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la fituation tout ce que l'art lui pût fuggérer d'obftacles & de chicanes, pour fe mettre à couvert d'une attaque dans les formes.

La conduite des Romains est bien moins digne des éloges des connoiffeurs, autant qu'il eft permis d'en juger par ce que l'Auteur nous en dit, que celle des Carthaginois; car ceux-ci n'oubliérent rien de ce qu'on pouvoit humainement pratiquer dans un deffein fi grand & fi profond. Ils méritoient de réuffir par la hardieffe, le courage, la prudence & la grandeur des vûes de leur Général. On verra, dans nos obfervations fur la guerre contre les foldats revoltés d'Afrique, ce que c'étoit que cet homme, dont le génie pour ce qui regarde les grandes comme les moindres parties de la guerre, (fi l'on peut dire qu'il y en ait de médiocres dans une fcience qui va toute au grand & au beau,) étoit au-deffus de tout ce que l'on peut imaginer. Jamais Capitaine ne l'a furpaffé dans la fcience des poftes, & dans cette forte de défenfive fimulée & trompeufe, qui tourne tout d'un coup à une offenfive ouverte & audacieuse. Fin, rufé & couvert, d'une patience & d'une conftance extraordinaire dans les entreprises les plus difficiles, jamais il ne fe rebutoit, quelque mauvais train que priffent d'abord les affaires: allant toujours à fon but, fe contentant d'en changer les routes, & d'y aller par des détours, s'il ne le pouvoit de droit front. Sur tout adroit à faifir les inftans précieux, ces momens favorables de la guerre, qui vont d'un rapide furprenant, fi le Général n'a l'œil affez vif & affez fin pour les remarquer, & ies prendre conime on dit entre bond & volée.

Il paroît par ce que nous fçavons de fa conduite dans les deux guerres dont notre Auteur fait la defcription, que l'éxercice ordinaire de fon efprit étoit de bien connoître la fituation des lieux, & d'en remarquer les endroits propres à fe pofter avantageusement: nul Général de l'antiquité ne l'a égalé dans ce talent admirable, & dans celui de rétablir les affaires que les autres regardent comme défefpérées. Il pénétroit avec une vivacité étonnante dans les deffeins des autres, & dans ce qu'ils pouvoient ou devoient faire. Sa prévoiance & fa vigilance n'étoient jamais furprifes.

Ce que je trouve de plus admirable en lui, & qu'on voit rarement dans les autres, c'eft qu'il n'entreprenoit jamais rien qu'il n'eût auparavant éxaminé s'il feroit avantageux à fa patrie, fe fouciant fort peu de la gloire d'un combat, s'il ne le menoit à ce but. Il comptoit très-peu fur le nombre de fes ennemis. Sa capacité lui tenoit lieu de tout. Très-expert & très-adroit dans l'art de difcipliner & de former une excellente milice, de l'aguerrir & de l'endurcir dans les travaux de la guerre, quand il fe vit dénué de foldats après la révolte de l'armée d'Eryce, qu'il avoit dreffée luimême, & dans la fâcheufe néceffité d'en former une nouvelle de Citoiens de Carthage, il en prit fi grand, foin qu'il la rendit capable de réfifter contre les rebelles, & de les battre par la fuite. Voit-on beaucoup de Généraux doués de talens fi rares & fi extraordinaires?

Le portrait que je fais ici n'eft certainement pas tiré de ma tête, felon la louable coûtume des Auteurs qui fe mêlent d'en faire, mais uniquement de fes actions. Pour ce qui regarde fes qualités morales, il feroit fuperflu d'en parler: c'eft au lecteur à les remarquer: j'aurois trop à faire, & cela n'appartient pas à mon fujet.

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S. VII.

Que rien ne marque davantage l'infuffifance & le peu de hardieffe d'un Général d'armées, que de ne pas profiter des avantages & des chicanes qui s'offrent fans ceffe dans les pais de montagnes difficiles & fcabreuses.

