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foldats qui montoient d'un autre côté, & qui les envelopoient, tout le camp fe diffipa. La cavalerie & les éléphans gagnent la plaine le plus vîte qu'ils peuvent, & fe fauvent. Les Romains pourfuivent l'infanterie pendant quelque tems, mettent le camp au pillage; puis fe répandant dans le païs, ravagent impunément les villes qu'ils rencontrent. Ils fe faifirent entr'autres de Tunis, & y poférent le camp, tant parce que cette ville étoit très-propre à leurs deffeins, qu'à caufe que fituation est très-avantageufe pour infefter de là Carthage & les lieux voisins.

des con

Après ces deux défaites, l'une fur mer & l'autre fur terre, caufées 1ls prouniquement par l'imprudence des Généraux, les Carthaginois fe trou- pofent vérent dans un étrange embarras. Car les Numides faifoient encore ditions plus de ravages dans la campagne que les Romains. La terreur étoit de paix, fi grande dans le païs, que tous les gens de la campagne fe réfugié- qui font rent dans la ville. La famine s'y mit bientôt à caufe de la grande par le Séquantité de monde qui y étoit, & l'attente d'un fiége jettoit tous les nat de efprits dans l'abattement & la confternation. Régulus après ces deux ge. victoires, fe regardoit prefque comme maître de Carthage. Mais (a) de crainte que le Conful, qui devoit bientôt arriver de Rome, ne s'attribuât l'honneur d'avoir fini cette guerre, il exhorta les Cartha

(a) De crainte que le Conful qui devoit bientôt arriver de Rome, ne s'attribuat l'honneur d'avoir fini cette guerre.] Régulus craint qu'un autre marchant fur les traces de fes victoires, ne vienne lui enlever fon triomphe, & offre la paix à fes ennemis. Sans cette crainte, peut-être n'eût. il jamais pensé à la paix qu'après avoir élevé la puiffance de Rome fur les ruines de celle de Car thage. C'eût été beaucoup diminuër de fa gloi re que d'en laiffer le prix à fon fucceffeur. Le triomphe étoit la feule reconnoiffance qu'il defiroit de fa patrie. C'étoit un de ces Héros dont Baltazar Gracien ne nous a pas donné l'espéce, quoique les vertus du fien femblent renfermer celui-ci. C'est-à-dire que le Romain ne couroit point après les richesses, & qu'il ne vouloit pas les incorporer péle-mêle avec les autres qualités des Héros véritables; il vouloit être pur & net, un Héros éxempt d'avarice & du pillage des peuples vaincus, un Héros à laiffer à fes foldats ce que les Héros du commun, & qui doivent tout à la fortune, réfervent uniquement pour eux mêmes. L'antiquité nous fournit trois ou quatre de ces hommes rares, & de là à M. de Turenne il y a un vuide de deux mille ans.

Ce grand homme, c'eft de Régulus que je parle, trouvoit plus d'avantages dans la paix dont il étoit le maître, que dans la prife de Carthage. Deux grandes victoires le conduifirent aux portes de cette capitale. Il perd une bataille, inais fi complette & fi décifive, que tout cequ'il avoit Tome I.

gagné par fes victoires, s'évanouit par fa défai-
te. Je ne pense pas qu'il s'en foit guéres vû de
plus finies, ni de victorieux qui ait pouffé plus
loin fes avantages.

