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bord fe mettant là en mer, il alla difolant toute la côte d'Italie, & pénétra jusqu'au paîs des Cuméens: enfuite les Romains étant venus par terre fe camper à environ cinq ftades de fon armée devant la ville de Palerme, pendant près de trois ans il leur donna une infinité de différens combats.

(a) Les décrire en détail, ces combats, c'est ce qui n'eft pas poffible. On doit juger à peu près de cette guerre comme d'un combat de forts & de vigoureux athlétes. Quand ils en viennent aux mains pour emporter une couronne, & que fans ceffe ils fe font plaie fur plaie, ni eux-mêmes, ni les fpectateurs ne peuvent raifonner fur chaque coup qui fe porte ou qui fe reçoit, quoique fur la vigueur, l'émulation, l'expé

d'un grand ufage & d'un grand fecours; qu'il méditoit fans ceffe pour de nouveaux deffeins, & qu'il agiffoit de même.

M. de Turenne étoit l'homme du monde le plus méditatif, joignant fans ceffe la fpáculation à la pratique, & c'est à cette spéculation qu'il a dû tou tes fes victoires & tant de manœuvres favantes & extraordinaires, qui en furent toujours le fruit. Quel fabricateur de maximes militaires que le Maréchal de Gaffion! Son Hiftorien lui prête & lui donne celle-ci de fa pure libéralité. Il ne lui fait pas un fort grand préfent; c'est le défaut d'un é tourdi. On lui en attribue encore une autre beaucoup moins fenfée, & plus fauffe que la premié re. Il difoit que rien n'étoit impoffible à un Général qui eft foldat, qui fait vivre de ce qu'il a, & chercher ce qu'il n'a pas. Un Capitaine qui rempliroit cette maxime, feroit un brave foldat, & un grand maraudeur, pour chercher ce qui lui manque, & un très-mauvais Général : ceci foit dit à la rigueur, car on pourroit bien la prendre dans un tout autre fens. Revenons à M. de Turenne, je ne reviens pas fi fouvent aux autres.

On ne peut appeller le combat de Molt zeim, qui eft un des chefs-d'œuvres de la capacité & du courage de M. de Turenne, l'action d'un homme intrépide, fi l'on n'ajoute à ce terme un bon correctif. Avec vingt-cinq mille hommes, il ofe bien en affronter cinquante mille, & les battre pleinement & entiérement. Un habile Général, dit Tite-Live, après Polybe, fupplée à fa foibleffe par la fcience & l'adreffe: c'eft-àdire par l'excellence de l'ordre & de la diftribution de fes armes, foutenues les unes par les autres comme fit ce grand homme, fi digne de notre admiration.

(a) Les décrire en détail, ces combats: c'est ce qui 'eft pas poffible.] Pourquoi ne le feroit-il pas ? Eft-ce à caufe que cette guerre a duré trois ans dans un petit coin de la Sicile? Est-ce qu'elle n'eft pas affez intereffante? Polybe fait voir lui-même qu'elle eft remplie de grandes chofes, & de tout ce que la guerre a de merveilleux, lorfqu'elle eft conduite par les Capitaines les plus expérimentés. C'étoit tous les jours de part & d'autre, dit-il, des

piéges, des surprises, des approches, des attaques: mais un Hiftorien qui voudroit expliquer pourquoi & comment tout cela fe faifoit, entreroit dans un détail qui feroit fort à charge au Lelteur, & qui ne lui feroit d'aucune utilité. Ce raisonnement eft-it bien judicieux? C'eft dans les guerres difficiles qu'on trouve l'instruction & l'utilité; lorsqu'on les écrit avec toutes les circonftances, & tous les moiens dont on s'eft fervi pour trainer fi longtems la guerre: tous ces faits plaifent & inftruifent. D'où vient que notre Auteur fe plaît fi fort à décrire & à entrer dans le détail de la guerre du même Amilcar contre les rebelles d'Afrique, qui n'eft pas moins chargée d'événemens extraordinaires, de combats fans nombre, & de chicanes infinies? Dans quel détail n'entre-t-il pas de ces combats & de ces chicanes? Qui eft le Lecteur qui y trouve à redire, & qui ne foit au contraire charmé du récit de cette guerre? Qui n'eût été très-aife d'apprendre une guerre toute de condui te, de rufes, & d'artifices, comme étoit fans doute celle d'Eryce? Il eft chagrinant que nous foions privés d'un détail fi curieux, & j'ai peine à pardonner cette faute à notre Hiftorien; il étoit fi capable de la traiter en habile guerrier. Pourquoi ne pas nous informer des moiens que le Général Carthaginois emploia pour défendre un petit terrain contre toutes les forces Romaines, & pour emporter de très-grands avantages pendant tout le tems que cette guerre dura? Thucydide, dans la defcription de la guerre des Athéniens contre Syracufe, avoit un fujet bien moindre, quoique beau, que celui de Polybe. Il s'eft bien gardé do fe borner à une fimple idée de cette guerre. Il l'a fuivie pied-à-pied, & dans toutes fes circon. ftances, fans en négliger aucune. Jamais Auteur n'a mieux montré ce que peut la fcience & l'expérience de la guerre dans un homme d'esprit qui veut écrire l'Hiftoire de fon tems. Notre Auteur fait voir la même chofe dans toutes celles qu'il écrit, bien moins curieufes & moins in. ftructives que celle d'Eryce; & cependant il la néglige, & ne rapporte que le gros des choses, pour mieux dire prefque rien.