UN

N habile Chef d'armée, qui fait la guerre dans un païs de montagnes, comme dans les Alpes, les Pirenées, & dans un païs, comme par éxemple la Provence & le Vivarais, peut s'établir par tout où il met le pied, en afferant fes derriéres, & en fe rendant maître des défilés, des paffages des montagnes, & des hauteurs qui dominent fur l'ennemi; on pour s'empêcher d'en être dominé, en pouffant des poftes vers lui à mesure qu'on avance: tout cela produit une infinité d'actions capables de déconcerter l'affaillant, ou celui qui tâche de lui réfifter, & de l'empêcher de pénétrer dans un païs en forçant ces paffages. Ces fortes de guerres font difficiles & fçavantes. On ne s'en tire pas avec honneur, fi l'on n'a une connoiffance parfaite des lieux, & de tous les detours & les revers des montagnes. Mais pour les connoître, & en favoir tout le fin, on ne doit pas s'en fier à une carte, ou aux yeux d'autrui, c'eft à la vérité quelque chofe; mais de régler l'état de la guerre fur ce que nous apprenons des gens du païs, ou fur une carte, fans le reconnoître nous-mêmes, c'eft ne rien faire. D'ailleurs at-on vû des cartes éxactes, où les montagnes, les vallées & les paffages foient marqués? Je n'en ai jamais vû de telles entre les mains des Généraux. J'ai éxaminé celles du Roi, qui ne font pas meilleures; on doit s'en prendre à la pareffe & à la négligence, pour ne pas dire pis, de ceux qui les lévent. D'ailleurs la plûpart n'étant pas gens de guerre, ils ne voient pas l'importance de léver les montagnes en plan, ou comme on dit à vûe d'oifeau, & d'accompagner de mémoires inftructifs tout ce qu'on remarque dans les différentes fituations du païs; ce qui vaut plus que toutes les cartes du monde.

Ceux qui font chargés de lever un païs, fe contentent de marquer la position des lieux, fans s'embarraffer du refte: ils négligent l'effentiel,& nous donnent la bagatelle.. La nouvelle carte des Pirenées, dont la Cour a retiré toutes les épreuves ; & dont on fait un mystére, n'eft rien moins que cela, & ne vaut ni plus ni moins que celles de M. de l'Ifle, puifque les vallées & les pas des montagnes n'y font pas marqués. On y deffine des montagnes imaginaires, pour faire voir qu'il y en a; & fi l'on prend la peine d'éxaminer l'échelle, on trouvera une plaine d'une lieuë, & même de deux, entre deux montagnes, lorfqu'on ne remarque aucune plaine fur les lieux. Je ne vois rien de plus pitoiable que ces cartes, & que ceux qui fe mêlent de les lever fur de tels principes. Pour couper court à la digreflion, qui n'eft pas peu importante, & revenir à notre fujet, je dis qu'un Général qui veut régler l'état de la guerre, ou fon projet de campagne fur le fyftême d'Amilcar, doit fe porter fur la frontiére de la Province menacée. Suppofons la Provence. La campagne de 1707. & la conduite que nous avons tenue pour fa défenfe, comme celle de l'armée des Alliés contre la France, font des chofes fur lefquelles peu de gens ont réfléchi: le récit de cette campagne, & les fautes des deux partis, nous ferviront de texte pour traiter cette matiére, que nous accompagnerons d'obfervations & de remarques qui renfermeront le principe & la méthode, fans qu'il y paroiffe.

Nous étions très-bien informés que le deffein des Alliés contre la France étoit d'entrer en Provence, & d'en faire la conquête. L'événement démentit les nouvelles; mais dans le fond ce deffein ne fut jamais chimérique.. Le Marquis de Goesbriand le rendie tel par fa valeur & par fa conduite,& les ennemis par leurs fautes. Quelles furent