Les Généraux d'armées, habiles & expérimen-
tés, mais que l'intérêt & la paffion de s'enrichir,
ou de fe rendre plus confiderables à leurs Princes,
fait agir plutôt que l'amour de la gloire & le bien
de leur patrie, ne font pas toujours d'humeur à
fe trop preffer, ils font bien aifes au contraire
d'éloigner la paix. Ils font de leur mieux au
commencement d'une guerre, pour établir leur
réputation, & la mettre en bonne pofture; ou,
pour mieux dire, ils font le moins lorfqu'ils peu-
vent le plus; & ce moins qui confifte dans une
victoire qui ne décide rien, ou qui mène à fort
peu de chofe, n'eft pas compté pour peu à la
Cour, & même à l'armée, où il n'y a qu'un très-
petit nombre de gens capables de juger, fi le Gé-
néral victorieux pouvoit aller plus loin qu'il n'a
fait. Ceux qui écrivent à leurs amis de la Cour
qu'il le pouvoit, ne font pas toujours crùs ; ils
font quelque impreffion, ce n'eft que dans l'efprit
de peu de perfonnes. Le Prince conviendra que
le victorieux pouvoit rendre l'action plus com-
plette, mais il ne l'en blame pas, parce qu'il n'y
foupçonne pas de malice. Qui pourroit fe l'ima
giner! L'ennemi repouffé & chaffé du champ de
bataille, le canon pris ou en partie, un certain
nombre de drapaux & de prifonniers, tout cela
éblouït & couvre tout de telle forte, qu'on lui eft
O

Cartha

ginois à la paix. Il fut écouté avec plaifir. On lui envoia les principaux de Carthage, qui conférérent avec lui; mais loin d'acquiefcer à

trop obligé, bien loin de trouver à dire à fa conduite. Encore une fois, une feule victoire qui peut décider d'une guerre dès la premiere campagne, ou dès la feconde, n'eft pas du goût de ces Meffieurs. N'ont-ils pas raifon?

Une victoire décifive qui ne nous laiffe plus rien à faire, ne donne pas le titre de grand & d'excellent Capitaine; au lieu que plufieurs avantages remportés dans l'efpace de plufieurs campagnes, fans aller auffi loin que Xantipe, mettent en grande réputation, & au rang des grands hommes. Il vaut donc mieux laiffer quelque queue aux fuccès d'une campagne, que de la couper tout d'un coup. Il vaut mieux porter pour excufe la maxime de Scipion, qu'il faut faire un pont d'or à l'ennemi vaincu. Echapatoire ordinaire des Généraux, qui cherchent moins à finir la guerre qu'à l'éternifer; & cette maxime, presque tou jours mal appliquée, & dont l'Auteur ne s'eft jamais fervi, eft la caufe éternelle de l'inutilité des batailles; ceux qui craignent la paix n'ont garde de pouffer au complet, de peur de réduire l'ennemi dans la néceffitè de la demander.

Le reproche qu'on a fait à plufieurs Capitaines qui n'ont vaincu qu'à demi, lorfqu'ils étoient en état de tout faire, n'eft pas toujours auffi ma! fondé que l'on diroit bien. Si tel, difent les glofeurs, avec un peu de hardieffe & de grandeur d'ame, eût profité de fes victoires, il étoit en paffe de réduire fes ennemis à demander la paix, & très humblement; ou il lui étoit libre de fe déborder dans fon païs, & d'y faire de grandes conquêtes. Il eft vrai que cette médifance eft une felle à tous chevaux, & qu'elle s'applique à tous ceux qui ont fait de grandes actions; mais combien entend on de femblables médifances, que ceux qui fe font trouvés fur les lieux font en état de justifier?

Ceux qui ont blámé le Maréchal de Luxembourg de n'avoir pas fù profiter de la victoire de Fleurus, & qui lui ont appliqué le compliment qui fut fait à Annibal après la bataille de Cannes, l'ont fait à tort: j'apprendrois ce fecret Hiftorique à mes lecteurs, mais il n'eft pas encore tems. Je le réserve pour mes Mémoires, où l'on en trouvera bien d'autres.

Bien des gens ont accufé le Maréchal de MontRevel, qui étoit un Officier d'un très-grand mérite, d'avoir négligé de couper court à la guerre des Fanatiques lorfqu'il le pouvoit. On prétendoit que cette guerre étant une abondante moiffon de piftoles pour le Général, il n'avoit garde de fe trop preffer. C'étoit la matiére des lettres & des difcours de fes ennemis. Le fieur Tenien, Curé de Montpezat, lui propofa plufieurs fois les moiens de terminer cette affaire,

