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qu'elle couvrit de honte & d'ignominie le Conful Romain, dont la conduite en cette occafion étoit inexcufable: car il ne tint pas à lui que fa patrie ne tombât dans de fort grands embarras. Auffi fut-il traduit devant des Juges, & condamné à une groffe amande.

& toute la gravité antique. Il n'y a point d'Autcurs, ni même de Prédicateurs, qui ne la fourent dans leurs Sermons, & encore aujourd'hui il n'y a perfonne qui ne reconnoiffe & qui ne redoute la puiffance. C'eft la Déeffe confolatrice des Généraux qui perdent une bataille; car ceux qui la gagnent n'ont garde de lui en attribuer tout l'honneur, comme faifoit Sy!la: ils ne font pas fi modeftes & de fi bonne foi, quoique ce foit le tout que la fortune.

Je fuis bien für que Claudius ne manqua pas de s'en plaindre, & de dire qu'il n'avoit rien négligé des moiens qui pouvoient le conduire à la victoire, fi la fortune ne lui eût été contraire; mais les connoiffeurs n'étoient pas fi bêtes que d'en convenir: ils n'attribuérent une défaite fi honteufe qu'à fa mauvaise conduite, qu'à fon manque de prévoiance; enfin à tout ce qui caractérise les Généraux imprudens & malhabiles, & non à la fortune, qui eft un mot qui ne fignifie rien.

Voilà quant à l'opinion des Officiers habiles & éclairés. Je n'ai aucun garant de cela, je l'avoue; mais pouvoient-ils penfer autrement, puifqu'ils étoient les témoins oculaires de cette foule de fautes & de fottifes de leur Général ? Pouvons-nous penfer autrement nous, en lifant ce que notre Auteur rapporte de cette bataille, dans le commencement, comme dans les fuites, & dans la fin? Cela ne nous fuffit-il pas pour en faire le même jugement? Les dévots fuperftitieux de l'armée Romaine, car le Paganisme avoit les fiens comme nous avons les nôtres, & peut-être les Prêtres, qui étoient à la fuite de cette armée pour éxaminer les aufpices & pour les autres miftéres de Réligion, fe trouvant difpenfés de faire l'analyse de cette bataille, comme le font auffi nos Aumôniers, ne rejettérent cette infortune du Conful fur rien moins que fur fa mauvaise conduite. C'eft Ciceron qui nous apprend ce fecret hiftorique dans fon Traité de la nature des Dieux, qu'il n'écrivoit pas fans rire, tant ils étoient ridicules. Il dit donc que l'armée Romaine fe trouvant affaillie de tous côtés par l'armée Carthaginoife, au milieu d'une infinité d'écueils qui borde it la côte de Drépane, les foldats perdirent toute efpérance de fe tirer de ce mauvais pas :

mais qu'ils avoient encore un plus grand sujet de défefpérer de leurs affaires, c'étoit un feru. pule de confcience, qui leur faifoit craindre la colére & la vengeance des Dieux, à caufe de la témérité du Conful, qui, au mépris de la Réligion, non feulement n'avoit pas fait difficulté de combattre, quoique les aufpices lui fuffent contraires, mais s'étoit encore moqué: car voiant que les facrés poulets ne vouloient pas manger, il avoit tout auffi-tôt commandé de les jetter dans la mer, afin qu'ils buffent tout leur faoul, puifqu'ils ne vouloient pas manger. Suétone prétend que ce fcrupule de confcience, & l'impiété de Claudius, avoit tellement découragé les foldats, & diminué leurs efpérances pour la victoire, que cela fut caufe de la perte de la bataille. Je le crois bien; on en perd tous les jours pour de bien moindres que pour des poulets qui ne veulent pas manger. Quelqu'un de mes Lecteurs ne seroit-il point curieux de favoir ce que c'étoit que ces facrés poulets? Je crois qu'il s'en trouvera beaucoup qui défireront d'en être inftruits.

