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premiére victoire. Si nous nous en tenons à la maxime de Céfar, quoi de plus aifé que de la mettre à profit?

Une armée n'eft pas abimée & anéantie pour avoir perdu & abandonné le champ de bataille, son canon, fes morts, fes bleffés & fes équipages. Ceux qui fuient à travers les campagnes ne font pas morts: ils font diffipés aujourd'hui, ils peuvent fe réunir demain, trois ou quatre jours après, quinze ou vingt, fi l'on veut, fe rallier, reprendre de nouvelles forces, de nouvelles efpérances, & revenir plus mauvais & plus réfolus qu'auparavant, par la honte de leurs défaites, ou par l'adreffe de leurs Généraux. Que ne faut-il pas pour rendre une bataille décifive & complette? Elles ne le font prefque jamais. On voit l'ennemi en fuite, atterré, vaincu, foulé aux pieds. Il fe relève en peu de tems, on diroit que le victorieux n'a marché que fur des refforts. L'avanture furprenante des Ducs de Weimar & de Rohan dans la plaine de Rhinfelt par les Bavarrois, eft une preuve bien démonftrative que le vaincu qui fuit n'eft pas un être anéanti, & que les trophées érigés fur un champ de bataille ne font pas toujours de longue durée. Weimar & Rohan, les deux plus grands Capitaines de leur fiécle, perdirent tout à cette malheureuse journée, hors le courage & la confiance de leurs foldats, auxquels il ne refta que leurs feules armes, & le défir d'avoir leur revanche. C'est beaucoup, lorfqu'ils ont à leur tête des Généraux vifs, hardis & braves, & à qui la cervelle ne tourne pas aifément. Une partie de cette armée avoit été prife, ou taillée en piéces: l'autre s'enfuit, & ne borna fa courfe qu'à cinq ou fix lieuës du champ de bataille. C'eft là que le Duc de Weimar recueillit les triftes débris de fon armée. Le voilà défolé. Il fe voit fans vivres, fans équipages, fans munitions, en un mot réduit dans l'état du monde le plus défefpérant. Que faire? Que devenir? Le Duc de Rohan, l'homme du monde le plus fécond en expédiens & en reffources hardies & vigoureufes, lui dit qu'il n'y a rien de défefpéré avec de fi braves foldats. Il propofe à Weimar de remarcher aux ennemis. Celui-ci goûte cet avis, qu'il trouve digne de fon courage, de fa vertu, de l'extrêmité où il fe voioit réduit. On fonde la volonté des Officiers des corps, & ceux-ci celle des foldats: ils répondent tous unanimement, qu'ils font prêts à tout faire. On les rallie, & chacun joint fon drapeau; l'on force' une marche de nuit avec une incroiable diligence. On arrive au point du jour fur l'ennemi, qui ne s'attendoit à rien moins qu'à une telle vifite: on le furprend, & fans lui donner le tems de fe reconnoître, il eft attaqué & battu fans prefque aucune réfiftance: tout s'enfuit tout s'en va, & rien ne demeure: le canon, les bagages, les munitions de guerre, rien n'échape à l'avidité du vainqueur, A-t-on jamais ouï parler d'un événement femblable? Je m'étendrai plus particuliérement fur cette bataille, lorsque l'occafion s'en préfentera dans le cours de cet ouvrage. L'efquiffe, que j'en donne ici, n'est que pour faire voir aux gens du métier que la perte de la plupart des batailles eft plus dans l'opinion que dans la chofe même; les hommes braves, audacieux & entendus, s'élévent dans les plus grandes infortunes, bien loin d'y fuccomber: rien ne manque où il y a du courage.

Si le Maréchal de Boufflers eût été de l'humeur du Duc de Weimar, après la perte de la bataille de Malplaquet, fi tant eft qu'une bataille obftinément foutenuë, cédée enfin fans perte, & qui ne finit que par la bleffure du Général, & la lâcheté de quelques corps qui abandonnent leurs pofles, peut être mife au rang des batailles que l'on ne peut revendiquer: fi, dis-je, le Maréchal de Boufflers, un des plus braves hommes, & le meilleur Citoien que la France ait jamais eu, fans écouter les confeils de certaines personnes, dont l'excès de prudence étoit un effet de nos infortunes paffées, eût marché quelques jours après cette bataille droit aux ennemis qui afliégeoient Mons, il les

eût furpris, & leur eût fait boire le même vín que les Bavarrois bûrent à Rhinfelt.