d'exterminer & d'enveloper ces rebelles jufqu'au dernier dans le même piége. Bien loin de l'écouter, il s'en moqua, & le renvoïa à l'office du jour, pendant qu'il s'amufa & fit fon capital d'élever des potences dans Nifmes, & d'y faire pendre une infinité de malheureux de tout fexe, qui n'avoient aucune part dans la rebellion. Il n'avoit d'autres crimes à leur reprocher, finon qu'ils chantoient les Pleaumes. II auroit pû fe difpenfer de tant de fupplices, c'étoit faire un très-grand tort anx affaires du Roi; car par ces éxécutions il anima encore plus les rebelles à courir à la vengeance de leurs freres, par une guerre fans quartier. Il eût mieux fait de courir au plus preffé. Cette conduite lui attira des ennemis en foule; & les Eccléfiaftiques s'étant mis de la partie, ils écrivi. rent à la Cour, qui lui renvoià toutes ces lettres, felon la politique du Ministére de ce temslà, excellente pour ne jamais rien favoir de tout ce qui fe paffe dans les Provinces & dans les armées; on ne laiffa pas que de révoquer ce Gé néral, & d'envoier le Maréchal de Villars à fa place. Dès que Mont-Revel vit qu'il ne tenoit plus à rien, il eut recours à l'Office du jour, c'est-à-dire au Curé de Montpezat. Il écouta les avis de cet honnête homme, qu'on avoit fi fort méprifé; il fe mit en campagne, avec son projet dans la tête, & bien qu'il ne le voulût pas éxécuter en entier, il ne laiffa pas que de tailler en pièces une partie de ces fcélérats, les autres aiant trouvé des iffuës qu'on négligea de fermer: de forte qu'il laiffa affez de befogne au Maréchal de Villars, pour mériter l'honneur d'avoir terminé une guerre fi furieufe & fi incommode. Celui-ci la finit d'autant plutôt, qu'il y alla du bon pied, & fe gouverna par des maximes bien différentes de celles de fon prédéceffeur. Il fe fit aimer & eftimer de tout le mon pe par fa douceur & par fa conduite; mais de peur que l'imagination de mes lecteurs n'aille trop loin, je les avertis que les ennemis du Maréchal de Mont Revel ne lui rendirent pas toute la juftice qu'il méritoit Il ne fit rien de fa tête, il avoit des ordres; le Confeil de Confcience s'étoit imaginé que les éxemples d'éxtrême févérité fe roient d'un grand effet, & intimideroient ces furieux; mais comme on s'apperçut que cela faifoit un effet tout contraire, on changea de batterie & de Général. Le Maréchal de Mont-Revel n'étant point coupable, fut envoie commander à Bourdeaux, où revenant dans fon état naturel, il fe fit autant aimer dans la province de Guienne, qu'il s'étoit fait craindre dans l'autre, contre fon intention. Mes Lecteurs ne manqueront pas de croire ici que M. Tenien, après l'avis falutaire

rien de ce qu'on leur difoit, (a) ils ne pouvoient fans impatience entendre les conditions infupportables que le Conful vouloit leur impofer.

qu'il avoit donné, devint plus gros Seigneur que n'étoit un Curé de Montpezat. Car que ne méritoit pas un tel fervice, & que coûte-t-il à la Cour pour récompenfer un homme d'Eglife? Il faut les défabufer, le fieur Tenien demeura Curé comme devant.

(a) Ils ne pouvoient fans impatience entendre les conditions infupportables qu'il vouloit leur impofer.] Toutes les fois que je me repréfente cet air de bauteur & de mépris avec lequel Régulus traite de la paix avec les Députés de Carthage, & les conditions dures & infupportables qu'il veut leur impofer, comme s'il ne leur reftoit d'autres reffources pour le fauver, que de fe rendre à la dif crétion du vainqueur: toutes les fois, dis-je, que je pense à cette conduite du Romain, & à quoi il eft affujetti lui-même peu de tems après, cela me rappelle une maxime d'Efope. On lui demandoit quelles étoient les occupations ordinaires de Jupiter. Il abaiffe les chofes hautes, répondit-il, éléve les chofes baffes. Voilà en deux mots l'a. brégé de l'Hiftoire humaine. Le monde est un véritable jeu de bacule, & ceux qui y jouënt les premiers rolles y réuffiffent le mieux. Ils commencent, ils finiffent, ils fe relévent & retom bent. Heureux ceux qui voient ce jeu fans être obligés d'y prendre part.

