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en fuite, & tombant fur les éléphans & fur les rangs qui étoient derriére elles, jettérent le trouble & la confufion dans toute l'armée des Carthaginois. Elle plia de toutes parts. Il en refta une grande partie fur le champ de bataille, quelques-uns fe fauvérent à Héraclée, la plûpart des éléphans & tout le bagage demeurérent aux Romains. La nuit venuë, on étoit fi content d'avoir vaincu & en même tems fi fatigué, que l'on ne penfa prefque point à fe tenir fur fes gardes. Annibal ne fe voiant plus de reffource, profita de cette négligence pour faire un dernier effort. Au milieu de la nuit il fortit d'Agrigente avec les troupes étrangères, combla les lignes de groffes nates & reconduifit fon armée à la ville, fans que les Romains s'aperçuffent de rien. A la pointe du jour ceux-ci ouvrant enfin les yeux, ne donnérent d'abord que légérement fur l'arriere-garde d'Annibal, mais peu après ils fondent tous aux portes; n'y trouvant rien qui les arrête ils fe jettent dans la ville, la mettent au pillage, font quantité de prisonniers & un riche butin.

OBSERVATIONS

Sur le blocus d'Agrigente, & fur la bataille qui fut donnée entre les armées Romaines & Carthaginoifes.

§. I.

Fantes à la guerre le plus fouvent dangereuses, quelquefois falutaires. Exemple tiré de la conduite des Romains & des Carthaginois dans le fiége d'Agrigente.

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'Outes les fautes font grandes & capitales à la guerre, il n'en fut jamais de petites. Un rien, la moindre inadvertance produit quelquefois de grands événemens, aufquels on n'auroit jamais penfé. Une petite faute en amène une grande, cela va toujours en augmentant & en empirant. Si l'on n'a pas l'efprit & la capacité de prévenir les conféquences qui naiffent des moindres fautes, & d'y remédier, elles pro duiront une queue ou une chaîne d'autres fautes, dont on ne voit jamais le bout que par la ruine des errants.

Il arrive quelquefois le contraire. Les bévûes les plus groffieres & les plus lourdes font naître des événemens extraordinaires, qui nous infpirent des deffeins & des entreprifes qui ne nous feroient jamais venues dans l'efprit, fi nos fautes n'en avoient été la caufe ou l'occafion. Ceux qui font les témoins de notre conduite, voient après l'évé nement & avec furprife, que notre falut, notre gloire & nos conquêtes, dépendoient uniquement de ces fautes, qu'elles étoient la fource de notre bonheur, & que nous nous fuffions perdus, fi nous n'avions pas vû le moment de l'etre. Ces chofes arrivent fouvent aux hommes d'Etat, aux grands Généraux, aux hommes fermes & réfolus, aux bons esprits, aux gens de grand cœur, & non aux fots & aux ignorans, qui après

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après avoir bronché aux premiéres démarches, ne fe relévent plus, à moins que le has

zard ou la fottife des autres ne les tire d'embarras.

Les Romains qui donnérent tout au hazard, tout à la fortune dans l'affaire de Meffine, fe voient dans une fituation prefque femblable devant Agrigente & dans un danger défefpérant. Ils ont befoin de toutes leurs vertus pour s'en déméler. Le mal eft d'autant plus trifte & plus fâcheux, qu'il arrive plus tard, & après de grandes pertes & des travaux infinis: mais pour n'avoir pas défefpéré, ils s'en tirent par cela feul; voiez je vous prie ce que c'eft que leur étoile. La prife d'Erbeffe, où ils avoient tous leurs magasins pour la fubfiftance de leurs troupes, leurs fut favorable. Quel malheur d'abord! quel bonheur après! Leur négligence à munir leur camp, lorsqu'ils en avoient le tems, fait changer de deffein à Hannon qui venoit de leur couper les vivres par la prife d'Erbeffe. Ce Général, qui les tient enfermés entre les affiégés & lui, fonge à les faire périr de faim & de mifére. Le coup lui paroît certain, il l'étoit en éffet: mais quel dût être l'étonnement de ce Général, lorfqu'il apprit que les affiégés n'étoient ni moins miférables ni moins preffés de la famine que les affiégeans!

