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Bataille

C HAPITRE V.

Echec réciproque des Romains & des Carthaginois. Bataille d'Ecnome.
Ordonnance des Romains & des Carthaginois. Choc, & victoire des
Romains.

L

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'Année fuivante Régulus aborde à Tyndaride, & y aiant apperçû la flotte des Carthaginois qui paffoit fans ordre, il part le pre-: mier avec dix vaiffeaux, & donne ordre aux autres de le fuivre. Les Carthaginois voiant les ennemis les uns monter fur leurs vaiffeaux, les autres en pleine mer, & l'avantgarde fort éloignée de ceux qui la fuivoient, ils fe tournent vers eux, les envelopent, & coulent à fond tous leurs bâtimens, à l'exception de celui du Conful, qui courut luimême grand rifque; mais conme il étoit mieux fourni de rameurs, & léger, il fe tira heureufement de ce danger. Les autres vaiffeaux des Romains arrivent peu de tems après, ils s'affemblent & fe rangent de front, ils chargent les ennemis, prennent dix vaiffeaux, & en coulent huit à fond. Le refte fe retira dans les Illes de Lipari. Les deux partis fe faifant honneur de la victoire, on penfa plus que jamais de part & d'autre à fe faire des armées navales, & à fe difputer l'empire de la mer. Pendant toute cette campagne les troupes de terre ne firent rien que de petites expéditions, qui ne valent pas la peine d'être remar quées.

L'été fuivant on fe met en mer. (a) Les Romains mouillent à Mefd'Ecno- fine avec trois cens trente vaiffeaux pontés: de là laiffant la Sicile à

me.

(a) Les Romains mouillent à Messine avec trois cens trente vaiffeaux.] Ceux qui n'ont aucune connoiffance de la marine des Anciens, s'imaginent, affez fauffemment, que leurs bâtimens de guerre à plufieurs rangs de rames n'étoient pas comparables aux nôtres de haut bord, & qu'une flotte comme celle dont parle Polybe de trois cens trente vaiffeaux, n'étoit pas auffi confiderable en appareil & en dépenfe, que nos armées navales de quatre-vingt vaiffeaux de ligne.

Je convieus que notre armement coûte infiniment davantage, fi l'on met l'artillerie en ligne de compte. Mais il ne s'agit point ici de cela. Il n'eft queftion que du corps du vaiffeau. Il eft hors de doute, que ceux des Anciens a plufieurs rangs de rames, depuis le triréme jufqu'au quinquiréme, & fi l'on veut, jufqu'au dixiéme rang de rames, devoient contenir beaucoup plus de

monde & de combattans que les nôtres du premier rang. Je ne crois pas que les vaiffeaux dont parle Polybe fuffent autre chofe que des birémes. Toute cette armée, dit-il, parlant des Romains, étoit composée de cent quarante mille kommes d'équipage, chaque vaiffeau portant trois cens rameurs & fix vingt foldats, c'eft affez pour me faire comprendre que c'étoient des birémes; car de s'imaginer qu'il n'y eût qu'un feul homme à chaque rame, cela me paroît impoffible. A peine cinq hommes fuffifent-ils à chaque banc de nos galéres, & cependant ces fortes de bâtimens ne portent que cinq cens hommes d'équipage. Quelle puiffance que celle de ces deux peuples! Cent quarante mille hommes de mer d'un côté, & plus de cent cinquante mille de l'autre! Ne diroit-on pas que l'Hiftorien a romanifé, fi tous les Hiftoriens ne convenoient fur ce point? Ce qu'll

leur droite, & doublant le cap Pachynus, ils cinglent vers Ecnome, parce que l'armée de terre étoit aux environs. Pour les Carthaginois, ils allérent prendre terre à Lilybée avec trois cens cinquante vaiffeaux pontés. De Lilybée ils furent à Heraclée de Minos. Le but des premiers étoit de paffer en Afrique, d'en faire le théatre de la guerre, & de réduire par là les Carthaginois à défendre, non la Sicile, mais leur propre patrie. Les Carthaginois au contraire, fachant qu'il étoit aifé d'entrer dans l'Afrique, & de la fubjuguer, ne craignoient rien tant que cete diverlion, & vouloient l'empêcher par une bataille.