Les Députés de Carthage fe retirent indignés des propofitions du Proconful. Ils aiment mieux périr les armes à la main, que de fubir la pefan. teur du joug dont il prétendoit les charger. Le mépris qu'il femble qu'on fait de nous, produit des effets furprenans dans les hommes véritablement courageux, quoique vaincus & atterrés. Les reffources naiffent fouvent des grands périls, & de l'extrémité de nos affaires. Régulus s'imagine follement que la prise de deux villes & deux grandes victoires gagnées, l'une fur mer & l'autre fur terre, reduiront fes ennemis à fe foumettre à tout ce qu'il lui plaira de leur impofer. Il n'envifage que ce qu'il y a de trifte & de fâcheux dans ceux avec lefquels il traite, fans penfer au jeu de bacule, & combien le parti des défefpérés, à quoi l'on nous oblige, nous éléve & abaiffe les

autres.

C'est ce qui arriva aux Alliés contre la France, aux négociations de Gertruydemberg en 1710. Se peut-il rien voir de plus conforme à celles de Ro me & de Carthage? Ils nous propofent des conditions honteufes & impoffibles; nous leur en propofons d'autres qui levent cette impoflibilité, fans en ôter la bonte & le deshonneur: elles é toient triftes & facheufes. Mais la néceffité nous les extorque, ou plutôt l'ignorance de nos reffources. Nous n'envifageons que nos difgraces paffées, fans en connoître la caufe, ni les moiens de les réparer, & ces moiens étoient aifés en

changeant notre façon de faire la guerre, & en ufant d'une politique un peu moins timide: car c'eft par là que nos maux parurent tout à décou vert, quoiqu'ils fuffent moins grands que le bruit de la renommée ne les faifoit. Nous propofons des conditions fort au deffous de nos forces, & aufquelles nos ennemis ne s'étoient jamais attendus, car ne tenions-nous pas alors au bout de nos armes la reffource dont les Carthaginois s'étoient fervis? N'avions-nous pas un Xantipe en France dans le Maréchal de Villars, comine les Carthaginois en Afrique? Les Alliés font furpris de nos propofitions fans le faire paroître. Ils nous croient aux derniers périls. Ils s'imaginent que nous nous foumettrons à quelque chofe de moins fupportable. Ils appefantiffent tous les jours le joug par des demandes plus onereufes; elles deviennent enfin ridicules. Il ne s'agit de rien moins que de detrôner un Roi légitime: & fi l'on demande quel étoit le véritable objet, & les différentes vûes de chacun des ligués contre les deux Couronnes, on répondra la trop grande puiffance de la France; mais dans le fond c'étoit le partage imaginairede la Monarchie Espagnole à l'égard des Indes, & l'affoibliffement de l'autre par la ceffion de nos conquêtes. Ils partagent la peau de l'ours. Ils l'ont bleffé, mais il n'a pas reçû de coup mortel, On le croit mort à Gertruydemberg, il leur écha pe peu de tems après. Lorfqu'ils croient le tenir, ils le voient revenir fur la voie, reprendre de nouvelles forces, & regagner les campagnes & le fort d'où il a été challé.

L'orgueil de nos ennemis eft tel, qu'à peine daignent-ils nous parler: femblables à ce Romain, dont parle Tacite, qui ne daignoit jamais parler à fes efclaves, de peur de fouiller falangue. Ils fe font longtems attendre au Congrés. A la maniere des Empereurs Romains, il faut leur écrire. On ne vit jamais tant de fuperbe. Un ou deux Députés de Hollande font le perfonnage de Régulus, ils nous impofent les conditions les plus dures de leur part, comme de celle des Puiffan ces unies contre nous, dont ils feront bientôt les dupes. Ils parlent en maitres. Ils croient que tout ce qu'ils nous accordent doit étre reçu comme une grace, & avec reconnoiffance. La dureté des conditions, aufquelles ils vouloient nous foumettre, fit notre falut, comme elle fit celui des Carthaginois. On les rejette avec indignation. Nos Plénipotentiaires fe retirent; & quoique nos affaires femblaffent défefpérées, on trouva des reflources aufquelles on ne fe feroit jamais attendu. Le changement du Ministére dans la guer re, comme dans les Finances, renouvelle la face des affaires, & la défection des Anglois du parti de la ligue nous remit fur nos avantages. L'action de Denain renverfa toutes les cípérances, &