S'il les eût attaqués fans marchander, fans leur donner le tems de fe reconnoître, leur perte étoit inévitable & leurs précautions inutiles. On fait la guerre facilement dit Tite-Live, contre des ennemis qui n'ont d'efpérance que dans leurs poftes. La prudence & les maximes de la guerre vouloient qu'il ne le fit point. On ne met pas les affaires en rifque contre un ennemi qui va fe ruiner, & furtout lorsqu'on ignore l'état fâcheux des affiégés; cependant cette prudence, ces mefures fi juftes & fi bien concertées, qui euffent dû le rendre victorieux de fes ennemis, le perdent ; & l'imprudence de ces mêmes ennemis, leur mauvaise conduite les fauve. Chofe finguliére! Les fautes de l'un rétabliffent fes affaires, & la bonne conduite de l'autre perd les fiennes.

Jamais les Romains ne fe trouvérent fi embaraffés que dans cette entreprise d'Agrigente. On ne fauroit pourtant les accufer de s'y être embarqués témérairement & fans aucune efpérance de réuffir, après la prife d'Erbeffe: mais feulement d'avoir négligé de munir leur camp & d'y transporter leurs préparatifs de guerre & de fubfiftance. Leur opiniâtreté & leur conftance à ne point démordre de leur premier deffein, font fans doute louables; il y alloit de leur honneur & de celui de la République d'y perfévérer conftamment, furtout dès l'entrée d'une guerre, dont les fuites dépendent prefque toujours des commencemens: Inceptis eventus pares redduntur, dit Tite-Live après mon Auteur.

Je ne vois rien de plus admirable que cette réfolution de Pofthumius: mais je trouve quelque chofe de plus que de la conftance & de la patience dans toute fa conduite. J'y remarque toutes les vertus qui forment les véritables guerriers. Le courage produit la patience & conftamment il en eft la fource: mais il n'arrive pas toujours que ces deux vertus foient accompagnées de toutes les autres qui nous portent aux résolutions les plus extraordinaires, c'eft-à-dire à celles que la témérité la plus audacieuse regarde comme impraticables. Le courage & la patience ne menent pas loin, fi l'on manque de cette capacité qui s'obferve dans les grands hommes. C'eft cette capacité qui voit de loin les événemens, qui les prépare elle-même par un plan de conduite, & qui les mene à leur but par le moien des conféquences, qui naiffent néceffairement de cette conduite, laquelle détermine celle de l'ennemi, & donne des efpérances certaines du fuccès des entreprifes. Il faut bien pofféder la guerre pour aller ainfi de conféquence en conféquence, & par des routes fi profondes & fi fines au fuccès entier d'une campagne. Peu de gens font capables de pénétrer ces fortes de mifteres, & de juger des fuites par fes commencemens,

Pour

Pour bien juger des actions des hommes il n'y a qu'à les éxaminer dans leurs principes. Les Romains tiennent bon malgré l'extrémité où ils fe trouvent, & les maux qui les accablent. Ils les fupportent conftamment. S'engage-t-on dans des partis fi extrêmes, s'ils ne font l'objet d'un grand deffein, & s'il n'y a plus à perdre en l'abandonnant qu'en mettant tout en rifque pour le fuivre, ou fi l'on n'eft moralement fûr qu'il réuffira en obfervant une telle conduite? Mais au travers de mille périls, & de miséres fans nombre, il eft de la prudence de préférer ce parti à tout autre, qui fauveroit à la vérité le Général Romain, mais non pas fa réputation & la gloire de fa patrie. II aime mieux rifquer le tout pour avoir le tout, & il fait bien dans ces fortes de conjonctures. Confultez ceux qui ne voient les maximes que d'un feul côté, qui n'en favent pas faire l'application, ils vous répondront qu'il fit fort mal & que cette réfolution des Romains eft folle & infenfée, & cependant rien de plus fage & de plus raifonnable. Qu'en arrive-t-il? La prife d'Erbeffe qui coupe les vivres aux Romains, fait que le Général Carthaginois change tout l'état de la guerre, & prend des mesures différentes de celles qu'il s'étoit réfolu de fuivre pour la délivrance de la place. L'occafion étoit belle, il s'en défaifit. Les Romains étoient perdus, s'il ne les eût crus perdus. Sur cette opinion il néglige de les attaquer, avant qu'ils aient pris les précautions que l'événement d'Erbeffe les oblige de prendre. Attente-t-on contre une armée qui court à fa ruine, & à qui il ne refte d'autre reffource pour l'éviter, que celle de la retraite & de tout abandonner?