Une bataille n'eft complette & décifive qu'autant qu'on en fait profiter dès l'instant que la victoire s'eft déclarée, fans nulle équivoque, qu'aucun corps ne reste en entier, que tout s'enfuit, que tout court à la débandade. Le Général victorieux doit bien fe garder alors de faire un lieu de repos du champ de bataille; mais imiter ce que fit Čéfar dans toutes fes victoires, & particuliérement dans celle de Pharfale. Il n'a pas plutôt vaincu Pompée, que tout fur le champ il marche à l'insulte de fon camp, qu'il emporte; ce n'eft pas encore affez, il le fuit fans relâche, & à marches forcées. Il l'oblige de monter fur mer; il y monte auffi, & avec la même promptitude, de peur qu'il ne lui échape: belle leçon pour les victorieux, qui ne le font jamais qu'à demi.

On doit laiffer là tous les bleffés, les gros bagages, la groffe artillerie, enfin tout ce qui peut retarder la marche d'un feul moment, camper fur les traces des vaincus, afin qu'ils n'aient pas le tems de fe reconnoître, & de recourir aux refsources.

Ordinairement une armée battuë cherche fon falut par différentes routes & diverfes retraites: on doit partager fon armée en plufieurs corps dans un très-grand ordre, les envoier aux trouffes des fuiards, tâcher de les atteindre pour les accabler, & ruiner le tout. Si les vaincus fe réuniffent & fe raffemblent fous le canon de la place la plus voifine, l'attaquer brufquement à la faveur de la nuit, ou dans le plein jour: on effuie un feu de paffage, mais dès qu'on en eft aux mains ce feu n'a plus lieu. Combien l'Hiftoire nous fournit-elle d'éxemples de ces fortes d'entreprises? Sans épuifer cette matiére, fur laquelle nous ne taririons pas, on doit feulement confidérer qu'il y a certaines bornes d'où l'on ne fauroit s'écarter après une victoire: c'eft en quoi confifte l'habileté du Général. Il y a un certain point jufqu'où il eft permis de poursuivre fes avantages. Ce n'eft pas connoître fes forces, ni même celles de fes ennemis, que de n'ofer aller jufques-là, ou de vouloir aller plus loin, lorfque la défaite n'eft pas entiére. Bien des Généraux ont été battus après une victoire, faute de connoîtte la jufte étenduë qu'ils auroient pû lui donner.

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Prife d'Erite par Amilcar. Différentes tentatives des deux Généraux Pun contre l'autre. Amilcar affiége Eryce. Nouvelle flotte des Romains commandée par C. Lutatius. Bataille d'Egufe.

A dix-huitième année de cette guerre, les Carthaginois aiant fait Général de leurs armées Amilcar, furnommé Barcas, ils lui donnérent le commandement de la flotte. Celui-ci partit auffi-tôt pour aller ravager l'Italie; il fit le dégât dans le païs des Locriens & des Bretiens: de là il prit avec toute få flotte la route de Palerme, (a) & s'em

de la mer.

(a) Et s'empara d'Eryce, place fituée fur le bord Nous ignorons aujourd'hui fon éxiftance, ou du moins n'en fommes-nous pas trop

para affurés: c'étoit nne ville de Sicile. La defcription que Polybe en fait ne fent point la négligence des Anciens Auteurs. Il étoit d'une extrême