En effet Régulus parloit en maître, & croioit que tout ce qu'il vouloit bien accorder, devoit être reçû comme une grace & avec reconnoiflance. Mais les Carthaginois voiant que quand même ils tomberoient en la puiffance des Romains, il ne pouvoit rien leur arriver de plus fàcheux que les conditions qu'on leur propofoit, ils fe retirérent non feulement fans avoir confenti à rien, mais encore fort offenfés de la pefanteur du joug dont Régulus prétendoit les charger. Le Sénat de Carthage, fur le rapport de fes Envoyés, réfolut, quoique les affaires fuffent défefpérées, de tout fouffrir & de tout tenter, plutôt que de rien faire qui fût indigne de la gloire que leurs grands exploits leur avoient acquife.

fit expirer cette ligue formidable. Je ne vois rien de plus mortifiant pour nos ennemis, & de plus glorieux pour la France accablée de leur noubre. Ils vouloient tout à Gertruydemberg, peu s'en faut qu'ils n'aient rien à Utrecht. La paix fe fait, & chacun fe trouve dans une égale condition de ruine & d'épuisement.

Ce qui eft arrivé par la fuite, entre la France & l'Espagne, a fait voir aux Hollandois, (les auteurs & les premiers mobiles de cette guerre,) qu'ils avoient mal raifonné, & ignoré leurs véritables intérêts. Qu'ont-ils fait que changer de voifin contre un autre qui n'eft pas moins redoutable, le feul qui ait profité dans cette guerre, & dont la puiffance est fort au deffus de cel

le qu'avoit la France fous le regne de Louis XIV. Concluons de tout ceci, que lorsqu'un ennemi victorieux offre des conditions onereufes au vaincu, & qu'il veut tout avoir, il faut se réfoudre à tout perdre. Régulus avoit écrit à Rome qu'il tenoit les portes de Carthage comme feellées par la crainte. Il la regarde comme une conquête qui ne lui peut échaper. Il veut tout avoir & ne rien perdre, & fait fi bien par fes hauteurs, qu'il réduit fes ennemis au parti des défespérés. Ils fe refolvent à fe fauver, où à tout perdre. Ils fe fauvent effectivement; le défespoir fait leur falut, & l'orgueil de Régulus la perte de fa liberté, celle de fa gloire & de fa réputation, & la ruine entiére de fon armée.

OBSERVATION S

Sur la bataille d'Adis.

S. I.

Polybe torp concis dans l'abrégé qu'il fait de cette action. Importance de connoître les lieux quand on écrit l'Hiftoire.

Polybe paffe fort légérement fur cette bataille. Il écarte plufieurs circonstances ef

fentielles, & ces circonftances me font extrêmement regretter ce qu'il auroit pů nous apprendre d'une action fi célébre. Car tout ce qui opére des furprises d'armées, est très-interessant dans l'Hiftoire. Ce font des morceaux qu'on ne fauroit étendre ni conferver avec trop de foin. C'est, je pense, dans ces feuls cas qu'un Historien abreviateur peut fe permettre la liberté de s'écarter, & de courir au large tant qu'il lui plaît. On s'étonnera peut-être que j'ofe qualifier Polybe d'Hiftorien abreviateur; il l'eft fans doute dans fes deux premiers Livres: car il nous avertit dès l'entrée, qu'il ne les donne que pour fervir d'introduction à fa grande Histoire. On avouera pourtant que fa

marche n'est pas toujours égale. Il fait fouvent des haltes très-longues en des endroits. où elles auroient pû être plus courtes. On ne doit pas le trouver mauvais. Mais n'eût-il pas mieux vallu qu'il s'arrêtât uniquement fur les faits d'où dépendent les événemens les plus extraordinaires & les moins prévûs?