Hannon ne voit rien au delà de la fituation & des embarras du Général Romain, que la reffource que je viens de dire, ou qu'une réfolution déterminée & furieufe de fe perdre, lui & toute fon armée. Il le croit en démence s'il ne prend le feul parti qu'il s'imagine qu'il doit prendre, parce qu'il ne croit pas qu'il y ait rien au delà de ce qu'il penfe lui-même. C'eft l'ordinaire des genies & des courages au deffous du médiocre & peu féconds en expédiens, de croire que tout ce qui eft hors des bornes étroites de leur efprit, ne peut être conçu ni exécuté par aucun autre.

§. II.

Paralléle de l'affaire d'Agrigente & de celle de Denain. Imprudence des Alliés. Belle manœuvre du Maréchal de Villars.

Ne

Ous avons vû de nos jours par rapport à l'affaire d'Agrigente un fait prefque femblable dans fes circonftances les plus capitales, & qui affure une gloire immortelle au Maréchal de Villars. On comprend bien que je veux parler de l'entreprife fur le camp de Denain, qui eft l'ornement & la couronne de ce Général. Quand il n'auroit aucune autre action que celle-ci, il feroit immortalifé; il mériteroit de mon ter au rang & au grade des Capitaines les plus célébres, & de ceux auprès defquels Sylla fe plaçoit.

La France ne touchoit-elle pas aux derniers périls fur la fin de la guerre de 1701.? N'auroit-on pas juré que la prife de Landrecy alloit décider de fa ruine & de fa décadence? N'eût-on pas porté le même jugement de celle des Romains après l'infortune de Cannes? Comme fi la Providence eût voulu faire voir au monde par leurs difgraces & par les nôtres, que la vertu courageufe & conftante dans les approches des maux les plus accablans, loin de tomber dans le défefpoir, tire au contraire fes forces & une nouvelle vigueur de fes pertes & de fes bleffures.

Per

Per damna, per cades ab ipfo

Ducit opes animumque ferro.

Nos ennemis l'éprouvérent à l'affaire de Denain; elle eft fi remarquable, que j'ai regret de ne pouvoir l'inférer ici dans toute fon étendue: je ne m'y arréterai donc pas, mais feulement à certaines circonftances que nous accompagnerons de quelques remarques que l'inftruction demande. Elles me paroiffent fi utiles, que j'efpére que les gens du métier, comme les autres, m'en fauront quelque gré après les avoir

lûes.

Les Alliés ouvrirent la campagne avec un appareil de guerre tout à fait extraordinaire: cela étoit fort prudent: on ne va pas fort loin fur le chemin d'une capitale, quelque applani qu'il puiffe être, fi les préparatifs ne font conformes à la grandeur de l'entreprife. Après la prife du Quefnoy, ils inveftiffent Landrecy, (ils n'avoient que ce pas à faire pour pénétrer la France) qui étoit une affaire de peu de jours avec des forces fi formidables. Les gens éclairés croioient même cette bicoque plusbicoque qu'el le n'étoit en effet, en faisant abftraction de fes remparts & de fes ouvrages.

Un deffein auffi grand que celui qu'ils avoient demandoit des mefures, des précautions prifes de loin & une extrême défiance contre les entreprises hardies. D'un autre côté notre Général fentoit bien que l'extrême prudence, fi à la mode dans nos armées en ce tems-là par les infortunes précédentes, étoit dangereufe dans la fituation où il fe trouvoit, & qu'un coup de néceffité pouvoit feul le tirer d'intrigue; mais les ennemis l'en difpenférent pour avoir négligé cette maxime, que la prévoiance contre les accidens, qui fe préfentent naturellement à l'efprit, eft le fondement des grandes entreprifes. Villars profite de cette négligence, il penfe à leur couper les vivres. L'idée de cette entreprise ne pouvoit venir que d'un homme de beaucoup d'efprit, d'un grand sens, & qui ajoûtoit à tout cela une grande connoiffance du païs. Cet homme muni d'une fi grande penfée, ouvre cet avis à la Cour & le fortifie de tous les raifonnemens les plus propres, pour en faire fentir l'importance & la néceffité La Cour l'approuve, & le Maréchal de Villars l'embraffe. Il étoit trop habile pour le rejetter. Le projet étoit grand, & l'éxécution délicate, fujette à bien des obftacles & à de fâcheux inconveniens. Le Maréchal les furmonte tous par fon adreffe & par des mesures fi fecrétes, fi rufées, fi fines, fi juftes, & fi bien concertées, que c'eft un fujet d'admiration & un fond inépuifable d'inftructions pour les gens de guerre. Les Généraux ennemis ne fe doutérent jamais de ce qu'on leur préparoit. Ils avoient établi leurs magafins à Marchiennes environ à neuf lieues de leur fiége. Les Romains firent une grande faute pour s'en étre éloignés de cinq; mais comme nous devons les regarder comme nos maîtres, il faut que nos fautes foient toujours plus grandes de la moitié. Auroit-il plus coûté aux Alliés de tranfporter au Quesnoy ce qu'ils avoient à Marchiennes, & M. le Prince Eugéne n'avoit-il pas raifon de le vouloir & de preffer Meffieurs les Députés des Etats de fe déterminer là-deffus? Cet avis leur parut trop précautionné, & ne fentoit pas affez le mépris de nos forces.

