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goût délicat, une imagination vive, & l'âme la plus noble & la plus fenfible. Damoville au contraire, rempli de confiance & d'orgueil, parloit avec affurance, écoutoit avec distraction; il avoit la tête vive & le coeur froid. Ses idées, fouvent brillantes, manquoient prefque toujours de justeffe & de folidité; n'ayant nulle fenfibilité, aucune élévation dans l'ame, également incapable de réfléchir & de méditer, il ne regardoit l'héroisme, en tout genre, que comme l'effet d'un calcul intéreffé, ou comme le fruit d'une folie plus faite pour exciter la pitié d'un Philofophe, que pour mériter fon admiration. Quoiqu'il eût un amour-propre exceffif, fa fociété n'étoit pas dépourvue d'agrémens; il avoit une foupleffe extrême, & favoit prendre fans peine mille formes différentes. Sans principes & fans caractère, il changeoit facilement d'opinion; fon exceffive légèreté le préservoit de l'entêtement qu'infpire ordinairement l'orgueil. Inconféquent autant qu'indifcret, ces défauts donnoient fouvent à fes difcours & à fa conduite une apparence piquante de franchife & d'originalité. Enfin, on pouvoit prendre en lui, pour de la gaîté, une certaine malignité naturelle qui

ne se manifestoit jamais que fous les traits de la plaifanterie.

Luzincour, malgré fa pénétration, ne connoiffoit point encore Damoville; accoutumé dès fa plus tendre enfance à le regarder comme un frère, il n'avoit pu le juger fans prévention, & il s'aveugloit également fur fon caractère & fur les fentimens qu'il lui fuppofoit. Il lui écrivoit avec autant de plaifir que d'exactitude, il lui faifoit le détail de fes occupations; & Damoville, de fon côté, lui mandoit qu'il avoit auffi un goût paffionné pour la lecture, & de plus il lui confioit qu'il s'exerçoit déja à compofer. Luzincour, dans fes réponses, l'exhortoit à ne pas fe preffer; mais, malgré ces fages confeils, Damoville entraîné, disoit-il, par le feu bouillant de fon imagination, écrivoit, compofoit toujours, & chaque mois enrichiffoit le Mercure de quelque production nouvelle.

Enfin, au bout du temps prescrit par fon père, Luzincout, âgé de vingt ans, quitte l'Alface & retourne en Champagne. Sa joie fut extrême en fe retrouvant dans les bras de fon père, & en revoyant Damoville. Mon Ami, lui dit ce dernier, mon fort et décidé : je confacre ma vie

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entière aux Mufes mon père y confent. Le fuccès de ma dernière Ode & de mon petit Conte Philosophique, le détermine à m'envoyer à Paris.... A Paris! quoi, feul? - Affurément ; mais, j'y fuis connu des Gens-de-Lettres les plus distingués; j'ai eu l'attention de les louer adroitement dans mon Ode, & mon Conte Philofophique eft plein de traits faits pour leur plaire.... D'ailleurs, ils font confondus qu'un jeune homme de mon âge ait fait deux morceaux de cette force.... J'ai reçu de trois d'entre-cux des lettres que je te montrerai. Ils m'exhortent à quitter la Province; ils m'attendent; ils me defirent, & je pars dans deux mois. Le foir même, Damoville montra à fon Ami les Lettres dont il lui avoit parlé. Ces lettres contenoient en effet l'éloge le plus flatteur des talens de Damoville, & furtout de fon Conte Philosophique. Luzincour eut peine à cacher fa furprife; il avoit parcouru ce Conte fi vanté; il fe rappeloit bien qu'on y louoit avec emphafe certains ouvrages & certains Académiciens; mais il fe rappeloit aussi que jamais nulle lecture ne lui avoit caufé un ennui plus profond & plus foutenu. Comme il étoit modefte & fans expérience, il crut avoir tort.

Au fond de l'âme il avoit jugé que Damoville manquoit absolument de talent & de génie : Je me trompois, dit-il, j'en fuis bien aife; Damoville fe diftinguera dans la noble & brillante carrière qu'il va parcourir, je jouirai de fes fuccès; il eft permis, il eft doux de s'énorgueillir de la gloire de fon Ami!

Cependant Luzincour, interrogé par fon père, lui avoua fans. détour qu'il avoit, ainfi que Damoville, un goût dominant pour les Lettres ; mais, ajouta-t-il, je n'ignore pas que l'inclination ne peut tenir lieu de talens. Je n'ai point l'orgueilleuse efpérance d'égaler un jour ces Auteurs fublimes que j'admire; le titre d'Écrivain eftimable doit fuffire à mon ambition & peut fatisfaire mon cœur. Parlez, mon père, daignez me guider; c'est à vous à m'éclairer. Si vous blâmez le choix que j'ose faire, j'y renoncerai fans effort.

A ces mots Luzincour fut tendrement embraffe par fon père. Non, mon fils, dit ce dernier, je ne combattrai point une réfolution que j'approuve; partez avec Damoville, allez vous inftruire & vous former au fein des Arts & des talens; confervez-y votre caractère, vos principes

& vos mœurs. Avant d'écrire, obfervez & réfléchiffez, & fi vous voulez inftruire, confultez toujours votre cœur & la nature; furtout foyez conféquent, ne déclamez point contre l'intolérance, en détestant, en perfécutant ceux qui n'adopteront pas vos opinions; ne vantez point le charme confolateur de la Philofophie, fi la contradiction vous irrite, fi la critique vous révolte, vous désespère, & fi la vérité vous bleffe: enfin n'y prétendez point à ce titre fublime de Philofophe, fi vous ne donnez pas le noble exemple de la justice, de la modération, du courage, fi vous ne favez ni pardonner, ni dédaigner la cabale & l'intrigue: mais je fuis fans inquiétude; je connois vos fentimens, ils feront, mon fils, votre réputation & votre gloire. Sans génie, peut-être, avec un efprit ordinaire, vous faurez dignement parler de la vertu : un cœur pur & généreux eft fait pour en tracer l'image. Vous la peindrez fous fes véritables traits; pour la montrer invariable & folide, vous lui donnerez la Religion pour base; alors vous l'offrirez si bienfaisante, si parfaite, fi naturelle, que l'Athée même fera forcé de l'admirer, & rougira de l'avoir méconnue.

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