para d'Ercte, place fituée fur le bord de la mer entre Eryce & Palerme, & très-commode pour y loger une armée même pour longtems. Car c'eft une montagne qui s'élevant de la plaine jufqu'à une affez grande hauteur est escarpée de tous côtés, & dont le fommet a du moins cent ftades de circonférence. Au deffous de ce fommet tout autour,eft un terrain très-fertile, où les vents de mer ne fe font pas fentir, & qù les bêtes venimeufes font tout à fait inconnuës. Du côté de la mer, & du côté de la terre, ce font des précipices affreux, entre lefquels ce qu'il refte d'efpace eft facile à garder. Sur la montagne s'éleve encore une butte qui peut fervir comme de donjon, & d'où il eft aifé d'obferver ce qui fe paffe dans la plaine. Le port a beaucoup de fond, & femble fait exprès pour la commodité de ceux qui vont de Drépane & de Lilybée en Italie. On ne peut approcher de cette montagne que par trois endroits, dont deux font du côté de la terre, & un du côté de la mer, & tous trois fort difficiles. Ce fut dans ce dernier qu'Amilcar

importance pour l'inftruction de fes Lecteurs, qu'il nous la donnât dans toute l'éxactitude, non feulement d'un Géographe, mais encore d'un homme de guerre. Cette defcription n'a aucun rapport à celle de Baudrand dans fon Dictionnaire Géographique. Il dit qu'à deux milles de Drépane, ou Trapani, il y a un bourg appellé Trapani-Vecchio, où l'on prétend qu'étoit l'ancienne ville de ce nom, qui portoit anciennement celui d'Erix, auffi bien que la montagne. Baudrand fe trompe bien fort. Notre Auteur diftingue l'une de l'autre, puifqu'il place Erix entre Drépane & Palerme. Elle étoit célébre par deux endroits, par un Temple fameux dédié à Venus, qu'on appelloit Erycine, & par la guerre d'Amilcar Barcas, pere du grand Annibal, contre les Romains. Il s'étoit cantonné dans ce pofte & fur la montagne, où il mit en œuvre tout ce que l'art a de plus profond, de plus fin & de plus rufé, Je ne pense pas qu'il fe foit rien vû ni pratiqué de pareil à la guerre, & de plus digne de l'admiration des connoiffeurs, quoique ce grand homme soit admirable dans toutes fes guerres.

Il roula ses ennemis par tant de méthodes différentes, & par tant de chicanes pendant le cours de trois années, qu'il mit à bout leur patience: de forte qu'ils n'étoient guéres plus avancés le dernier jour, que la paix fe fit, que le premier de cette guerre. C'eft en cela feul que je trouve Erix recommandable: car pour ce qui regarde fon Temple: c'eft un conte à renvoier aux Juifs, comme dit Horace, une fable dont Polybe ne fait au cune mention: car il eft rare de le voir donner à travers de ces fortes de légendes. Le Lecteur ne fera peut-être pas fâché de favoir ce que c'est que ce conte. Il est jufte de le fatisfaire. Entre les chofes rares qui diftinguoient le Temple qu'avoit Dame Venus fur la montagne d'Eryce, on Tome 1.

admiroit le grand Autel, fur lequel, quoiqu'il fût tout à découvert, la flamme fe confervoit nuit & jour, fans que l'on vit ni braises, ni cendres, ni tifons; fans que la rofée fe féchât, & que les herbes difcontinuassent de renaître toutes les nuits.

Le Paganisme avoit fes béats, fes dévots & fes controuveurs de miracles & de prodiges. Les réligions les plus ridicules & les plus folles, font cel les qui ont le plus de befoin de ces fortes d'étais, & de fraudes pieuses. C'étoit un grand foulage ment pour les Prêtres des Dieux. J'aurois crû que cette fonction leur appartenoit en propre, mais je vois que tout le monde s'en mêloit, & s'érigeoit en créateur de miracles pour réchauffer la dévotion, la libéralité & la crédulité des peuples. Et Dieu fait quels miracles. Sur une colline proche d'Agrigente, on mertoit fur l'Autel des farments verts, & le feu y prenoit de lui même: feu fi doux & fi benin, que quoiqu'il fe jettát fur les affiftans, il n'incommodoit perfonne. En Lydie dans deux villes il y avoit un Temple, où dans une Chapelle on voioit fur l'Aqtel des cendres d'une façon particulière; un Magicien entroit là une tiare autour de la tête, & aiant mis du bois fur le foier, après quelques prières, une flamme brillante fortoit du foier fans que l'on eût mis le feu au bois. Ne voilà t-il pas de grands miracles? Il n'y a pas aujourd'hui de petit Phyficien qui ne foit capable d'en faire autant avec les deux fortes de Phofphore. Je m'étonne que les Prêtres Grecs ne s'avifent pas de cet expédient, pour faire du feu aux fêtes de Pâque dans leur Chapelle du S. Sepulcre. Cela feroit plus ingénieux & plus impofant que de battre fous la cuftode un fufil qui peut quelquefois être mauvais, & les expofer à des railleries défagréables. Bb

vint camper.