rience, la force & la bonne conftitution des combattans, on puiffe aifément fe former une juste idée du combat. Il faut dire la même chofe de Junius & d'Amilcar. C'étoient tous les jours de part & d'autre des pièges, des furprises, des approches, des attaques. Mais un Hiftorien qui voudroit expliquer pourquoi & comment tout cela fe faifoit, entreroit dans un détail qui feroit fort à charge au Lecteur, & ne lui feroit d'aucune utilité: qu'on lui donne une idée générale de tout ce qui fe fit alors, & du fuccès de cette guerre, en voilà autant qu'il en faut pour juger de l'habileté des Généraux. En deux mots, on mit des deux côtés tout en ufage, ftratagêmes qu'on avoit appris par l'Histoire, rufes de guerre que l'occafion & les circonftances préfentes fuggéroient, hardieffe, impétuofité, rien ne fut oublié. Mais il ne fe fit rien de décifif, & cela pour bien des raifons. Les forces de part & d'autre étoient égales; les camps bien fortifiés & inacceffibles; l'intervalle qui les féparoit, fort petit: d'où il arriva qu'il fe donnoit bien tous les jours des combats particuliers, mais jamais un général: toutes les fois qu'on en venoit aux mains, on perdoit du monde; mais dès que l'on fentoit l'ennemi fupérieur, on fe jettoit dans les retranchemens pour fe mettre à couvert, & enfuite on retournoit à la charge. Enfin la fortune, qui préfidoit à cette espèce de lute, tranfporta nos Athlétes dans une autre aréne: & pour les engager dans un combat plus périlleux, les refferra dans un lieu plus étroit.

d'Eryce

par Amil.

Malgré la garde que faifoient les Romains fur le fommet, & au pied Siége du mont Eryce, Amilcar trouva moien d'entrer dans la ville qui étoit entre les deux camps. Ils eft étonnant avec quelle réfolution & quelle car. conftance les Romains qui étoient au-deffus foutinrent ce fiége, & à combien de dangers ils furent expofés. Mais on n'a pas moins de peine à concevoir comment les Carthaginois pûrent fe défendre, attaqués comme ils étoient par deffus & par deffous, & ne pouvant recevoir de convois que par un feul endroit de mer dont ils pouvoient difpofer. Toutes ces difficultés jointes à la difette de toutes chofes, n'empêchérent pas qu'on n'emploiât au fiége de part & d'autre tout l'art & toute la vigueur dont on étoit capable, & qu'on ne fit toute forte d'attaques & de combats. Enfin ce fiége finit, non par l'épuisement des deux partis, caufé par les peines qu'ils y fouffroient, comme l'affure Fabius; car ils foutinrent ces peines avec une conftance si grande, qu'ils ne paroiffoit pas qu'ils les fentiffent: mais après deux ans de fiége, on mit fin d'une autre maniére à cette guerre, & avant qu'un des deux peuples l'emportât fur l'autre. C'eft tout ce qui fe paffa à Eryce, & ce que firent les armées de terre.

des Ro

A confidérer Rome & Carthage ainfi acharnécs l'une contre l'autre, Nouvelne croiroit-on pas voir deux de ces braves & vaillans oifeaux, qui afle flotte foiblis par un long combat, & ne pouvant plus faire ufage de leurs ai- mains. les, fe foutiennent par leur feul courage, & ne ceffent de fe battre,

