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leurs il n'eft pas befoin d'une théorie appuiée de l'expérience pour juger fainement d'une difpofition navale: cette forte d'éxamen eft du reffort de la raifon & du bon fens. Ajoutons que de toutes les batailles navales dont mon Auteur parle, il n'y en a pas une feule qui ne fe foit donnée en tems de bonace ou d'une mer peu courouffée, & avec des bâtimens à rames: ceux mêmes qui avoient le deffus du vent abattoient les voiles lorfqu'ils entroient en action. Les anciens n'étoient pas grands Clercs dans la marine. Un matelot de deux jours en fait plus aujourd'hui que le meilleur Pilote des anciens. Entrons donc dans l'éxamen de cette bataille.

Les Romains combattirent fur deux lignes. 2. C'étoit la méthode de ce tems-là, c'eft la nôtre d'aujourd'hui. Comme ils s'étoient difpofés à cette bataille, ils voguérent en bon ordre aux ennemis. 3. Le Général Carthaginois ne s'attendoit pas de les rencontrer fi-tôt en fon chemin. Il n'en parut point étonné: il avoit pourtant grand fujet de l'être. On ne gagne rien à être furpris & lorfque cela arrive il eft très-difficile d'y apporter du reméde. On en eft réduit là fur mer tout comme fur terre. Il eût dû fe mettre en panne à la vue des Romains, pour attendre que le refte de fa flotte eût demarré; mais il ne crut pas devoir l'attendre. Il vogua droit à Duillius avec ce qu'il avoit de vaiffeaux; il fit cette manoeuvre avec tant de hâte & de précipation, qu'il s'imagina qu'il n'avoit qu'à paroître pour diffiper cette armée.

Il fe fondoit fur l'expérience de fes troupes, accoûrumées aux combats de mer: plus encore für la fienne propre, qui ne paroît pas ici, & fur l'agilité de fes vaiffeaux, qui n'étoit pas un petit avantage. Tout cela joint ensemble augmenta le mépris qu'il faifoit de fes ennemis, & la bonne opinion qu'il avoit de lui-même à tel point, qu'il crut que ce feroit fe rabaiffer trop, que de fe précautionner le moins du monde contre des gens, qui n'avoient ni expérience des combats de mer, ni fcience des manœuvres, lorfqu'il fait voir lui-même par fa conduite qu'il n'a ni l'une ni l'autre.

Leur Chef, dit l'Auteur, étoit cet Annibal, qui à la faveur des ténébres s'étoit furtivement fauvé de la ville d'Agrigente à la tête de fes troupes. Cette retraite fourde, fi bien conduite & fi heureuse, l'avoit tellement enflé & rempli d'orgueil, qu'il crut que les précautions étoient inutiles dans cette bataille pour combattre avec fûreté; ce qui arrive toujours aux Généraux ignorans & présomptueux, à qui les avantages précédens, quelques petits qu'ils foient, font des amorces qui les ménent à leur perte.

Lorfqu'on fe conduit prudemment & felon les régles de la guerre, & que le fuccès ne répond pas à notre attente, l'on a dequoi fe confoler quand on n'a rien omis de ce qui pouvoit nous faire réuffir. Si un Général mérite d'être puni des entreprifes heureufes, mais folles, téméraires & fans néceflité, à plus forte raifon celui qui hazarde inconfidérément une bataille avec une partie de fes forces, lorfqu'il dépend de lui de courre les rifques avec le tout.

A la vue des Romains Annibal eût pû former d'abord fa premiére ligne, & les attendre fans avancer deflus: par là il donnoit le tems à la feconde de fe former derriére: fi elle étoit trop éloignée, il pouvoit virer de bord & s'en approcher. En prenant ce parti, il combattoit Duillius à forces égales. Cette précaution lui vint fi peu à l'efprit, qu'il n'attendit pas même que fa prémiere ligne fût entiérement formée; mais par un aveuglement, qui a peu d'éxemples dans un combat de mer, où il eft rare d'être furpris, il vogua étourdiment avec une partie de fes vaiffeaux 2, pendant que l'autre 3 avoit à peine levé l'ancre. Notre Auteur, très-alerte à faifir les moindres fautes qui fe commettent à la guerre, dit que les Carthaginois fe gouvernérent avec fi peu de jugement, & avec tant de mépris de l'ennemi, qu'ils alloient comme à un butin qui ne pouvoit leur échapper.