donc les mesures que l'on prit pour rendre cette grande entreprise des Alliés inutile & fans effet? Prefque aucune de celles qu'on auroit dû prendre: qu'il nous foit permis de lâcher ce mot, pour exciter ceux qui liront ces obfervations à chercher ces mesures, & à les apprendre à nos neveux; fans cela ceux qui viendront après eux, doivent s'attendre à voir, finon un événement tout femblable, du moins un même deffein d'entreprendre la conquête de cette Province. Si cela n'arrive dans vingt, dans cinquante ans, il pourra arriver dans un fiécle plutôt ou plus tard. Il faut que cela arrive, nous pouvons hardiment hazarder cette prophétie fans paffer pour faux Prophéte. La raifon de cela n'eft pas difficile à trouver, dit l'Abbé de St. Réal, c'est qu'il eft impoffible que des machines qui ont des refforts femblables ne fe remuent de même façon. C'eft encore la penfée de Machiavel dans fes Difcours politiques. Quelle inftruction ceux, qui dans ce tems-là gouverneront l'Etat, ne trouveront-ils pas ici? Ils apprendront -ce qu'il faudra faire par ce qu'on ne fit pas; & fi nos ennemis font alors ce qu'ils auroient dû faire un fiécle auparavant, ils nous fourniront les moiens & la conduite qu'il faut obferver pour rendre leurs efforts inutiles, & les tourner à leur honte.

J'ai dit plus haut que l'on ne prit aucunes mefures pour la défense de cette Province menacée; les Généraux qui y devoient commander en prirent encore moins, quoiqu'ils fe trouvaffent fur les lieux. Leur négligence fur ce point eft à peine concevable, & c'est une espece de miracle que nos ennemis aient agi fi fort de travers dans cette entreprife. Je prens ce fujet, comme je l'ai déja dit, pour traiter de la guerre mêlée d'offenfive & de défenfive.

Nous n'avons aucune frontière qui couvre la Provence du côté du Comté de Nice, Il n'y a que la riviére du Var, qui n'eft pas quelque chofe de fort redoutable; on y envoia un grand corps de troupes commandé par Sailli, Lieutenant Général, pour en défendre le paffage. A peine les ennemis parurent-ils fur les bords de cette riviére, que ce Général ne la crut pas une affez forte barriére pour y planter le piquet contre une grande armée, qui pouvoit la traverfer à gué, & fur un grand front. Avouons-le franchement, il faut qu'on cût pris cette riviére pour tout autre qu'elle n'étoit, & qu'on eût encore ignoré que la mer vers fon embouchure avoit affez de fond, pour que la flotte des Alliés pût prendre des revers fur les troupes qu'on avoit envoiées pour défendre la riviére, quand même elle n'eût pas été guéable par tout. A cette faute les Généraux en ajoutérent encore une autre. Ce fut de ne fe pas donner la peine de la reconnoître eux-mêmes. Sailli fut donc obligé de fe retirer au plus vite. Il ne manqua pas de faire grand bruit de cette nouvelle; & après la retraite des dix mille de Xenophon, il n'en connoiffoit point de plus mémorable, quoiqu'il ne fût fuivi de perfonne. Il eut grand foin d'écrire à la Cour tout le détail de fes manoeuvres; mais les lettres du Maréchal de Teffé, & des Officiers particuliers, lui rabattirent beaucoup fa vanité, & l'on fe moqua à la Cour de cette retraite imaginaire, comme on avoit déja fait à l'armée. Cependant une lettre que cet Officier Général écrivoit au Marquis de Goesbriand, qui couroit en hâte à Toulon avec un grand corps de troupes, & qu'il reçut dans fa marche, eût fait rebroufler tout autre que lui, s'il y eût ajouté foi; car il lui mandoit qu'il n'arriveroit pas à tems pour défendre la ligne qu'on avoit tiré de la ville à la montagne, & qu'il avoit les ennemis fur les bras. Le Marquis de Goesbriand ne tint aucun compte de cette miflive, il l'envoia au Maréchal de Teffé, & lui mandoit en ftile laconique; Je connois l'homme, & je marche droit à Toulon, affùré que l'ennemi n'y arrivera pas fi-tôt: comptez là-deffus. Il penfa jufte, & fic fort bien d'aller toujours fon train: M. de Sailli arriva fans être fuivi, l'ennemi étant encore à plus de trois marches de lui; de forte qu'on eut le tems de perfectionner la ligne, & de l'attendre de pied ferme, & de bonne grace.