Comme ces vûës oppofées annonçoient un combat prochain, les Romains fe tinrent prêts, & à accepter le combat, fi on le leur préfentoit, & à faire irruption dans le païs ennemi, fi l'on n'y mettoit pas obftacle. Ils choififfent dans leurs troupes de terre ce qu'il y avoit de meilleur, & divifent toute leur armée en quatre parties, dont chacune avoit deux noms: la premiére s'appelloit la premiére légion, & la premiére flotte, & ainfi des autres. Il n'y avoit que la quatrième qui n'en eut pas. On l'appelloit les Triaires, comme on a coûtume de les appeller dans les armées de terre. Toute cette armée navale étoit compofée de cent quarante mille hommes, chaque vaiffeau portant trois cens rameurs & fix vingt foldats. Les Carthaginois, de leur côté, mirent aulli tous leurs foins à fe difpofer à un combat naval. Si l'on confidére le nombre de vaiffeaux qu'ils avoient, il falloit qu'ils fuffent plus de cent cinquante mille hommes. Qui peut, je ne dis pas voir, mais entendre feulement parler d'un fi grand nombre d'hommes & de vaiffeaux, fans être frappé, & de l'importance de l'affaire qui fe va décider, & de la puiffance de ces deux Républiques?

Les Romains faifant réfléxion qu'ils devoient voguer obliquement Ordon& que la force des ennemis confiftoit dans la légèreté de leurs vaif-nance des feaux, fongérent à prendre une ordonnance qui fût fùre, & qu'on eût

y a de bien furprenant, c'eft le peu de tems qu'ils emploiérent à un fi grand armement. L'Auteur dit qu'ils pouvoient mettre alors de plus grandes armées fur mer que quand ils fe trouvérent dans le plus haut point de leur grandeur & de leur opulence. J'aurois fouhaité qu'il nous en eût donné les raifons. Il les remet à un autre endroit, il faut que cela foit perdu.

Plufieurs fiécles après, & vers la décadence de leurs affaires, on voit fous l'empire d'Honorius un Heraclien, Comte d'Afrique, qui fe mit en tête de détrôner fon Empereur; un rebelle, en un mot, qui part de ce païs-là avec une flotte de fept cens voiles, ou plutôt, dit Tillemont, de trois mille fept cens vaiffeaux de toute efpece. Orofe la met un peu au rabais, car il ne l'a fait monter qu'à trois mille deux cens navires, c'eft

toujours plus que Xerxès n'en avoit, puifqu'He-
rodote la borne à 1207. de combat. Suppofons
que ceux d'Heraclien fuffent plus petits, & que
ce nombre de vaiffeaux foit confondu avec ceux
de tranfport, il y auroit au moins une moitié de
combat. Cela n'eft-il pas furprenant? Il y eut
une bataille à Otticoli, dans l'Òmbrie, dit Orose,
où cinquante mille hommes demeurérent fur la
place, fûrement on ne tua pas tout, & la perte
fut fi grande qu'Heraclien fut réduit à un feul
vaiffeau fur lequel il porta la nouvelle en Afrique.
Charles VI. Roi de france, en 1386. voulant
porter la guerre en Angleterre, dreffa une flotte
de douze ou de treize cens voiles; mais la jalou-
fie du Duc de Berri, oncle du Roi, renverfa une
fi grande entreprife avec toute la malice & la la-
cheté dont cette paffion est capable.

Romains.

Ordon

nance des Car

thaginois.

'Choc &

des Romains.