On fait combien ce mépris eft avantageux au foldat. Rien ne lui reléve plus le

cœur & l'audace, & ne redouble davantage ses espérances pour la victoire. Un Général, qui fait le leur infpirer par fon éloquence, n'a pas lieu de s'en repentir; mais s'il s'en remplit lui-même la tête, il court rifque de le faire tomber fur lui-même, parce qu'alors il eft ennemi des précautions, & qu'il va trop vite dans les chofes qui demandent beaucoup de prudence & de circonfpection.

Annibal parut en préfence des Romains 4, dans l'état que je viens de dire; il les tint à demi battus. Dès qu'il fut affez proche, il apperçut ces nouvelles machines, qu'on appelloit corbeaux, fur toutes les prouës des galéres Romaines, il en parut fort étonné, ne fachant ce que ce pouvoit être.

Son étonnement ne doit pas nous furprendre. On remarque dans toutes les chofes de la guerre, que ce qui n'a pas été auparavant pratiqué, quelque leger, & même quelque abfurde & quelque puérile qu'il puiffe être, ne manque jamais de caufer de la furprise par fa nouveauté, & l'imaginatiou l'augmente toujours. Si ce qu'on voioit, & auquel on ne comprenoit rien, n'eût fait impreffion que fur l'efprit du Général, peutêtre que l'on eût combattu avec le même courage & les mêmes efpérances; mais la vûe de ces machines fit encore un plus grand effet fur l'efprit de fes foldats: cela les jetta dans le doute & dans la crainte, & auffi-tot toutes ces belles idées de victoire & de butin s'évanouirent. Un rien produifit un fi grand changement, puisqu'en effet c'étoit fort peu de chofe que cette machine qui leur faifoit tant de peur.

Malgré tout ce que je viens de dire, les Carthaginois, remis peut-être de leur crainte, attaquent avec beaucoup de vigueur; mais comme toutes leurs forces n'avoient pas encore joint, & que les vaiffeaux combattoient à mesure qu'ils arrivoient, on reconnut bientôt ce que peut le bon ordre & les forces réunies contre une armée qui manque de l'un & de l'autre.

On ne méprise rien fans péril à la guerre. Il eft bon d'ufer de précautions non feulement contre un ennemi foible & fans mérite; mais même après plusieurs victoires remportées fur lui, à plus forte raifon dans le commencement d'une guerre, lorfqu'on n'a rien éprouvé qui puiffè favorifer & appuier notre opinion.

Annibal connoiffoit le courage des Romains, il l'avoit éprouvé à Agrigente. Il avoit une haute idée du courage, de la confiance & de l'expérience de fes troupes, foit; mais cela fuffit-il pour le fuccès des grandes entreprises, s'il négligeoit d'ailleurs le feul & unique avantage fans lequel tous les autres étoient inutiles? N'eft-ce pas la faute du monde la plus étrange, d'avoir combattu avec la plus petite partie de fes forces lorfqu'il lui reftoit encore affez de tems pour les mettre toutes en bataille? Lorfqu'il s'agit de tout il faut combattre avec le tout: cette faute rendoit les Romains fupérieurs de la moitié, & les mettoit en état de le doubler & de l'enveloper à fes ailes, & de le terraffer avant que le refte de fes forces eût pû joindre; c'est ce qu'ils ne manquerent pas de faire.

Que fait-on fi le même mépris de l'ennemi qui échauffoit fi fort les Carthaginois & leur Général, ne fut pas la principale caufe de la victoire des Romains? Rien n'eft plus capable de remuer la haine & l'averfion que l'on a pour fes ennemis, & d'animer les courages les plus affoupis, que le mépris que l'on en fait. On peut juger de l'effet que cela dût faire fur des hommes auffi fiers & auffi courageux qu'étoient les Romains.