La bataille d'Ecnome eft un grand fujet, & décide d'un grand deffein. Auffi la représente-t-il dans toute fon étendue. Cela eft en fa place. Mais celle d'Adis méri toit-elle moins d'être décrite avec la même éxactitude? Je ne fai pourquoi il fe refferre fi fort fur un fait fi rare; car puifqu'il avoit voiagé exprès, & s'étoit porté fur les lieux, où s'étoient paffées les grandes actions, pour ne rien écrire dans fon Hiftoire qui ne fût conforme à la verité; combien nous auroit-il pû dire de chofes qu'il nous laiffe à deviner? Puifqu'il avoit voiagé en Afrique, felon qu'il le dit lui-même, rien ne l'empêchoit de fe porter à Adis, d'en éxaminer les environs, & la colline fur laquelle les deux armées combattirent; il lui eût alors été aifé de mettre en ufage fes propres conjectures, de juger du projet de l'entreprise, & de la difpofition des deux armées par celle des lieux. Un homme du métier, habile & expérimenté, eft capable de fuppléer par ce qu'il voit, à ce qui n'a pû venir à fa connoiffance, ou à ce qu'il n'a pû comprendre dans les mémoires ou les lettres des Officiers particuliers, ou des Généraux d'armées. L'infpection des lieux aide extrêmement un Hiftorien militaire, tout s'éclaircit & tout fe débrouille à la vûe des objets. Un Officier qui veut écrire l'Hiftoire de fon tems, n'a pas un meilleur parti à prendre. Qui voudroit écrire le combat de Fribourg, de Senef, ou la bataille de Malplaquet, n'en écriroit jamais avec éxactitude s'il ne prenoit ce parti. On lit alors avec beaucoup de plaifir, on eft comme tranfporté fur les lieux. Qu'on life Herodote, Thucydide, Xenophon, Polybe lui-même ; car il ne tombc pas toujours dans le défaut que je lui reproche ici, & pour venir jufqu'à notre tems, qu'on life l'Auteur anonime des deux dernieres campagnes de M. de Turenne, Auteur qui pour le moins va du pair avec les grands hommes que je viens de citer; on verra, à n'en pouvoir difconvenir, combien la connoiffance des lieux répand de clarté & d'agrément dans le récit d'une action militaire.

Polybe a donc grand tort d'avoir manqué d'éxactitude dans une action auffi célébre que celle d'Adis: car il n'eft rien de plus rare qu'une furprife que l'on tente fur une armée. Malgré tout cela, ce qu'il nous apprend de cette grande action, n'eft pas fi peu confidérable, qu'on n'y puiffe faire des obfervations. C'eft ici une occafion de traiter des furprifes d'armées: & cette matiere eft fi curieufe & fi importante, qu'il ne peut fe trouver trop d'occafions de l'aprofondir.

S. II.

Inutilité d'une armée de fecours quand elle refte dans l'inaction,
quelque pofte qu'elle occupe.

Près la prife d'Afpis, Régulus fongea à ne laiffer aucune place derrière lui, qui pût l'inquiéter dans le deffein qu'il avoit de marcher à Carthage. Il s'approche d'Adis dont il fait le fiége. Sur ces nouvelles les Généraux Carthaginois fe mettent en campagne, avec une armée plus propre à tenir les plaines, qu'à combattre dans un païs de montagnes très - âpres & très-difficiles. Il leur importoit de les traverfer pour aller à l'ennemi, & fecourir la place; ils s'y déterminent, & les paffent heureufement. Les voilà arrivés, & fur les hauteurs qui bordoient la plaine; rien ne les empêchoit d'y defcendre, & d'attaquer les Romains dans un païs favorable à la cavalerie & aux éléphans. Ils n'en font pourtant rien, & le tems s'écoule. Ils s'étoient

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