(a) Il falloit qu'il fût aufli intrépide qu'il l'étoit pour fe jetter ainfi au milieu de fes ennemis, n'aiant ni ville alliée, ne espéran

J

prudence, & non d'un coup de témérité, ou d'intrépidité.

M. de la Rochefoucaut, dans fes maximes, définit l'intrépidité fans 'aucune exception du coup de manivelle. Il l'appelle une hardieffe, une affurance, une force extraordinaire de l'ame qui s'élève eu deffus des défordres & des émotions, que la vue des grands périls pourroit exciter en elle. Cette définition me femble défectueuse, elle ne fournit point une idée affez diftincte de l'intrépidité, qui nous paroît trés-voifine de l'inconfidération & de la brutalité.

Saint-Evremont diftingue l'une de l'autre, fans être à mon fens plus éxact. La brutalité méne quelquefois, dit il, auffi avant dans le péril que l'intrépidité: mais celle ci marche avec connoiffance, & l'autre par un emportement aveugle & féroce. Qu'est-ce donc que ceci? Perfonne n'auroit-il pris garde à cette contradiction? Je pen fe que non: quoi, cette intrépidité, qui marche avec connoiffance, avance autant dans le péril que la brutalité aveugle & féroce. Si celle-ci est l'un & l'autre, elle doit de beaucoup enchérir fur la premiére: elle doit fe précipiter dans les dangers les plus terribles & les plus affurés; cę que ne fait pas une vertu qui marche avec connoiffance.

: (a) Il falloit qu'Amilcar fit auffi intrépide qu'il l'étoit, pour fe jetter ainfi au milieu de fe ennemis.] Polybe s'exprime d'une façon qui feroit foupçonner d'abord quelque acte d'imprudence heureufe dans la conduite d'Amilcar, ou quelque chofe qui en approche extrêmement. On fent bien qu'il veut louer ce grand Capitaine de fa hardieffe à entreprendre les chofes les plus difficiles, les plus embaraflantes dans l'éxécution, & qui femblent même au deffus des forces humaines. On fent bien, dis-je, fa penice; mais le terme ne me paroit nullement propre à exprimer ce qu'il veut dire: il y eft même tout oppofé, & par-là il s'en faut beaucoup qu'il le loue. En effet fon entre prife femble d'abord jufte aufens véritable du terme, par la confideration, des forces de Barcas, fi difproportionnées en nombre à celles des Romains, & qu'eft-ce que ces Romains? Sont-ce des Barbares, contre lefquels le petit nombre fuffife pour les vaincre ? Il s'en faut bien : car outre qu'ils font fupérieurs en nombre aux Carthaginois, ils le font encore par la fituation des lieux & du pofte qui tout parfemné de chicanes, peut-être défendu par peu de monde,& cependant il y en a au-delà de ce qu'il en faut, & ceux contre lefquels Barcas va combattre font les plus braves homines du monde, les inieux difciplines & les plus aguerris. Cela feroit d'abord croire par tant de difficultés, que le terme d'intrépide dont notre Auteur fe fert, convient parfaitement au Général Carthaginois, & pourroit le faire paffer pour un homme qui s'ex. pole imprudemment, & prefque fans réfléxion, dans une guerre très-dangereuse, & même très folle: Car c'eft ce qu'infinuent ces paroles de Polybe, n'aiant ni ville alliée, ni efperance d'aucun fecours. Encore une fois, ne diroit-on pas que le terme d'intrépide lui fiéd à merveille? A une de mie page de là l'on fe trouve tout étonné de voir un homme qui n'entreprend rien que par des motens & des mesures très fages, très-prudentes & très profondes, qui donné tout à cela, & rien à la fortune: il y a bien loin de l'idée d'un Général intrépide & téméraire, à celle d'un homme fage & concerté dans fes deffeins. Je ne voudrois jamais me fervir ducterme d'intrépide pour répréfenter un grand Capitaine, fans l'accompagner d'un bon correctif pour arrêter l'imagination du Lecteur dans fa courfe, & l'empêcher d'aller trop loin: car de l'intrépidité à la témérité, quoique l'une foit moins vice que l'autre, il n'y a qu'un tour de ma. Je ne fai fi on peut appeller une action intrénivelle à donner pour les joindre enfemble. Ce pide dans Amilcar, ce qui n'eft qu'un effet de tour de manivelle ne gåte rien de la réputation l'habileté de cet excellent Chef de guerre. On d'un foldat, ou d'un avanturier, qui cherche à fai dit qu'un Général d'armée eft intrépide & déterre fortune à quelque prix que ce foit: mais celle minè, lorsqu'avec des forces très-au-defTous de d'un Général d'armée est toute faite, puifque tou- celles de fon ennemi, & le défavantage des lieux, te la fortune d'un Etat et dans fon armée, dont il va le combattre & l'attaquer de droit front, la confervation dépend de fa fagefle & de fa pru- & le bat. Cette hardieffe furprend & étonne, &