Bataille

jufqu'à ce que s'étant joints l'un l'autre, ils fe foient meurtris à coups de bec, & que l'un des deux ait remporté la victoire? Des combats prefque continuels avoient réduit ces deux Etats à l'extrémité, de grandes depenfes continuées pendant longtems avoient épuifé leurs finances; cependant les Romains tiennent bon contre leur mauvaife fortune. Quoiqu'ils euffent depuis près de cinq ans abandonné la mer, tant à cause des pertes qu'il y avoient faites, que parce que les troupes de terre leur paroiffoient fuffifantes: voiant néanmoins que la guerre ne prenoit pas le train qu'ils avoient efpéré, & qu'Amilcar réduifoit à rien tous leurs efforts, ils fe flattérent qu'une troifiéme flotte feroit plus heureufe que les deux premiéres, & que fi elle étoit bien conduite elle termineroit la guerre avec avantage. La chofe en effet eut tout le fuccès qu'ils s'étoient promis. Sans fe rebuter d'avoir été deux fois obligés de rénoncer aux armées navales, premiérement par la tempête qu'elles avoient effuiées au fortir du port de Palerme, & enfuite par la malheureuse journée de Drépane, ils en remirent une troifiéme fur pied, qui fermant aux Carthaginois le côté de la mer par lequel ils recevoient leurs vivres, mit enfin la victoire de leur côté, & finit heureusement la guerre. Or ce fut moins leurs forces que leur courage qui leur fit prendre cette réfolution. Car ils n'avoient pas dans leur épargne dequoi fournir aux frais d'une fi grande entreprise. Mais le zéle du bien public, & la générofité des principaux Citoiens, fuppléa à ce défaut. Chaque particulier felon fon pouvoir, ou deux ou trois joints enfemble, fe chargérent de fournir une galére tout équipée, pourvu feulement que la chofe tournant à bien, on leur rendît ce qu'ils auroient avancé. Par ce moien on assembla deux cens galéres à cinq rangs, que l'on conftruifit fur le modèle de la Rhodienne, & dès le commencement de l'Eté C. Lutatius aiant été fait Conful, prit le commandement de cette flotte. Il aborda en Sicile lorfqu'on l'y attendoit le moins, fe rendît maître du port de Drépane, & de toutes les baies qui font aux environs de Lilybée, tous lieux reftés fans défense par la retraite des vaiffeaux Carthaginois, fit fes approches autour de Drépane, & difpofa tout pour le fiége. Pendant qu'il faifoit fon poflible pour la ferrer de près, prévoiant que la flotte ennemie ne tarderoit pas à venir, & aiant toujours devant les yeux ce que l'on avoit penfé d'abord, que la guerre ne finiroit que par un combat naval, fans perdre un moment, chaque jour il dreffoit fon équipage aux éxercices qui le rendoient propre à fon deffein, & par fon affiduité à l'éxercer dans le refie dans la marine, de fimples matelots il fit en fort peu de tems d'excellens foldats.

Les Carthaginois fort furpris que les Romains ofaffent reparoître fur d'Egafe-mer & ne voulant pas que le camp d'Eryce manquât d'aucune des munitions néceffaires, équipérent fur le champ des vaiffeaux, & les aiant fournis de grains & d'autres provifions, ils firent partir cette flotte, dont ils donnérent le commandement à Ilannon. Celui-ci cingla d'abord

vers l'Ile d'Hiére, dans le deffein d'aborder à Eryce fans être apperçû. des ennemis, d'y décharger fes vaiffeaux, d'ajouter à fon armée navale ce qu'il y avoit de meilleurs foldats étrangers, & d'aller avec Amilcar préfenter la bataille aux ennemis. Cette flotte approchant, Lutatius aiant pensé en lui-même quelles pouvoient être les vûes de l'Amiral, il choisit dans fon armée de terre les troupes les plus braves & les plus aguerries, & fit voile vers Egufe, Ifle fituée devant Lilybée. Là aprés avoir exhorté fon monde à bien faire, il avertit les Pilotes qu'il y auroit combat le lendemain matin. Au point du jour voiant que le vent favorable aux Carthaginois, lui étoit fort contraire, & que la mer étoit extrêmement agitée, il héfita d'abord fur le parti qu'il avoit à prendre; mais faifant enfuite réfléxion, que s'il donnoit le combat pendant ce gros tems, il n'auroit affaire qu'à l'armée navale, & à des vailleaux chargés: qu'au contraire s'il attendoit le calme, & laiffoit Hannon fe joindre avec le camp d'Eryce, il auroit à combattre contre des vaiffeaux légers, contre l'élite de l'armée de terre; &, ce qui étoit alors plus formidable, contre l'intrépidité d'Amilcar toutes ces raifons le déterminérent à faifir l'occafion préfente. Comme les ennemis approchoient à pleines voiles, il s'embarque à la hate. L'équipage, plein de force & de vigueur, fe jouë de la réfiftance des flots, l'armée fe range fur une ligne, la prouë tournée vers l'ennemi. Les Carthaginois arrêtés au paffage, ferlent les voiles, & s'encourageant les uns les autres, en viennent aux mains. Ce n'étoit plus de part ni d'autre ces mêmes flottes qui avoient combattu à Drépane, & par conféquent il falloit que le fuccès du combat fût différent. Les Romains avoient appris l'art de conftruire les vaiffeaux. De la cargaifon ils n'avoient laiffé dans leurs bâtimens que ce qui étoit néceffaire au combat, leur équipage avoit été foigneufement éxercé, ils avoient embarqué l'élite des foldats de terre, gens à ne jamais lâcher pied. Du côté des Carthaginois, ce n'étoit pas la même chofe. Leurs vaiffeaux pefamment chargés étoient peu propres à combattre, des rameurs nullement éxercés & pris comme ils s'étoient préfentés, des foldats nouvellement enrollés & qui ne favoient encore ce que c'étoit que les travaux & les périls de la guerre. Ils comptoient fi fort que les Romains n'auroient jamais plus la hardieffe de revenir fur mer, qu'ils avoient entiérement négligé leur marine. 'Auffi eurent-ils le deffous prefque de tous côtés dès la prémiere attaque. Cinquante de leurs vaiffeaux furent coulés à fond: foixante & dix furent pris avec leur équipage, & les autres n'euffent pas échapé, fi le vent, venant heureufement à changer dans le tems même qu'ils couroient le plus de rifque, ne leur eût donné moien de fe fauver en l'lfle d'Hiére." Le combat fini, Lutatius prit la route de Lilybée, où les vaiffeaux qu'il avoit gagnés & les prifonniers qu'il avoit fait au nombre de dix mille, ou peu s'en faut, ne lui donnérent pas peu d'embarras.

