le traducteur a lui-même essayé, dans une élégante introduction, d'éclairer quelques points du problème historique que la barbarie et la confusion du moyen âge ont légué à la sagacité des modernes.

Quant à l'exécution typographique, elle répond à l'attente qu'elle devait exciter. Cette édition de la Germanie n'est pas seulement la plus complète, elle est aussi la plus belle qui ait paru jusqu'ici. M. Panckoucke y a joint un atlas où se trouvent une carte géographique, des gravures d'un beau fini, et des échantillons de numismatique dont l'exécution est parfaite.

C'est pour essayer d'abord la faveur du public que M. Panckoucke se borne à publier la Germanie; il nous assure qu'il a préparé sur tous les écrits de Tacite un travail semblable à celui que nous voyons paraître. On doit désirer que le succès de cette première publication l'engage à nous donner bientôt la traduction complète de l'historien latin: M. Panckoucke peut compter sur un accueil favorable; nous vivons dans un temps où les travaux utiles sont dignement appréciés.

Parmi les traits caractéristiques qui honorent nos mœurs actuelles, le plus remarquable est, sans contredit, cette prédilection réfléchie qui ramène la jeunesse aussi bien que l'âge mûr vers les études sérieuses: or, de tous les écrivains de l'antiquité romaine, Tacite est le plus grave, et le plus capable de nous initier à la première, à la plus importante des études, celle du cœur humain. (Constitutionnel du 13 septembre 1824.)

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NOTICE

Par M. LÉON THIESSÉ, homme de lettres.

Voici le modèle éternel des abrégés, contre lesquels tant de gens s'élèvent, parce que peu de personnes comprennent l'art difficile de dire beaucoup de choses en peu de mots; en histoire, cependant, la précision est l'indispensable condition des chefsd'œuvre. Tacite a su, dans un petit nombre de pages, renfermer plus de faits, d'observations et de vues politiques, que l'on n'en trouve dans les in-folios des bénédictins, et dans mainte histoire de notre époque. Tacite abrège tout, parce qu'il voit tout, a dit Montesquieu; et cette courte phrase, dans laquelle le génie apprécie le génie, est devenue la règle nécessaire du véritable historien.

On assure que Tacite en présentant aux Romains le tableau des incultes peuplades de la Germanie, avait conçu la pensée de faire rentrer ses concitoyens en eux-mêmes, et de leur inspirer le regret des vertus antiques qu'ils avaient perdues. Cette pensée généreuse doit honorer son auteur; mais quelques critiques ajoutent que, pour atteindre plus sûrement son but, Tacite, s'écartant quelquefois de la sévérité historique, s'est appliqué à embellir ses sauvages modèles. Je n'admettrais qu'avec peine cette opinion; elle me désenchanterait sur la vérité des peintures de Tacite. Pourquoi ne pas lui accorder le double honneur d'une fidélité parfaite et d'une intention vertueuse? la Germanie porte, d'ailleurs, un caractère qui n'est pas celui de la fiction; ce n'est pas ainsi que l'on invente.

Mais plus le chef-d'œuvre de l'écrivain de Rome est admirable, sous le rapport du style, de la pensée et de la précision, plus il est difficile de le transporter dans une autre langue. Virgile disait qu'il était plus aisé d'arracher à Hercule sa massue qu'un vers à Homère; on peut appliquer cette réflexion à Tacite. Montesquieu luimême eût reculé devant l'idée de lutter avec un pareil adversaire. Jean-Jacques s'est exercé sur Tacite; mais, rebuté par les difficultés sans nombre de ce travail, il s'est borné au premier livre des histoires, et malgré ses défauts, ce morceau est très-supérieur à la version traînante et pâle de Labletterie; à la copie exacte, mais diffuse et vulgaire, de Dureau-Delamalle.

Un nouvel athlète, M. C.-L.-F. Panckoucke, a entrepris la tâche immense de donner une version complète des ouvrages de Tacite; on assure même que cette version, entièrement achevée, a déjà été revue trois fois par l'auteur, avec la plus grande sévérité; il se borne, pour le moment, à livrer au public la traduction de la Germanie, c'est-à-dire, l'ouvrage de Tacite le plus difficile à faire passer dans notre langue.

Fils de l'auteur d'une traduction de l'Arioste et du Tasse, justement estimée; héritier d'une maison célèbre dans les annales de la typographie, et dont le nom se rattache à de vastes et glorieuses entreprises littéraires et scientifiques, M. Panckoucke, fidèle à des traditions perdues pour tant d'imprimeurs, s'est souvenu que, dans les siècles passés, les Elzevir, les Plantin, les Gryphes et les Étienne étaient placés au rang des plus savans hommes de leur temps, et il a voulu marcher sur leurs traces.

Non content d'avoir rassemblé pour nous des documens précieux, qui nous préparent à la lecture de Tacite, son travail sur le livre de la Germanie réunit divers genres de mérites qui doivent lui assigner une place distinguée parmi les littérateurs et les érudits de notre époque. Čet ouvrage ne se borne point à une simple version; dans une introduction, qui nous a paru un morceau historique remarquable, l'auteur offre au public l'histoire complète des peuples de la Germanie, tirée non-seulement de l'écrivain de Rome, mais de tous les chroniqueurs, annalistes, antiquaires et publicistes qui ont écrit sur ce sujet. Outre ce travail préliminaire, M. Panckoucke a enrichi le texte de son auteur des annotations des principaux commentateurs et de ses propres commentaires; il n'a oublié aucune variante de quelque importance; on sait que le texte de Tacite collationné sur une foule de manuscrits, examinés, discutés et illustrés par un très-grand nombre de philosophes, est chargé d'une multitude de variantes.