L'intrépidité qui n'eft liée à aucun correctif, n'a qu'une face: c'eft un mépris déterminé de la mort, une ivreffe de courage qui nous ôte le jugement, un emportement plein de fougue qui nous aveugle fur les périls, & nous les rend tout à fait méprifables. Cette définition, que je m'imagine, me femble juste: fi j'avois à louer un Amilcar, un Sertorius, un Guftave-Arlolphe, un Condé, un Turenne, & quelques autres grands Capitaines, qui ont entrepris les chofes les plus difficiles, je dirois que ces grands hommes ne manquoient en rien de cette intrépidité éclairée qui nous conferve libres & tranquilles dans les grands dangers, qui marche avec connoiffance à l'éxécution des entreprifes les plus hériffées de difficultés, qui paroiffent même témérairee & infurmontables aux efprits & aux courages médiocres, & dont elle vient à bout: bien moins par la force & par le nombre, que par la fcience & la grandeur du génie de celui qui en est orné, & par les reffources qu'il trouve en luimême,

ce d'aucun fecours. Malgré cela il ne laiffa pas de livrer de groffes batailles aux Romains, & de leur donner de grandes alarmes. Car d'a

chacun tombe en admiration. Il faut voir, diront les experts, fur quoi cette admiration eft fon dée. Il ne faut pas juger d'un Général fur l'événement: il faut éxaminer les moiens qu'il a choi fis pour vaincre. Si l'on ne remarque rien que de médiocre & de fort commun dans fa conduite, fi l'on n'y voit qu'un homme qui donne tout à la fortune par un défir immodéré de gloire, ou par une boutade qui lui aura pris, voilà l'homme intrépide tout court, qui s'élance fans réfléxion au deffus de tous les obftacles: il vient de les vaincre, mais il ne les eût peut-être pas regardé d'un cil fixe, s'il les eût connus. L'on peut dire qu'il eft heureux s'il réuffit une feconde fois dans une avanture auffi périlleuse, mais il n'en fera pas plus habile. Ce font deux victoires où la prudence n'a aucune part, & où l'ignorance du vaincu fe trouve dans toute fon étendue.