Dès qu'on s'eft réfolu de défendre une riviére, il faut l'avoir reconnuë: on en retranche après cela les bords, on rompt les gués, & enfuite on s'y porte avec tout ce que l'on a de forces pour en difputer le paffage; car il y a toujours de la honte, & l'on rifque fa réputation lorfqu'on eft obligé de fe retirer. En effet M. de Sailli n'avoit pas affez de monde pour tenir bon fur une riviére prefque fans eau. Ces fortes de fautes font d'autant plus grandes, qu'elles tirent à des conféquences fächeufes. Quelque petite que foit une manoeuvre retrograde, il eft certain que rien ne fait plus d'impreffion dans l'efprit du foldat, & ne lui abbat davantage le coeur & la volonté, outre qu'il perd la confiance qu'il peut avoir en fon Général, dont il connoit très-bien les fottifes, même les moins à portée des efprits-corps, & celle-ci étoit des plus groffiéres.

Il faut opter dans les affaires importantes de la guerre, un fimple effort ne fuffit pas, & l'on ne doit jamais s'approcher de l'ennemi, dans le paffage d'une riviére, que l'on peut traverfer fur un grand front, qu'on ne foit en état de lui tenir tête & de le combattre en deçà. Il falloit donc s'y transporter avec toutes fes forces. Ce parti étoit le plus fûr, le plus honorable, le plus digne d'un homme de courage, & d'un génie un peu au deffus du commun. Au défaut de celui-là, qui nous parut peut-être plus praticable, on pouvoit recourir à un autre.

On fe fouviendra de ce que j'ai déja dit, que dans les païs qui forment de profondes vallées, des pas de montagnes, & des défilés, où peu de monde fuffit pour les garder, on abandonne les plus aifés pour prendre les plus difficiles: on les rencontre à chaque pas qu'on fait en arrière, tout dépend de la connoiffance du païs; l'on fe pofte en ces endroits, & l'on s'y fortifie: ce n'eft pas affez, il faut établir une ligne de communication pour parer à tous les mouvemens de l'ennemi: cela ne fuffit pas, on doit avancer des poftes fur lui, les fortifier & les foutenir de l'un à l'autre jusqu'à l'armée, l'arrêter & le chicaner à chaque pas qu'il fait, armer les gens du païs, les diftribuer par petits corps, & les répandre par tout, l'enveloper de toutes parts, le refferrer à fes flancs, gagner fes derrières, tomber fur fes convois, l'inquiéter dans fa marche; enfin le harceller fans aucun relâche. Ce que je dis ici eft une chose fi aifée dans un païs comme la Provence ; que fi l'on eût permis aux païfans de prendre les armes pendant la campagne dont je parle, je ne vois pas comment l'ennemi eût pû avancer jufqu'à Toulon, ou comment il s'y fût pris pour faire retraite; je ne le vois pas, & je ne crois pas qu'on puiffe fe l'imaginer dans ce qui me refte à dire de cette campagne.

Voilà en peu de mots ce qui concerne les dehors de la ligne qu'on cût pû former, fi l'ennemi fe fût jetté dans les montagnes, pour gagner les revers de Toulon, & mettre hors de mefure le Marquis de Goesbriand. A l'égard du dedans de cette ligne, c'étoit l'affaire capitale du Général, & un très-grand fujet de méditation, de foin, de travail & de vigilance, & dont le fuccès dépendoit uniquement de la connoiffance des lieux. Nous ne nous embarquerons pas pour le coup dans cette affaire, parce que ce n'eft pas ici le lieu, puifque les ennemis ne prirent pas le parti de fe jetter au travers des montagnes. Leur deffein étoit le fiége de Toulon, dont la prife leur ouvroit la conquête de toute la Province. Jamais armée n'eût couru un plus grand rifque de périr, fi nous euffions connu nos avantages. Après le paffage du Var les ennemis tirérent droit à Toulon pour en former le fiége. Quels obftacles! quelles chicanes ne pouvoit-on pas oppofer à leurs deffeins? elles font en foule. Le retranchement que l'on tira depuis la ville jufqu'à la montagne, fauva la Provence. L'ennemi ne pouvoit former fon fiége, s'il ne le forçoit auparavant. Le Marquis de Goesbriand, qui fut détaché avec un grand corps de troupes pour le défendre, s'ennuiant du peu de vigueur des ennemis, & trouvant que le repos dins un Général eft mille fois pire que l'oifiveté, imagina une

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