Se trouvant fupérieurs par le nombre de leurs vaiffeaux, comme dans le refte, ils fe font voir toujours de prouë, abordent l'ennemi & font tomber les corbeaux fur les galéres Carthaginoifes, qui tâchent inutilement de les efquiver. Annibal furpris de cette nouvelle façon de combattre, & de l'effet de ces machines, eût pû refufer l'abordage: cela lui étoit d'autant plus aifé, que fes galéres étoient légéres, & que celles des Romains étoient lourdes & pefantes. En fe gouvernant de la forte il donnoit le tems au

De Putter f

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réfte de fa flotte de venir au fecours; mais ce fecours étant arrivé un peu trop tard pour rétablir le combat fervit du moins à favorifer fa retraite: s'il eût pu former une premiére ligne, il pouvoit s'empêcher d'être doublé, & pendant ce tems-là la feconde auroit eu le tems d'arriver, de fe former derriere, & de donner tout en même tems; mais venant par intervalles, les premiéres étoient en défordre, ou prises avant que les autres euffent le tems de les fecourir. Ce qui fauva le refte de cette flotte, c'est que la plus grande partie de la feconde arriva en bon ordre.

L'expérience apprit alors aux Romains, qu'il n'y avoit pas de moiens plus fûrs & plus affurés, que de fe joindre & d'en venir à l'abordage: & c'eft, au jugement des plus habiles, le feul moien qu'on puiffe prendre dans les combats de mer pour être affuré de la victoire. Depuis que l'artillerie s'eft introduite fur mer, on a prefque oublié cette méthode des anciens, qui eft pourtant la véritable, & qui convient le mieux à la nation Françoife: auffi voions-nous que ceux qui s'en fervent, ne manquent jamais de réuffir.

Quand même les anciens Grecs & Romains auroient connu nos différentes bouches à feu, comme nos canons & nos fufils, & qu'ils s'en feroient fervis fur mer comme fur terre, je fuis perfuadé qu'ils n'euffent jamais abandonné leur maniére de combattre, qui eft infiniment plus courageufe & plus fenfée que celle que nous fuivons aujourd'hui.

Quoique leurs machines de guerre, comme les baliftes & les catapultes, dont l'ufage étoit affez commun fur mer, fiffent des effets furprenans, ils ne s'en fervoient que lorfque les vaiffeaux étoient à une certaine portée, & ils en venoient tout aussitôt à l'abordage.

Si j'ofe dire mon fentiment fur notre maniére d'agir dans les combats de mer, il me femble que depuis l'invention de la poudre nous avons abandonné la bonne pour embraffer la mauvaife. Nos combats de mer, & particuliérement nos batail les, fe décident à coups de canon: rarement en vient-on à la petite portée du fufil, & plus rarement aux mains. Je crois, Dieu me pardonne, que fi l'on venoit à manquer de poudre de part & d'autre, on fe retireroit chacun de fon côté. L'on fe crible pendant toute une journée, l'on fe coule à fond fi l'on peut; & pour éviter le péril de l'abordage, l'on fe précipite dans un plus grand: ce qui est la marque la plus évidente de la peur qui trouble le jugement.

S'il y avoit moins de danger dans un lieu que dans un autre, peut-être qu'on pour roit s'arrêter au plus fûr; mais on peut voir que le péril qu'on court à joindre l'ennemi, eft bien plus dans l'imagination que dans la chofe même. Lorqu'on n'eft qu'un moment à terminer une bataille, l'on y perd bien moins de monde qu'en fe canonnant pendant plufieurs heures, & particuliérement lorsqu'un ennemi fe trouve furpris par la nouveauté du combat auquel il n'eft pas accoûtumé: méthode que nos Corfaires ont toujours fuivie, & dont ils fe font toujours bien trouvés.

S. II.

Corbeau des Anciens. Pourquoi ainfi nommé. Qui en est l'inventeur.

L y avoit tant de diverfes fortes de corbeaux, ils étoient fi différens entr'eux, foit dans leur conftruction, foit dans leur figure, ou dans leur ufage, que je ne fak comment les Anciens n'ont pas inventé différens noms pour empêcher qu'on ne les confondit les uns avec les autres. Que diroit de nous la poftérité, fi au lieu des noms de pistolet, de fusil, de carabine, de canon, de mortier, nous nous contentions du ter

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