Il y avoit de deux fortes d'augures, les celeftes qni embraffoient outre le tonnerre, les éclairs, la foudre, tous les autres phénoménes extraordinaires : ceux de la feconde regardoient le vol des oi feaux, & généralement prefque toute la volatille; mais les aufpices qu'on tiroit des poulets étoient les plus graves: lorfqu'on avoit befoin de recourir à cette forte de devination, on les laiffoit un certaine tems dans une cage fans manger : après cela les Prêtres ouvroient la cage, & leur jettoient leur mangeaille; s'ils la béquettoient de bon appetit, & de leur propre mouvement, c'étoit un trèsbon augure, & un très mauvais s'ils la refufoient. Cette cérémonie fe faifoit dès le point du jour, & dans un très-grand filence. Valére Maxime, Pline, & une infinité d'Auteurs, difent que les Romains n'entreprenoient rien, ni dans le Sénat, ni dans les armées, qu'on n'eût auparavant confulté les facrés poulets: quelle folie: ne diroit-on pas, à voir ces fortes de fuperftitions, que ces graves Sénateurs n'avoient pas plus de cervelle que leurs poulets? J'ai vû à Naples des superstitions mille fois plus ridicules & plus folles que celles-là.

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OBSERVATIONS

Sur la bataille navale de Drépane.

TOus irons plus unis & plus ferrés dans nos obfervations fur cette affaire de Drépane, que dans les précédentes. La description que notre Auteur en fait, est fon chef-d'œuvre hiftorique. Il nous tranfporte fur les lieux, il nous expofe, il nous fait voir avec tout l'art poffible toutes les circonftances, toutes les fuites de cette grande entreprise, mille fois mieux que ne feroit dans un tableau le Peintre le plus habile. Je ne vois rien de fi beau, de fi net, rien de mieux détaillé, il nous conduit comme par la main. Un récit qui remplit fi fort notre admiration, qui ne laiffe rien à défirer, n'a pas befoin d'obfervations trop réfléchies: elles naiffent par l'attention qu'on prête à une lecture qui nous plaît infiniment. Tout autre Historien que le nôtre, dans une affaire comme celle-ci, ne s'en feroit pas fi bien démêlé; il faut être du métier pour écrire avec fcience les différentes manoeuvres des deux armées dans une action générale, les produire avec clarté, & les affortir avec ordre.

Je ne fai fi ce grand Historien, dans le récit qu'il fait de cette bataille, n'a pas eu deffein d'imiter, & de s'élever même au deffus de Thucydide dans la defcription qu'il nous donne d'une affaire à peu près approchante qui fe paffa dans un des ports de Syracufe, entre l'armée navale des Athéniens & celle des Syracufains. On diroit que notre Auteur l'a pris pour guide dans fa narration.

L'entreprise du Général Romain étoit une de celles qui échouent rarement, lorsqu'on prend bien fon tems & fes mefures: elle ne fut malheureufe que pour avoir manqué dans le premier; il ne s'agiffoit ici que de furprendre une flotte dans un port, dont on avoit des avis, que la plus grande partie de l'équipage étoit à terre dans la plus grande fécurité du monde.

Tout dépendoit du fecret, de la diligence, du tems, & d'une marche bien concertée, & telle qu'en fe fervant des avantages de la nuit on put tomber fur l'ennemi, & le furprendre avant le jour: c'étoit le point fondamental de l'entreprise, & d'où par conféquent dépendoit tout le fuccès. On ne rifquoit rien en partant plutôt: on rifquoit tout en partant plus tard.

Le Conful fit un contre-tems. Il fut furpris du jour, lorsqu'il étoit encore fort éloigné de l'endroit où il devoit aller; il fut découvert par ceux de la ville, à une très-grande diftance. Adherbal eut tout le tems qui lui étoit néceffaire pour prendre les précautions qu'il devoit, non feulement pour s'empêcher d'être furpris, mais encore pour tourner à fon avantage le deffein de fon ennemi.

Les Romains, furpris par le jour, & encore fort éloignés de Drépane, dûrent bien s'appercevoir que leur deffein avoit échoué, & qu'il ne s'agiffoit plus d'une furprife, mais de combattre des gens avertis & préparés à les bien recevoir. Rien n'empêchoit le Général Romain de penfer à la retraite ; il étoit venu dans la vûe de furprendre une armée navale, des vaiffeaux défarmés & dégarnis de leur chiourme, & non de combattre en bataille rangée, à quoi il n'étoit nullement préparé. Rien n'étoit plus aifé que de fe retirer, rien de plus imprudent & de moins fenfé que de rifquer fans néceffité le falut de fon armée & la perte de fes vaiffeaux, engagé qu'il étoit d'ailleurs au fiége d'une pla

ce, dont la conquête lui importoit plus que le gain d'une bataille, dont la perte pouvoit avoir des fuites fâcheuses.