OBSERVATIONS

Sur le rétabliement de la marine des Romains.

§. I.

De quelle importance il eft pour un Etat d'avoir une forte marine. Moien dont les Athéniens fe fervirent pour en former une.

N s'eft extrêmement trompé dans la guerre de 1701. lorfque l'on s'eft imaginé contre nous. L'on pourroit démontrer qu'on ne pouvoit donner un plus dangereux & plus pernicieux confeil. La garde de nos côtes, & les dépenfes que l'on a faites pour nous garantir des infultes de nos ennemis, ont prefque plus coûté qu'une armée navale, & toutes nos précautions ont été très-inutiles. L'Espagne n'a pû fe fauver des defcentes, il s'en eft même peu fallu, pour avoir manqué de forces de mer, qu'elle n'ait été entiérement fubjugée. Les Alliés euffent-ils jamais pensé à la conquête du Roiaume de Maiorque & de Minorque, à faire le fiége de Cadix, à prendre une infinité d'autres places maritimes, & à s'établir à Gibraltar, dont les Anglois font encore les maîtres, fi nous euffions eu des forces de mer comme auparavant? Si la Provence n'a pas eu un pareil fort, il n'a pas dépendu de nous.

Je fai qu'on s'eft épuifé l'efprit en France à chercher toutes fortes de moiens & d'expédiens pour rétablir la marine. Une infinité de gens ont travaillé là-deffus, & fourni des mémoires dont on n'a tenu aucun compte; parce qu'en effet la plupart fe font trouvés impoffibles, & d'autres fort approchans du chimérique, tendant tous à la ruine des peuples. Si le Lecteur éclairé & curicux prend la peine d'éxaminer ce que je vais dire, je fuis très-perfuadé qu'il ne m'accufera pas de donner mes imaginations, puifqu'il s'agit d'un fait de pratique que je tire des Athéniens & des Romains, de Polybe d'abord, des harangues de Demofthéne dont Tourreil nous a donné la traduction, & qu'il a ornées de notes juftement fur la matiére que je traite ici, & dont mon Auteur ne dit qu'un mot, mais affez pour nous faire découvrir le mistére; ainfi je n'avance rien qui n'ait été perpetuellement & conftamment pratiqué avec tout le fuccès qu'on pouvoit attendre des deux peuples les plus fages & les plus éclairés de l'antiquité.

Lorsqu'on marche fur les traces du bon fens & de la vérité, il me femble que c'est tout ce qu'on peut défirer pour se faire écouter. Quoiqu'on fache fort bien que les vérités nouvelles ne font pas moins eftimables que les vieilles, & fouvent plus, je m'en tiens pourtant à celles-ci: elles ont deux milie ans d'antiquité, mais qu'importe; eit-ce que le bon fens & l'évidence vieilliffent?

Athénes, cette République fi fage & fi courageufe, entreprit fouvent de grandes guerres, & dans toutes celles qu'elle foutint, foit pour fon falut ou fon agrandiffement, on connut qu'on n'iroit pas fort loin, fi on fe bornoit aux feules forces de terre. Thémiftocle fut le premier qui eut la hardieffe de dire qu'il falloit prendre l'empire de la mer, & qui en jetta les fondemens; car il vit bien quel'ennemi (il s'agit ici des Perfes) n'aiant rien à craindre fur fes côtes & fur fes places maritimes, il porteroit toutes fes forces fur terre. De toutes les diverfions il n'y en a point de plus dangereufes que celles

que

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