rappeler par des conjurations si fortes, que je n'y pourrai résister. Que j'en suis mortifié! dit don Cléophas tout attendri : quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons nous séparer pour jamais. Je ne le crois pas, répondit Asmodée : le magicien peut avoir besoin de mon ministère; et si j'ai le bon- ́ heur de lui rendre quelque service, peutêtre, par reconnaissance, me remettra-t-il en liberté. Si cela arrive, comme je l'espère, comptez que je vous rejoindrai aus-sitôt, à condition que vous ne révélerez à personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que vous ne me reverriez plus. Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue folle de vous le seigneur don Pédro de Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage; ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde! ajouta-t-il : j'entends déjà le magicien qui me conjure : tout l'en fer est effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je ne puis demeurer plus long-temps avec votre seigneurie jusqu'au revoir, cher Zambullo. En achevant ces mots, il embrassa don Cléophas, et disparut après l'avoir transporté dans son appartement. CHAPITRE XXI. De ce que fit don Cléophas après que le Diable boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le finir. UN moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute la nuit sur ses jambes, et de s'être donné beaucoup de mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos. Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique, où il passa la journée et la nuit suivante. Il y avait déja vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entrà ́ dans sa chambre en criant de toute sa force: Hola! ho! seigneur don Cléophas, debout! A ce bruit, Zambullo se réveilla. Savez-vous, lui dit don Luis, que vous êtes couché depuis hier matin ? Cela n'est pas possible, répondit Léandro. Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux fois le tour du cadran : toutes les personnes de cette maison me l'ont assuré. L'écolier, étonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son aventure avec le Diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais il ne pouvait le croire; et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu: cependant, pour en être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. Quand ils furent arrivés là, et que don Cléophas aperçut l'hôtel de don Pèdre presque tout réduit en cendres, il feignit d'en être surpris. Que vois-je ? dit-il quel ravage le feu a fait ici! A qui appartient cette malheureuse maison? Y a-t-il long-temps qu'elle est brûlée ? Don Luis de Lujan répondit à ses deux questions, et lui dit ensuite : Cet incendie fait moins de bruit dans la ville par le dommage considérable qu'il a causé que par une particularité que je vais vous apprendre. Le seigneur don Pédro de Escolano a une fille unique, qui est belle comme le jour : on dit qu'elle était dans une chambre pleine de flammes et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais point encore le nom. Cela fait le sujet de tous les entretiens de Madrid: on élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, et l'on croit que, pour prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme, il pourra bien obtenir la fille du seigneur don Pèdre. Léandro Pérez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre intérêt à ce qu'il disait puis, se débarrassant bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il gagna le Prado, où s'étant assis sous des arbres, il se plongea dans une profonde rêverie. Le Diable boiteux vint d'abord occuper sa pensée. Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher Asmodée : il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les incommodités des voyages. Je fais sans doute une grande perte; mais, ajouta-t-il un moment après, elle n'est peut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon ? il peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende incessamment la liberté. Pensant ensuite à don Pèdre et à sa fille, il prit la résolution d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de voir la belle Séraphine. Dès qu'il parut devant don Pédro, ce seigneur courut à lui les bras ouverts, en disant Soyez le bien venu, généreux cavalier, je commençais à me plaindre de vous. Eh quoi! disais-je, don Cléophas, après les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à s'offrir à mes yeux qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui témoigner l'estime et l'amitié que je me sens pour lui! |