M. Panckoucke a fait encore d'autres efforts pour faciliter au lecteur l'intelligence du texte; pénétré de cette idée, que les morceaux d'histoire qui nous sont parvenus des siècles antiques ne peuvent être entièrement compris, si l'on n'a pas l'attention de se rapprocher de l'antiquité et des monumens de l'époque, le traducteur a invoqué le secours de la gravure et d'un magnifique atlas annexé à son ouvrage. Il met, sous les monumens de l'ancienne Germanie, les costumes des divers peuples que Tacite passe en revue, quelques-uns des personnages dont il parle, et certains objets de leur idolâtrie. Cet atlas est heureusement terminé par une carte géographique très-bien exécutée, dans laquelle on a réuni tous les anciens peuples de la Germanie nommés par Tacite. On remarque dans cet atlas une gravure représentant l'autel de Diane Abnoba, dessiné par M. Panckoucke lui-même, qui réunit à l'érudition littéraire, la connaissance approfondie de l'art du dessin et le goût de la peinture.

Il nous reste à examiner la nouvelle version en elle-même. L'une des causes qui rendent la traduction si difficile, c'est le peu de soin que les traducteurs prennent d'examiner les rapports de leur style avec celui de l'original qu'ils adoptent, et de s'assurer, par cette comparaison, jusqu'à quel point l'un peut devenir une image de l'autre. Tel écrivain, dont la phrase est pleine d'abondance et de luxe même, sans chercher à savoir s'il lui sera possible de se mettre en harmonie avec la manière du modèle, n'a pas craint d'essayer de reproduire la concision énergique et les audacieuses ellipses de Tacite. Par suite du même oubli de ce fameux précepte écrit sur le frontispice du temple de Delphes, un autre imprudent s'est exposé à rendre dans un style sec et brisé, ou par des expressions vulgaires, l'élégante brièveté, la simplicité toujours noble de son auteur. Un troisième athlète, dépourvu d'imagination, et abusé comme les autres sur son insuffisance, semble avoir pris à tâche de décolorer l'historien qu'il voulait traduire, et d'éteindre cette poésie de style qui brille dans les vivantes peintures de ce grand écrivain.

M. Panckoucke nous a paru bien pénétré des défauts de ses devanciers, et tout atteste qu'il n'a rien négligé pour les éviter. Sa traduction est remarquable par une extrême concision; il lutte corps à corps avec l'original, et souvent il rencontre l'heureuse, l'unique expression qui puisse le rendre. Sans doute, on ne saurait dire de sa traduction, qu'elle nous rend tout Tacite; mais on ne saurait nier qu'elle ne reproduise souvent avec bonheur, les tons, les expressions, la physionomie de Tacite. Au reste, M. Panckoucke ne veut pas surprendre nos suffrages; lui-même, par une franchise que l'on taxera peut-être d'amour-propre, et qui me semble une

preuve de bonne foi, met en regard, dans un assez bon nombre de passages, les autres traductions de Tacite et la sienne propre; cette comparaison, dont il nous facilite les moyens, lui donne presque toujours l'avantage sur ses devanciers; l'avantage qu'il obtient sur eux est d'autant plus remarquable, qu'il a choisi, comme il le dit lui-même, non point les passages où il croyait avoir été plus heureux, mais les phrases de Tacite qui ont dû offrir le plus de difficulté à ses traducteurs.

Le livre que nous devons à M. Panckoucke, à son amour des lettres et de l'antiquité, restera comme l'un des monumens les plus estimables du temps; il doit trouver sa place dans toutes les bibliothèques pour être à la fois consulté par les savans, par les littérateurs et les gens du monde. D'après un tel travail, on ne peut concevoir qu'une opinion favorable de la traduction entière de Tacite; mais une entreprise de cette nature demande un homme tout entier maintenant que la fortune a secondé ses efforts, nous conseillerons au nouveau traducteur de ne plus offrir que quelques grains d'encens sur l'autel de Plutus, seulement à titre de reconnaissance, et de se livrer sans réserve au culte des lettres, en faisant graver sur la porte de son cabinet ces vers de Lebrun :

Les Muses, l'amitié, ces délices du sage,
N'ont point d'infidèles retours.

(Mercure du dix-neuvième siècle.)

NOTICE

Par M. P. F. DE CALONNE, professeur de rhétorique au collège d'Henri IV. Edition de Tacite publiée par ce professeur, t. IV, p. 255; Paris, 1824.

Si quis velit brevem de Germania libellum penitus cognoscere et concise presseque, ut Taciti mos est, tractatam hujus gentis historiam, collatis Germanorum cum Romanorum aliorumque populorum et Galliæ præsertim moribus altius introspicere, is accuratissime pervolvat laudatissimum opus quod recenter edidit C. L. F. Panckoucke. Quo quidem in libro non solum recte et eleganter translata nostram in linguam latina, sed novum amplumque, gallice scriptum, commentarium legere est, in quo relata sunt omnia loca ex quibus Montesquieu aliique scriptores juris nostri politici principia expressere. Sic minor erit legentibus temporis jactura minorque impensa ingenii: quippe in unum diligentissime collecta invenient quæ excerpere longum esset, adjectis explicationibus quibus singula clariorem in lucem venient; nec laus tenuis novo operi accedit ex nonnullis chartis perita manu delineatis insculptisque, quibus auctor, utile dulci miscens, non solum jucundis oculos recreavit imaginibus, sed mentem etiam adjuvit, sive monumentorum, sive hominum, vestitusque, sive aliarum rerum formas, nobis subjiciendo. Ex ejus opere excerpam, in fine libelli, chronologicam appendicem, proprio merito multo melius quam nostris laudibus commendatam.

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