peine à rompre. Pour cela les deux vaiffeaux à fix rangs que mon-'
toient les deux Confuls Régulus & Manlius, furent mis de front à
côté l'un de l'autre. Ils étoienr fuivis chacun d'une ligne de vaisseaux.
La première flotte faifoit une ligne, & la feconde l'autre: les bâtimens
de chaque ligne s'écartant, & élargiffant l'intervalle à mesure qu'ils fe
rangeoient, & tournant la proue en dehors. Les deux premiéres flot-
tes ainfi rangées en forme de bec ou de coin, de la troifiéme on forma
une troifiéme ligne qui fermoit l'intervalle, & faifoit front aux enne-
mis: en forte que l'ordre de bataille avoit la figure d'un triangle. Cette
troifiéme flotte remorquoit les vaiffeaux de charge. Enfin la quatrième
flotte où les Triaires venoient après, tellement rangés, qu'ils débor-
doient des deux côtés la ligne qui les précédoit: de cette maniére,
l'ordre de bataille répréfentoit un coin ou un bec, dont le haut étoit
creux,
& la bafe folide, mais fort dans fon tout, propre à l'action, &
difficile à rompre.
Pendant ce tems-là les Chefs des Carthaginois exhortérent leurs fol-
dats, leur faifant entendre en deux mots qu'en gagnant la bataille ils
n'auroient
que la Sicile à défendre, mais que s'ils étoient vaincus, c'en
étoit fait de leur propre patrie & de leurs familles : enfuite fut donné
l'ordre de mettre à la voile. Les foldats l'éxécutérent en gens perfua-
dés de ce qu'on venoit de leur dire. Leurs Chefs, pour le conformer
à l'ordonnance de l'armée Romaine, partagent leur armée en trois
corps, & en font trois fimples lignes. Ils étendent l'aîle droite en hau-
te mer, comme pour enveloper les ennemis, & tournent les prouës
vers eux. L'aîle gauche, compofée d'un quatriéme corps de troupes,
étoit rangée en forme de tenaille, tirant vers la terre. Hannon, ce
Général qui avoit eu du deffous au fiége d'Agrigente, commandoit
l'aile droite, & avoit avec foi les vaiffeaux & les galéres les plus propres
par leur légèreté pour enveloper les ennemis. Le Chef de l'aîle gauche
étoit cet Amilcar, qui avoit déja commandé à Tyndaride.

Celui-ci aiant mis le fort du combat au centre de fon armée, fe fervictoire vit d'un ftratagême pendant la bataille. Comme les Carthaginois étoient rangés fur une fimple ligne, & que les Romains commençoient par l'attaque du centre; alors pour défunir leur armée, le centre des Carthaginois reçoit ordre de faire retraite. Il fuit en effet, & les Romains le pourfuivent. La premiére & la feconde flotte, par cette manœuvre, s'éloignoient de la troifiéme, qui remorquoit les vaiffeaux, & de la quatrième, où étoient les Triaires deftinés à les foutenir. Quand elles furent à une certaine diftance, alors du vaiffeau d'Amilcar s'éléve un fignal, & auffi-tôt toute l'armée des Carthaginois fond en même tems fur les vaiffeaux qui poursuivoient. Les Carthaginois l'emportoient fur les Romains par la légèreté de leurs vaiffeaux, par l'adresse & la facilité qu'ils avoient tantôt à approcher, tantôt à reculer; mais

la vigueur des Romains dans la mêlée, leurs corbeaux pour accrocher les vaiffeaux ennemis, la préfence des Généraux qui combattoient à leur tête, & fous les yeux defquels ils brûloient de fe fignaler, ne leur infpiroient pas moins de confiance qu'en avoient les Carthaginois. Tel étoit le choc de ce côté-là.

En même tems Hannon, qui au commencement de la bataille commandoit l'aile droite à quelque distance du refte de l'armée, vient tomber fur les vaiffeaux des Triaires, & y jette le trouble & la confufion. Les Carthaginois qui étoient proche de la terre, quittent aufli leur pofte, fe rangent de front oppofant leurs prouës, & fondent fur les vaiffeaux qui remorquoient, ceux-ci lachent auffi-tôt les cordes,& en viennent aux mains: de forte que toute cette bataille étoit divifée en trois parties, qui faifoient autant de combats fort éloignés l'un de Fautre. Mais Mais parce que felon le premier arrangement les parties étoient d'égales forces, l'avantage fut aufli égal, comme il arrive d'ordinaire lorfqu'entre deux partis les forces de l'un ne cédent en rien aux forces de l'autre. Enfin le corps que commandoit Amilcar ne pouvant plus réfifter, fut mis en fuite, & Manlius attacha à fes vaiffeaux ceux qu'il avoit pris. Régulus vient au fecours des Triaires & des vaiffeaux de charge, menant avec lui les bâtimens de la feconde flotte qui n'avoient rien fouffert. Pendant qu'il eft aux mains avec la flotte de Hannon, les Triaires qui fe rendoient déja reprennent courage, & retournent à la charge avec vigueur. Les Carthaginois attaqués devant & derriére, embaraffés & envelopés par le nouveau fecours, pliérent & prirent la fuite.

