inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été inébranlable. Et a-t-il été long-temps esclave? dit Zambullo. Dix-huit mois, répondit Asmodée. Oh! parbleu, répliqua Léandro Pérez, je crois que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer. C'est ce qui vous trompe, repartit le boiteux; sa princesse n'a pas si tôt su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant. Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme ? Rien pourtant n'est plus véritable; et vous voyez dans cette figure hideuse le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous conter. Ce grand garçon se nomme Fabricio, Il avait à peine quinze ans lorsque son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon, mourut; et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité. Fabricio acheva ses études, déjà commencées à Salamanque. Il y apprit ensuite à monter à cheval et à faire des armes; en un mot, il ne négligea rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé favorablement de dona Hypolita, sœur d'un petit gentilhomme, qui avait sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello. Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabricio, qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé, pour ainsi dire, avec le lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hypolite, de son côté, s'était bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup d'attention : elle était d'une fierté insupportable, aussi-bien que son frère, don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse. Cet orgueilleux gentilhomme de campa→ gne habitait une maison qu'il appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et de plus, il y avait une femme maure auprès de sa sœur. C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le bourg, les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les profondes révérences qu'on lui faisait, lorsqu'il voulait bien y répondre par un regard. Sa sœur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité de sa race, et elle joignait à ce ri dicule celui d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand viendrait la demander en mariage. Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hypolite. Fabricio le savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il prit le parti de flatter leur vanité de faux respects; ce qu'il fit avec par tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin trouvèrent bon qu'il eût l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre lui leur fierté l'en empêchait néanmoins son ingénieuse générosité trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. Seigneur, dit-il un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre en dépôt, ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette obligation-là. Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit outre qu'il était mal en argent, il avait la conscience d'un déposi taire. Il se chargea volontiers de cette som me; et il ne l'eut pas sitôt entre les mains, qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités : un habit neuf d'un très-beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La belle Hypolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée : c'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés, sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user ainsi il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur d'être en commerce avec un gentilhomme. Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté qu'en faveur de ses espèces, don Thomas vivrait avec lui familièrement, qu'Hypolite peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa |