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connus à plusieurs de fes Lecteurs que par ce que lui-même en raconte. Mais l'Eneïde, l'ouvrage du Poëte le plus accompli qui jamais ait écrit, a, pour ainfi dire, des moïens de refte de faire fortune. Quoique ce poëme ne nous touche plus que parce que nous fommes des hommes, il nous touche encore assez pour nous attacher: mais un Poëte ne fçauroit promettre à fes ouvrages une fortune pareille à celle de l'Eneide, qui eft celle de toucher fans cet interêt qui a un rapport particulier au Lecteur, à moins d'une grande préfomption, principalement s'il compofe en François. C'eft ce que je tâcherai d'expliquer plus au long dans la fuite de cet écrit.

Ma feconde réflexion fera fur l'injuftice des jugemens témeraires qu'on porte quelquefois, en taxant de menfonge *ce que difent les anciens concernant le fuccès prodigieux de certains ouvrages, & cela parce qu'on ne fait pas attention à l'interêt particulier que prenoient à ces ouvrages ceux qui leur ont tant applaudi. Par exemple, ceux qui s'étonnent que Cefar ait été déconcerté en écoutant l'Oraifon de Ciceron pour Ligarius, & que le Dictateur fe foit oublié luimême jufqu'à laiffer tomber par un mou

vement involontaire des papiers qu'il tenoit entre fes mains; ceux qui difent qu'après avoir lû cette Oraifon, ils cherchent encore l'endroit qui fut capable de frapper auffi vivement un homme tel que Cefar, parlent en Grammairiens qui n'ont jamais étudié que la langue des hommes, & qui n'ont point acquis la connoiffance des mouvemens du cœur humain. Qu'on fe mette en la place de Cefar, & l'on trouvera fans peine cet endroit. On concevra bientôt comment le Vainqueur de Pharfale, qui fur le champ de bataille même avoit embraffé fon ennemi vaincu comme fon concitoïen, a pû fe laiffer toucher par la peinture de cet évenement que fait Ciceron, au point d'oublier qu'il fut af fis fur un tribunal.

pres

Revenons à l'interêt géneral & aux fujets où il fe trouve, & qui par-là font proà toucher tout le monde. Les Peintres & les Poëtes, je l'ai déja dit, n'en doivent traiter que de tels. Il eft vrai que ces Artifans fçavent enrichir leurs fujets, ils peuvent rendre les fujets qui font naturellement dénuez d'interêt, des fujets interessans : mais il arrive plufieurs inconveniens à traiter de ces fujets, qui tirent tout leur pathétique de l'inven

tion de l'Artisan. Un Peintre, & prin cipalement un Poëte qui traite un sujet fans interêt, n'en peut vaincre la ftéri lité, il ne peut jetter du pathétique dans l'action indifferente qu'il imite qu'en deux manieres: ou bien il embellit cette action par des Episodes; ou bien il change les principales circonftances de cette action. Si le parti que le Poëte choifit eft celui d'embellir fon action par des Episodes, l'interêt qu'on prend à ces Epifodes, ne fert qu'à faire mieux fentir la froideur de l'action principale, & on lui reproche d'avoir mal rempli fon titre. Si le Poëte change les principales cir conftances de l'action, que nous devons supposer être un évenement géneralement connu, fon poëme ceffe d'être vraisemblable. Un fait ne fçauroit nous paroître vraisemblable, quand nous fommes informez du contraire par des témoins dignes de foi: c'eft ce que nous expoferons plus au long, quand nous ferons voir que toute forte de fiction n'est pas permise en Poefie, non plus qu'en Peinture.

Que les Peintres & les Poëtes examinent donc férieufement fi l'action qu'ils veulent traiter, nous toucheroit fenfiblement, fuppofé que nous la vifions,

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& qu'ils foient perfuadez que fon imitation nous affectera encore moins. Qu'ils ne s'en rapportent pas même uniquement à leur propre difcernement en une décision tellement importante au fuccès de leurs ouvrages. Avant que de s'affectionner à leurs fujets, avant, pour ainfi dire, que d'époufer leurs perfonnages, qu'ils confultent leurs amis c'eft le tems où ils en peuvent recevoir les avis les plus utiles. L'imprudence eft grande d'attendre à demander avis fur un bâtiment, qu'il foit déja forti de terre, & qu'on ne puiffe plus rien changer dans l'effentiel de fon plan, fans renverfer la moitié d'un édifice déja construit.

SECTION

XIII

Qu'il eft des fujets propres Spécialement pour la Poefie, & d'au tres fpecialement propres pour la Peinture. Moïens de les reconnoître.

N

ON feulement le fujet de l'imitation doit être intereffant par luimême, mais il faut encore le choifir

convenable à la Peinture, fi l'on veut en faire un tableau, & convenable à la Poëfie, quand on veut le traiter en vers. Il eft des fujets plus avantageux pour les Peintres que pour les Poëtes, comme il en eft qui font plus avantageux pour les Poëtes que pour les Peintres. C'eft ce que je vais tâcher d'expofer, après avoir prié qu'on me pardonne un peu de longueur dans cette difcuffion. Il m'a paru qu'il falloit m'étendre pour -être plus intelligible.

Un Poëte peut nous dire beaucoup de chofes qu'un Peintre ne fçauroit nous faire entendre. Un Poëte peut exprimer plufieurs de nos pensées & plufieurs de nos fentimens qu'un Peintre ne fçauroit rendre, parce que ni les uns, ni les autres ne font pas fuivis d'aucun mouvement propre & fpécialement marqué dans notre attitude, ni précisément caracterisé fur notre vifage. Ce que Cornelie dit à Cefar, en venant lui décou vrir la conjuration qui l'alloit faire périr dans une heure,

L'exemple que tu dois périroit avec toi. ne peut être rendu par un Peintre. Il peut bien, en donnant à Cornelie une contenance convenable à fa fituation & à fon caractere, nous donner quelque

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