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les puiffent résister à une attaque de vive force, dit un grand Miniftre; mais il faut qu'elles foient au moins fournies pour un an, qui est un tems fuffifant pour donner lieu de les fecourir commodément.

Si le Cardinal de Richelieu ne nous avoit débité que des chofes femblables dans fon Teftament politique, qui eft un fort bon livre, de quelque part qu'il vienne, il ne nous auroit rien appris de fort rare & de fort nouveau; c'eft la maxime univerfelle, qui ne peut être ou qui ne devroit être ignorée d'aucun de ce qui s'appelle animal intellectuel. Pourroit-on s'imaginer, fi l'on ne le voioit tous les jours, que mille têtes fages manquent fi fouvent, & prefque toujours dans la maxime du Cardinal? Certains animaux, les fourmis, les abeilles, & mille autres fe muniffent de vivres pour fix mois contre les attaques de l'hiver, parce qu'ils font affurés de trouver abondamment des vivres après ce terme expiré; mais fi à l'imitation de ces têtes fages ils n'avoient fourni leurs magafins que pour trois mois feulement, leur perte ne feroit-elle pas affurée? On n'en feroit pas furpris, dira quelqu'un, ce font des animaux. Quel nom donneronsnous à ceux qui négligent de munir & d'aprovifionner une place dont on craint le fiége, ou un blocus? L'un ou l'autre peut arriver: fi elle eft très-forte, & que la garnifon foit des plus nombreuses, on peut également pancher pour l'un comme pour l'autre. On n'eft pas affuré non plus, fi le Gouverneur habile & intelligent ne pouffera pas plus loin la défense de fa place que le Miniftre ne s'eft imaginé. Les Carthaginois fourniffent Agrigente pour cinq ou fix mois; c'eft tout ce qu'il en faut, difoientils peut-être, elle ne fauroit foutenir davantage contre une attaque de vive force, fi elle n'eft fecourue; & comme elle ne peut manquer de l'être, elle en a au-delà de ce qu'il en faut, & cependant elle ne l'eft pas.

Carthage confie le dépôt d'Agrigente à Annibal. Il avoit affez de vivres s'il eût été attaqué, & peut-être au-delà. Car à en juger par fa miférable conduite, je doute qu'il eût fait une réfiftance telle qu'on auroit dû attendre de fes forces, s'il eût été affiégé dans les formes. Dès qu'il vit que les Romains prenoient une route toute contraire, & qu'il alloit périr par la faim, plus redoutable que la force de leurs armes, le feul parti qui lui reftoit à prendre, finon pour fon falut, du moins pour fa gloire, & pour éloigner la prife de fa place: étoit les forties, mais grandes & générales, & coup fur coup réitérées. La premiére avoit assez bien réuffi, & elle eût peut-être décidé, s'il l'eût faite plus groffe, & eût pouffé plus loin fon avantage: fi celle-ci avoit été fuivie d'une plus forte, les Romains fe fuffent trouvés très-embaraffés, & encore plus après l'arrivée de Hannon. C'eft dans ces conjonctures qu'un Gouverneur doit prodiguer fa garnifon, & l'on ne la prodigue jamais en vain; on gagne en perdant du monde, parce que l'on en a trop, & qu'aiant moins de gens à nourrir on ménage davantage fes vivres.

On peut dire, fans crainte de fe tromper, qu'Annibal fe comporta très-mollement & très-lâchement dans cette affaire. Jamais homme, qui défend une place à la tête d'une garnifon qu'on peut appeller une armée, ne manqua plus de réfolution & de connoiffance de la guerre.

Polybe nous repréfente les Romains dans une grande néceffité de toutes chofes, & dans un fi grand déluge de maux, qu'on voit bien qu'ils ne tenoient à rien entre périr & abandonner leur entreprife: ce dernier parti auroit certainement été celui qu'ils auroient pris, fi Annibal eût pris celui dont j'ai parlé plus haut: par ce moien il gagnoit un grand mois. Ce terme le fauvoit, parce que les Romains étoient hors d'état d'y atteindre fans fe perdre. Voilà certes une grande faute? car quand même le Conful eût pû pouffer jufques-là, Annibal fe garantiffoit du reproche & du blâme d'ignorance & de peu de fermeté. Je pourrois citer un bon nombre d'exemples de pareilles condui

tes:

tes: ceux qui font arrivés de nos jours font fans doute préférables aux autres plus éloignés. Celui du dernier fiége de Tournai, vient ici tout à propos.

