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La représentation pathétique du fa crifice de la fille de Jepthé enchaffée dans une bordure, fait le plus bel ornement d'un cabinet qu'on a voulu rendre agréa ble par les meubles. On néglige pour contempler ce tableau tragique les fujets grotefques & les compofitions les plus riantes des Peintres galands. Un poeme, dont le fujet principal eft la mort violente d'une jeune Princeffe, entre dans l'ordonnance d'une fête ; & l'on deftine cette tragedie à faire le plus grand plaifir d'une compagnie qui s'affemblera pour fe divertir. Generalement parlant les hommes trouvent encore plus de plaifir à pleurer, qu'à rire au théatre.

Enfin plus les actions que la Poëfie & la Peinture nous dépeignent, auroient fait fouffrir en nous l'humanité fi nous les avions vues véritablement, plus les imitations que ces Arts nous en préfentent ont de pouvoir fur nous pour nous attacher. Ces actions, dit tout le monde, font des fujets heureux. Un charme fecret nous attache donc fur les imitations que les Peintres & les Poëtes en fçavent faire, dans le tems même que la nature témoigne par un frémiffement intérieur qu'elle fe fouleve contre fon propre plaifir.

J'ofe entreprendre d'éclaircir ce Paradoxe, & d'expliquer l'origine du plaisir que nous font les vers & les tableaux. Des entreprises moins hardies peuvent paffer pour être témeraires, puifque c'est vouloir rendre compte à chacun de fon approbation & de fes dégoûts; c'est youloir inftruire les autres de la maniere dont leurs propres fentimens naiffent en eux. Ainfi je ne fçaurois efperer d'ê tre approuvé, fi je ne parviens point à faire reconnoître au Lecteur dans mon livre ce qui fe paffe en lui-même, en un mot les mouvemens les plus intimes de fon cœur. On n'hélite guéres à rejetter comme un miroir infidele le miroir où l'on ne fe reconnoît pas,

Les Ecrivains qui raisonnent fur des matieres, s'il étoit permis de parler ainfi, moins palpables, errent fouvent avec impunité. Pour démêler leurs fau

il est néceffaire de réflechir & fouvent même de s'inftruire; mais la matiere que j'ofe traiter eft préfente à tout le monde. Chacun a chez lui la regle ou le compas applicable à mes raifonnemens, & chacun en fentira l'erreur dès qu'ils s'écarteront tant soit peu de la verité.

D'un autre côté c'est rendre un fer

vice important à deux Arts que l'on compte parmi les plus beaux ornemens des focietez polies, que d'examiner en Philofophe comment il arrive que leurs productions faffent tant d'effet fur les hommes. Un livre qui, pour ainfi dire déploïeroit le cœur humain dans l'inf tant où il est attendri par un poëme, ou touché par un tableau, donneroit des vûës très-étendues & des lumieres juftes à nos Artisans fur l'effet géneral de leurs ouvrages, qu'il femble que la plupart d'entre eux aïent tant de peine à prévoir. Que les Peintres & les Poëtes me pardonnent de les défigner fouvent par le nom d'Artifan dans le cours de ces Réflexions. La véneration que j'y témoigne pour les Arts qu'ils profeffent, leur fera voir que c'eft uniquement par la crainte de répeter trop fouvent la même chofe, que je ne joins pas toujours au nom d'Artifan le mot d'illuftre, ou quelqu'autre épithete conve nable. Le deffein de leur être utile, eft même un des motifs qui m'engagent à publier ces Réflexions, que je donne comme les représentations d'un fimple citojen, qui fait ufage des exemples tirez des tems paffez, dans le deffein de porter fa République à pourvoir encore

mieux aux inconveniens à venir. Si m'arrive quelquefois d'y prendre le ton de Legislateur, c'est par inadvertance, & non point parce que je me figure d'en avoir l'autorité.

SECTION I.

De la néceffité d'être occupé pour fuir Pennui, & de l'attrait que les mouvemens des paffions ont pour les hommes.

E s hommes n'ont aucun plaifir naturel qui ne foit le fruit du befoin, & c'est peut-être ce que Platon vouloit donner à concevoir, quand il a dit en fon ftile allégorique, que l'Amour étoit né du mariage du befoin avec l'abondance. Que ceux qui compofent un cours de Philofophie, nous expofent la fageffe des précautions que la Providence a voulu prendre, & quels moïens elle a choisi pour obliger les hommes par l'attrait du plaifir à pourvoir à leur propre confervation; il me fuffit que cette verité foit hors de contestation pour en faire la base de mes raisonnemens.

Plus le befoin eft grand, plus le plai

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fir d'y fatisfaire eft fenfible. Dans les feftins les plus délicieux, où l'on n'apporte qu'un appetit ordinaire, on ne fent pas un plaifir auffi vifque celui qu'on reffent en appaifant une faim véritable avec un repas groffier. L'art fupplée mal à la nature, & tous les rafinemens ne fçauroient apprêter, pour ainsi dire, le plaifir auffi-bien que le befoin.

L'ame a fes befoins comme le corps, & l'un des plus grands befoins de l'homme, eft celui d'avoir l'efprit occupé. L'ennui qui fuit bientôt l'inaction de l'ame, eft un mal fi douloureux pour l'homme, qu'il entreprend fouvent les travaux les plus pénibles, afin de s'épargner la peine d'en être tourmenté.

Il eft facile de concevoir comment les travaux du corps, même ceux qui femblent demander le moins d'application, ne laiffent pas d'occuper l'ame. Hors de ces occafions elle ne sçauroit être occupée qu'en deux manieres. Ou l'ame fe livre aux impreffions que les objets exterieurs font fur elle; & c'eft ce qu'on appelle fentir ou bien elle s'entretient elle-même par des fpéculations fur des matieres, foit utiles, foit curieuses; & c'eft ce qu'on appelle reflechir & méditer.

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