Si l'on voit un Général à la tête d'une petite armée contre un autre, qui lui oppose le nombre & la force en tout, & que le premier par des mouvemens bien concertés fe ferve de l'avantage des poftes, & rende tous fes deffeins inutiles, dans le tems qu'un autre n'oferoit paroître en campagne, c'eft la conduite d'un grand Capitaine, & non pas d'un homme intrépide; parce que fon habileté applanit les plus grands obftacles, & les rend trèspraticables. S'il fe trouve dans un avantage égal de terrain, ou s'il fe voit dans la néceffité de hazarder une affaire, il ira hardiment au-devant de fon ennemi, fondé fur fon habileté, & la bonté de fon ordre de bataille fin, rufé & profond; il l'attaquera & remportera la victoire, non par un plus grand courage contre un moindre; ni par un effet du hazard; mais par la fcience, par l'adreffe, & par un plus grand art dans fa tactique: peut-on dire qu'un Général ne fauroit fe conduire de la forte fans une très-grande intrépidité? Ce feroit très-mal le louer, c'eft plutôt un homme très-courageux, qui ne hazarde rien contre les lumiéres de fa prudence, quoiqu'il le femble en apparence, & en ne confidérant que fes forces; c'eft un grand homme, un grand Capitaine, que les difficultés encouragent loin de le rebuter, & dont l'étenduë & la pénétration lui fourniffent une infinité de rufes & de reffources pour éxécuter ce que les autres croient impoffible, parce qu'ils font dénués de cet efprit & de ces connoiffances, & qu'ils n'agiffent que par la maxime que la fortune favorife les in trépides & les audacieux. Cette maxime ne fait pas toujours fortune, elle tire fouvent fa force des avantages précédens, & d'une plus grande ignorance dans l'ennemi, ou du hazard.

Il n'y a point de hazard, dira quelqu'un: rien ne fe fait fans caufe; j'y confens: cette caufe fe trouve donc dans l'infuffifance du vaincu. Saint

Evremont dit quelque part, que le courage du Maréchal de Châtillon étoit une intrépidité len te & pareffeufe. Je ne comprens pas cela. L'intrépidité eft vive & impétueufe, & très-opposée à la lenteur, fans être trop éclairée. Si elle eft accompagnée de beaucoup d'efprit, elle est ordinairement imprudente & fans réfléxion, parce qu'elle eft trop bouillante & trop emportée : rarement elle fe trouve jointe à toutes les qualités militaires des hommes du premier ordre; il s'en eft vû de ceux-ci qui ont été très-intrépides,. mais d'une intrépidité prudente & éclairée. On peut mettre au nombre de ces grands hommes Alexandre le Grand, Amilcar, Sertorius, Guftave-Adolphe, Charles XII. Rois de Suede, Henry le Grand & le Prince de Condé: s'ils fe font égarés quelquefois, c'eft à cette intrépidité trop allumée & trop emportée dans certaines occafions qu'ils ont dû en attribuer la cause.

Si le grand courage du Maréchal de Gaffion,ou pour mieux dire, fon intrépidité éclairée, le rendit comme fougueux dans prefque toutes les actions, c'eft qu'il n'avoit plus rien à faire qu'à fuivre l'ardeur de fon tempérament, après avoir penfé, réfléchi & délibéré à loifir fur ce qu'il vouloit entreprendre. Il est certain que fa raison reftoit toujours libre & entiére; cela fe reconnoît affez dans les combats qu'il a donnés, dans le commencement comme dans les fuites Ceux qui impu tent fes fuccès à la fortune, font ou injuftes, ou peu capables d'en juger. Il rendit toujours bon compte de fes témérités, dit je pense son Historien, il avoit établi parmi les gens du métier les plus entendus, que la spéculation étoit merveilleuse dans le cabinet, mais qu'il falloit nécessairement de laudace & de l'action à la guerre. Cette maxime, que fon Hiftorien lui fajt débiter, eft vraie en un sens, & abfurde en l'autre, & ces gens du métier les plus entendus qui l'avoient embraffée fans reftriction, n'y entendoient rien à moins que par la fpéculation qu'il louoit dans le cabinet, il n'entendit l'étude & la recherche des moiens & des mefures dont on fe fervira en campagne. Je confeffe, & c'est un axiome, qu'il faut de l'audace & de l'action à la guerre: mais cela ne veut pas dire qu'il faille en ôter le confeil, la délibération & la méditation, ou la spéculation. La guerre eft une fcience comme la plupart des autres, qui font fpéculatives & pratiques. Par cette maxime ce Capitaine veut nous ôter la liberté de penser, de méditer, & de raifonner fur ce qu'il faut faire avant que d'en venir à l'éxécution & à la pratique. Il faut donc agir machinalement, & ne réfléchir fur rien à la guerre. L'action & l'éxécution d'une entrepiife ne peuvent être qu'une fuite de la méditation & du raifonnement: l'on juge par les actions de ce Général, que la spéculation lui étoit

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