De toutes les places de nos frontiéres de la Flandre, celle-ci pouvoit être placée au nombre des plus fortes & des plus importantes, & dont la confervation nous devoit être la plus chere. Le Maréchal de Villars, qui s'attendoit à être attaqué, renforça fon armée aux dépens des garnisons. Celle de Tournai auroit pû être exceptée de la régle générale, parce qu'elle fe trouvoit hors de la ligne. En retirant une partie de fa garnifon & de fes vivres, n'étoit-ce point avertir l'ennemi, qui feignoit de vouloir venir à lui, d'inveftir cette importante place, & d'en faire le Siége? C'eft ce qui arriva. Hautefort de Surville, Lieutenant Général, y commandoit; c'étoit un fort brave homme. La défenfe de Lille, ou il avoit brillé fous le Maréchal de Boufflers, étoit un préjugé favorable pour lui; mais il fit voir en cette occafion, qu'il eft difficile, pour ne pas dire impoffible, de trouver un Général irréprochable également en tout, & qui réufliffe auffi-bien en commandant, que fous les ordres d'un autre. La ville fe rendit en fort peu de tems. Il n'y a pas dequoi s'en étonner: on fit trois attaques; c'eft trop pour une garnifon fi foible. Il fallut fe rendre; mais avant d'en venir là, il eût dû fe prémunir de vivres un peu plus qu'il ne fit, & les faire entrer dans fa citadelle, où il eût pû tenir très-longtems. On l'avoit dégarni, il eft vrai, de ses vivres, mais il en eût trouvé chez le bourgeois de gré ou de force; il prit un ton trop bas, & emploia encore des gens pour cette recherche qui le trompérent. Il fe trouva, après être entré dans la citadelle, qu'il n'avoit que pour un mois de vivres. Il ne le donna que trop à connoître par une efpéce de négociation qui ne fut nullement approuvée. il fut donc réduit à foutenir dans fa citadelle avec plus de monde qu'il ne lui en falloit, pour faire durer fes vivres; & amuser l'ennemi pour le refte de la campagne. L'expédient étoit celui qu'Annibal eût pû prendre, & qu'il ne prit pas, faire de grandes forties, perdre beaucoup de monde, & en faire beaucoup perdre aux alliégeans, qui commirent une très-grande imprudence en faisant le fiége de cette forterefle: puifqu'ils favoient eux-mêmes, (& les affiégés ne l'avoient fait que trop connoître,) qu'il n'y avoit que pour un mois de vivres. Or s'il n'y en avoit que pour ce tems, ils devoient la tenir bloquée. Pouvoient-ils efpérer de la prendre en moins de tems, puifqu'étant bien munie de vivres, elle cût pû tenir fix mois de tranchée? Je reprens maintenant la fuite de mes réfléxions.

Hannon avoit ptis le bon parti. Les Romains ne pouvoient lui échaper. Il s'étoit fi bien pofté, & fi bien précautionné dans fon camp, qu'il n'avoit rien à craindre de l'audace défefpérée d'un ennemi qui veut périr, lorfqu'il n'a plus que cela à faire; mais la faim qui preffoit ceux de la ville, renverfa toutes fes efpérances. Il fe vit dans la fâcheufe néceffité de fortir de fon camp, & de courre les rifques d'une bataille rangée, quoiqu'il eût pû prendre un autre parti, où le hazard eût eu beaucoup moins d'influence. L'on va voir, fi je ne me trompe, qu'il prit le plus déraifonnable. Qui doute qu'il ne lui eût été plus avantageux d'attaquer & d'infulter les Romains dans leurs lignes; leurs forces étant défunies & difperfées en plufieurs quartiers par une circonvallation, qui étoit d'autant plus difficile à garder qu'ils avoient la contrevallation à défendre contre les forties & les attaques de ceux de la ville. Encore un coup le Général Carthaginois prit le pire des deux partis, en préfentant la bataille aux Romains, c'eft-à-dire qu'il leur fournit l'occafion de combattre à leur avantage, par la réunion de prefque toutes leurs forces.

