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« C'est la plus importante mission que j'aie remplie, nous dit M. de Fezensac, et la plus singulière par ses circonstances; elle mérite donc d'être racontée avec quelques détails.

« Je partis de Landsberg, le soir à neuf heures, dans un traîneau. En quittant la ville, les chevaux tombèrent dans un trou. Le traîneau s'arrêta heureusement au bord du précipice, d'où ils ne purent jamais sortir. Je revins à Landsberg, et je pris un de mes chevaux de selle. Le temps était affreux; mon cheval s'abattit six fois pendant ce voyage; j'admire encore comment je pus arriver à Eylau. Les voitures, les troupes à pied, à cheval, les blessés, l'effroi des habitants, le désordre qu'augmentaient encore la nuit et la neige qui tombait avec abondance, tout concourait dans cette malheureuse ville à offrir le plus horrible aspect. Je trouvai chez le major général un reste de souper que dévoraient ses aides de camp, et dont je pillai ma part. Ayant reçu l'ordre de rester à Eylau, je passai la nuit couché sur une planche et mon cheval attaché à une charrette, sellé et bridé. Le 8, à neuf heures du matin, l'Empereur monta à cheval, et l'affaire s'engagea. Au premier coup de canon, le major général m'ordonna de retourner auprès du maréchal Ney, de lui rendre compte de la position des deux armées, de lui dire de quitter la route de Creutzburg, d'appuyer à sa droite, pour former la gauche de la grande armée, en communiquant avec le maréchal Soult.

<< Cette mission offre un singulier exemple de la manière de servir à cette époque. On comprend l'importance de faire arriver le maréchal Ney sur le champ de bataille. Quoique mon cheval fût hors d'état d'avancer même au pas, je savais l'impossibilité de faire aucune objection; je partis. Heureusement j'avais vingt-cinq louis dans ma poche: je les donnai à un soldat qui conduisait un cheval qui me parut bon. Ce cheval était rétif, mais l'éperon le décida. Restait la difficulté de savoir quelle route suivre. Le maré

chal avait dû partir à six heures de Landsberg pour Creutzburg. Le plus court eût été de passer par Pompiken et de joindre la route de Creutzburg; mais le général Lestocq se trouvait en présence du maréchal je ne pouvais pas risquer de tomber entre les mains d'un parti ennemi. Je ne connaissais pas les chemins, et il n'y avait pas moyen de trouver un guide. Demander une escorte ne se pouvait pas plus que demander un cheval. Un officier avait toujours un cheval excellent, il connaissait le pays, il n'était pas pris, il n'éprouvait pas d'accidents, il arrivait rapidement à sa destination, et l'on en doutait si peu que l'on n'en envoyait pas toujours un second je savais tout cela. Je me décidai donc à retourner à Landsberg et à reprendre ensuite la route de Creutzburg, pensant qu'il valait mieux arriver tard que de ne pas arriver du tout. Il était environ dix heures, le 6 corps se trouvait à plusieurs lieues de Landsberg, et engagé avec le général Lestocq. Enfin je vins à bout de joindre le maréchal à deux heures. Il regretta que je fusse arrivé si tard, en rendant justice à mon zèle et en convenant que je n'avais pu mieux faire. A l'instant même, il se dirigea sur Eylau, et il entra en ligne à la fin de la bataille, à la chute du jour. Le général Lestocq, attiré comme nous sur le terrain, y était arrivé plus tôt. Si je n'avais pas éprouvé tant d'obstacles dans ma mission, nous l'aurions précédé, ce qui valait mieux que de le suivre. »

Voilà la vérité (1). Les réflexions se pressent, et il

(1) On lit dans l'Histoire du Consulat et de l'Empire, tome VII, p. 372, au récit de la bataille d'Eylau: « Napoléon se hâta de dépêcher le soir même du 7 février plusieurs officiers aux maréchaux Davout et Ney pour les ramener l'un à sa droite, l'autre à sa gauche... >> « C'est une erreur, dit M. de Fezensac, en ce qui concerne le maréchal Ney; il ne reçut aucun avis et ne se doutait pas de la bataille, quand je le joignis le 8, à deux heures, dans la direction de Creutzburg. >>

n'est pas besoin d'être du métier pour se les permettre. Quand des ressorts si secondaires, mais pourtant essentiels, de la pièce, sont négligés à ce point, faut-il s'étonner que le résultat ne réponde pas à la conception? La tragédie a beau être bien dessinée à l'avance, il y a des scènes entières de manquées dans le dernier acte.