Sur ces entrefaites Manlius revient, & apperçoit la troifiéme flotte aculée contre le rivage par les Carthaginois de l'aîle gauche. Les vaiffeaux de charge & les Triaires étant en fûreté, ils fe joignent Regulus & lui, pour courir la tirer du danger où elle étoit, car elle foutenoit une espèce de fiége, & elle auroit peu réfifté, fi les Carthaginois par la crainte d'être accrochés,& de mettre l'épée à la main, ne fe fuffent contentés de la refferrer contre la terre. Les Confuls arrivent, entourent les Carthaginois, & leur enlévent cinquante vaiffeaux & leur équipage. Quelques-uns aiant viré vers la terre, trouvérent leur falut dans la fuite. Ainfi finit ce combat en particulier. Mais l'avantage de toute la bataille fut entiérement du côté des Romains. Pour vingt-quatre de leurs vaiffeaux qui périrent, il en périt plus de trente du côté des Carthaginois. Nul vaiffeau équipé des Romains ne temba en la puissance de leurs ennemis, & ceux-ci en perdirent foixante-quatre..

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"Oici un Général qui commet dès l'entrée une lourde faute, qui fe trouve tout auffi-tôt fuivie d'un échec très-mortifiant. Les anciens lappelloient ces fortes de débuts, Errare à limine. On peut bien s'imaginer qu'un Général qui fait un pas très-dangereux dès le feuil de la porte, ne fauroit aller fort loin fans boiter tout bas. Cela arrive dans prefque toutes les affaires du monde, de petite ou de grande importance: je dis prefque, car dans celles de la guerre, qui que ce foit ne reconnoît un tel partage. Tout eft grand, rien de médiocre. Il n'y a point de milieu dans les fautes, il n'en fut jamais de petites. Elles naiffent les unes des autres, elles vont toujours croiffant fi prodigieufement vîte, que fi le reméde ne fuit avec la même rapidité, on ne peut éviter fa ruine. Le Général Romain y couroit à grands pas, & fa faute devenoit irréparable, s'il eût eu en tête un ennemi plus habile & moins négligent à poursuivre fes avantages.

Polybe nous apprend la fource & l'origine de la difgrace du Conful; il l'attribuë à la trop grande opinion qu'il avoit du courage & de la hardieffe de fes troupes, beaucoup plus encore à fa préfomption, & au mépris qu'il faifoit de fon ennemi. Il nous fait encore remarquer que celui-ci ne penfoit pas moins défavantageusement de fon antagoniste, & que le mépris de l'un n'étoit pas moins bien fondé que celui de l'autre. Nous ignorerions encore le nom du Général qui commandoit l'armée Carthaginoise, fi l'Auteur ne nous l'avoit appris dans la bataille d'Ecnome, qui fuivit de fi près les deux combats de Tyndaride. On y voit que le Chef de l'aile gauche étoit ce même Amilcar, qui avoit déja commandé au combat donné à Tyndaride. Il n'arrive que trop fouvent à notre Auteur de tomber dans un défaut d'éxact ude, qui mérite quelque reproche, & auquel les Anciens étoient peu fujets: c'eft qu'il n'écarte pas feulement le nom des Officiers Généraux qui ont commandé à une aîle ou à un centre, ou qui ont eu part à la gloire ou à la honte d'un combat: mais encore le nom du Cheffous les ordres duquel ils avoient combattu. Une action fi remarquable étoit-elle fi peu de chofe, que nous dûffions ignorer qui étoit l'Amiral de la flotte Carthaginoife? Qui auroit jamais penfé de le trouver en tout autre endroit que là où il devroit être, pendant que l'Hiftorien n'oublie pas le nom du Vice-Amiral, qu'il ne nous importe guéres de favoir, & qui n'arriva qu'après l'affaire finie?

Il fe paffe ici deux combats auffi peu décififs l'un que l'autre, mais, qui ne laiffent pas d'être très-confiderables. L'Auteur n'en paffe aucune des circonstances néceffaires, & il les accompagne même de quelques remarques pour l'instruction des gens de guerre.

J'admire Régulus, auquel il prend une boutade qui orneroit fort ces fortes de Romans, où les Héros font les plus grandes folies, mais qu'on ne fauroit trop blâmer

dans

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