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S. V.

Ordres de bataille des Romains & des Carthaginois devant Agrigente. Le terrain que les uns & les autres occupoient. Victoire des Romains.

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E qui détermina Hannon à mettre tout en rifque, fut le combat qui devança cette bataille. Comme il ne connoiffoit pas les Romains, ni leur façon de combattre, il engagea un combat où il remporta quelque avantage, mais qui n'étoit guére capable d'effraier des troupes braves & aguerries, & plus fufceptibles de honte que de crainte. Cette maxime n'eft pas toujours fûre; car le moindre avantage ou défavantage ne fait pas toujours l'effet auquel on s'attend. Il arrive fouvent le contraire: celui qui eft battu veut avoir fa revanche, & fouvent le victorieux fe trouve étonné d'une telle réfolution. Je ne difconviens pas qu'entre deux armées peu aguerries, & dans un commencement de guerre, ces fortes d'efcarmouches ne faffent quelque impreffion fur l'efprit des foldats, qui en font les témoins; car quoiqu'elles ne décident rien, & foient fort inutiles, on juge fouvent du gain ou de la perte d'une bataille fur ces fortes de riens, quand il ne s'agiroit que de la mort de deux ou trois hommes.

Notre Auteur paffe très-légérement fur les circonftances les plus capitales de cette bataille. Ce défaut d'éxactitude, qui eft le péché originel des Hiftoriens Grecs & Latins, ne lui peut être imputé, puisqu'il dit lui-même que fes deux premiers livres ne font qu'une introduction à fa grande Hiftoire: je dirai pourtant que quelque exceffif qu'on veuille être en matiére de briéveté, il y a des occafions où jamais un bon abréviateur ne fupprime des circonftances femblables à celles qui manquent ici; puifque trois ou quatre lignes de plus fuffifoient de refte pour nous mettre au fait de ce qu'il nous importeroit très-fort de favoir. Il s'agit ici d'une grande bataille. Il eût dû nous apprendre quelle étoit la fituation du païs où les deux armées combattirent, & ajouter l'ordre & la diftribution des troupes des deux partis; nous y fupplérons au rifque de quelques conjectures, & fûrement elles feront bonnes.

Chaque nation fuivit fa méthode dans l'art de fe ranger. Les Carthaginois fe formérent fur deux lignes à leur infanterie 2, & la cavalerie fur les ailes 3, diftribuée par efcadrons & fur une feule ligne. Ces deux lignes d'infanterie compofoient deux maniéres de phalanges, c'eft-à-dire fans aucun intervalle entre les corps, ce qui ne me femble pas trop felon les régles de la bonne tactique. Ils ne fe rangeoient pas tou jours fur deux phalanges. Ils fe mettoient quelquefois fur une feule. Les éléphans 4, fe formoient fur une ligne à la tête de tout & fur tout le front de l'infanterie.

Polybe ne fait aucune mention des armés à la légére. Il y en avoit fans doute. C'étoient des efcarmoucheurs qui combattoient avec des armes de jet, & qui difparoiffoient, dès que les armées en venoient aux mains tant d'un côté que de l'autre. Ils les entremêloient quelquefois avec la cavalerie. C'étoit-là où devoit être leur véritable pofte. Les Romains ne s'en apperçurent que tard. Voilà la difpofition de l'armée Carthaginoife. Ce font des conjectures il eft vrai; mais très-probables, puifqu'elles font fondées fur la tactique de ce peuple qui nous eft très-bien connue. La méthode des Romains dans l'art de fe mettre en bataille, étoit très-différente de celle des autres nations, elle leur étoit toute particuliére; c'eft celle que nous fuivons aujourd'hui: Ils combattoient fur deux lignes 5. & une referve 6. & par petits corps féparés par des intervalles égaux à leur front. Ceux de la feconde étoient rangés vis-à-vis les espaces de ceux de la premiére. La troifiéme ou plutôt la referve

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