A Eylau et dans toute cette campagne d'hiver en Pologne, les conditions d'une guerre régulière, raisonnée, savante, d'une stratégie dirigée par le conseil (consilium) et serrée de près dans l'exécution, étaient dépassées. Les reconnaissances ne se faisaient plus, les ordres envoyés n'arrivaient pas. Les distances, les boues, les glaces, les neiges, les hasards, jouaient le principal rôle. La force des choses commençait à tenir le dé, à prendre le dessus décidément sur le génie humain, et, quoique à la guerre les plus belles combinaisons soient toujours à la merci d'un accident, ici l'accident était tout, le calcul n'était presque pour rien. C'est ainsi qu'on frise un Pultava. Eylau en donna l'idée. Ce n'était plus le cas, tant s'en faut! où Napoléon aurait pu dire comme à Austerlitz: « Mes grands desseins se succédaient et s'exécutaient avec une ponctualité qui m'étonnait moi-même. » Eylau, pour un homme sage ou capable de sagesse, et si Napoléon avait été un Frédéric, aurait dû être une de ces leçons qu'on n'oublie jamais (1).

(1) Jomini a donné un jugement de la bataille d'Eylau, et dès l'année même, pendant qu'elle était encore toute fumante (1807). Au tome III (page 393 et suivantes) de son grand Traité, il rap

prochait cette bataille de celle de Torgau, livrée par Frédéric en 1760, faisant remarquer toutefois que « s'il y avait de la ressemblance dans les résultats des deux affaires, il y avait une grande différence dans les dispositions antérieures et dans l'ordonnance du combat. » Il s'attachait à faire ressortir ce qu'il y avait de grand dans la combinaison première de Napoléon, « indépendamment de ce qu'il avait pu y avoir de fautif dans l'exécution. » Au sujet du retard de Ney, il l'attribuait à ce que l'aide de camp s'était « égaré en chemin », et, supposant les ordres donnés à temps, il concluait que « ce sont de ces choses qu'un général peut ordonner, mais qu'il ne peut pas forcer. » Il est à remarquer que cette phrase d'excuse et apologétique a disparu depuis dans l'édition définitive du Traité (chapitre xxvi), et qu'un paragraphe a été ajouté pour dire au contraire, par manière de critique, que «< ces deux sanglantes journées prouvent également combien le succès d'une attaque est douteux, lorsqu'elle est dirigée sur le front et le centre d'un ennemi bien concentré; en supposant même qu'on remporte la victoire, on l'achète toujours trop cher pour en profiter. Autant il convient d'adopter le système de forcer le centre d'une armée divisée, autant il faut l'éviter quand ses forces sont rassemblées. » Jomini, dégagé de ses liens, pouvait exprimer toute sa pensée. Mais il n'a jamais varié sur la part personnelle à faire à la présence d'esprit et au courage de Napoléon pendant l'instant critique où il l'avait vu à l'œuvre.

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Mauvais vouloir de Berthier. - Jomini, chef d'état-major de Ney.

Guerre d'Espagne.

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Jomini envoyé à Napoléon après Wagram. Il perd l'appui de Ney. Démêlé avec Berthier. Retraite en Suisse; premières liaisons avec la Russie. Raccommodement; Jomini, général de brigade. Retraite de

Russie.

Dans cette bataille d'Eylau, après le moment critique passé, mais avant l'arrivée de Ney sur la fin de l'action, Napoléon, rentré dans la ville, hésitait sur ce qu'il ferait le lendemain. Il pensait d'abord à se retirer pour rallier les corps de Bernadotte et de Lefebvre. Cependant, pour masquer cette retraite et ne pas céder le champ de bataille aux Russes, qui étaient peut-être assez affaiblis déjà pour nous l'abandonner, Napoléon eut l'idée de laisser Grouchy avec l'arrière-garde, mais en plaçant près de lui Jomini, chargé d'une commission éventuelle. Il s'agissait de ne pas bouger si les

XIII.

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