Si ces confidérations n'étoient pas capables de lui faire changer de fentiment, il eût dû tout au moins fe gouverner avec plus de jugement & de prévoiance; mais il fit voir par fa conduite qu'il manquoit de l'un & de l'autre. Il agit en aveugle. Il eût dû faire ce qu'on appelle la guerre à l'œil, & les chofes aiant changé par ce contre-tems, changer les ordres: ce qui étoit bon, en arrivant à l'heure qu'il s'étoit propofée, étoit très-difficile & dangereux dans une autre.

Adherbal, averti que les Romains font en mer, fait rembarquer fes troupes avec toute forte de diligence; il appareille, & penfe bien moins à fe défendre qu'à les attaquer eux-mêmes. Il n'avoit garde de les combattre dans le port, ç'eût été une imprudence: il fe hâte d'en fortir, de peur que les Romains n'y entraffent; que le combat fe donnant dans le port même il ne perdit tout l'avantage qu'il pouvoit tirer de fes vaiffeaux, fur la légèreté & la fineffe defquels il mettoit l'efpérance de la victoire; & que n'aiant pas la liberté de s'étendre, de doubler, ni d'efquiver, ou couler entre ceux de l'ennemi, il ne pût pas éviter l'abordage de ceux des Romains, qu'il craignoit fur toutes chofes. Il gagne le large, affuré de combattre avec un très-grand avantage contre des navires lourds & pefans, & conduits par une chicurme fans expérience. Toutes ces raifons aiant obligé Adherbal de fortir du port, après avoir fait rembarquer tout fon monde, il profite d'une file de rochers (2). qui s'étendoient hors du port, il prit la réfolution d'y cacher fa flotte comme dans une embufcade, affuré que les Romains ne penferoient jamais qu'on pût leur tendre un piége parmi des écueils très-dangereux.

Claudius eft à peine à la vûe du port, que croiant trouver la bête au gîte, il détache une partie de fes vaiffeaux, & fuit avec le refte pour entrer dedans. Il avoit manqué l'heure favorable par fa négligence, ou par manque de prévoiance; il alla enfuite trop vite dans ce qui éxigeoit une extrême retenue, & beaucoup de circonfpection. Pouvoit-il ignorer que l'ennemi ne fût averti? J'aurois de la peine à le comprendre, & quand même il en auroit douté, les régles de la guerre éxigeoient qu'il fit reconnoître le port & les rochers qui en étoient proche. Pour avoir négligé ces précautions, il tomba dans le piége qu'il vouloit tendre à fon ennemi: il fut furpris lui-même, & commit une faute auffi groffiére qu'il foit poffible d'imaginer d'un Général qui ne manquoit pas d'expérience.

Adherbal, qui s'apperçoit qu'une partie de la droite des Romains est entrée dans le port, vogue contre leur aile gauche, & tournant les écueils, derriére lefquels il s'étoit caché avec fa flotte, il paroit inopinément fur cette aîle, qui étoit encore au large. Claudius, furpris & déconcerté d'une chofe fi imprévûe, se met en état de réfifter aux Carthaginois (3). Il fe range en bataille dans le meilleur ordre qu'il lui fût poffible dans un état fi preffant, & qui lui laiffoit à peine le moment de fe reconnoître. Il étend fa gauche (4), & l'élonge du côté de la pleine mer pour s'empêcher d'être doublé, & autant qu'il eft en fon pouvoir dans une conjoncture fr délicate. Il envoie ordre en même tems aux navires de fa droite qui entroient, & qui étoient déja dans le port, de revirer de bord pour fe joindre au gros qui alloit entrer en action; mais cet ordre, quoique néceffaire, ne fervit qu'à hâter fa perte par la confufion qui le fuivit, & qu'il étoit aifé de prévoir.

Le combat commença à la gauche de l'armée Romaine, & s'étendit enfuite fur tout le refte de la ligne. Les Romains furent totalement défaits, & leur flotte ruinée, & le projet de détruire celle des Carthaginois s'évanouit avec fon auteur. Paffons aux rê

4. Armée Romaine doublée par les Vaisseaux Carthaginois 5.

6. Vaisseaux Romains qui sortent du Port

pour aller au secours des autres. 7. Drepane

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