On fe contente d'une ligne de communication de Marchiennes à Denain, on la fortifie avec beaucoup de négligence, & en embraffant pour cela plus de terrain qu'il n'en eût faliu pour une armée de vingt mille hommes. On jette dans ce pofte important un corps de dix-huit à vingt bataillons, quelques efcadrons, & un Général d'une trèspetite confideration en matiére de guerre. Cette ligne 2, de Marchiennes à Denain 3 & de là vers leur armée, fut baptifée du nom de grand chemin de Paris 4. Villars, qui

voit tant de négligence & de fécurité dans ces gens-là, coupe ce chemin avec fon épée comme un noeud gordien. Il fait un mouvement par fa gauche, en donnant jaloufie par fa droite avec tant de bonheur, d'intelligence, de fecret & d'adreffe pour cacher & efcamoter fa marche, qu'il arrive fur l'Efcaut, le paffe fur un pont avec encore plus de bonheur, & envelope Denain. Après quelque incertitude de ce qu'il feroit par rapport à fes forces, qui n'étoient pas toutes arrivées, le Maréchal de Montefquiou aiant remarqué la foibleffe des retranchemens des ennemis 5. d'entre les deux lignes 2, & je ne fai quoi d'agité & de flotant dans leur contenance, le détermine à expédier promptement cette affaire. En effet le tems preffoit, Montefquiou avoit rangé quarante bataillons, non fur plufieurs lignes, felon la méthode ordinaire, lorfqu'on ne peut combattre fur un grand front, mais à la queue les uns des autres, à peu près en colonnes, s'ils n'euffent été fur quatre de profondeur, & trop éloignés les uns des autres pour avoir le poids & la force de mes colonnes, telles qu'on les voit en 6. Quoiqu'il en foit ce Maréchal aiant reçu fes ordres, fe met à la tête de l'infanterie, marche droit aux retranchemens, les attaque d'infulte & les emporte fans prefque aucune perte; les ennemis en foule cherchent leur retraite par leur pont qui fe rompt, & tout ce qui refte en deçà eft culbuté & précipité dans la riviére. Par cette action le chemin de Paris s'évanouit à la maniére des éclairs qui éblouiffent & fe diffipent d'abord. Le Prince Eugéne, qui étoit accouru au fecours de ce pofte à l'inftant de la déroute, éprouva la vérité de cet aphorifme d'Euripide. Les Dieux, dit-il, fe jouent de la prévoiance des hommes, & trompent également leurs efpérances & leurs craintes. Ils coupent court aux événemens que tout le monde attendoit, ouvrent des paffages & des chemins inconnus, & font réussir des deffeins en apparence impoffibles.

Mais, dira quelqu'un de ceux qui fe font trouvés à cette grande action, vous don nez un ordre d'attaque, à l'égard de l'infanterie, qui ne reffemble en rien à celui fur lequel le Maréchal de Villars combattit; je répondrai à cela que ce n'a jamais été mon deffein de donner cette difpofition d'attaque, que nous reconnoiffons pour très-défectueufe, mais une toute différente & felon le fyfteme que nous nous fommes formés.

De toutes les difpofitions, celles qui regardent l'infulte de poftes ou des camps retranchés doivent être unies, ferrées & en maffe, c'eft-à-dire par colonnes à certaine diftance les unes des autres, fur une très-grande profondeur & peu de front: car dans les cas où il s'agit d'un coup de main, ce feroit une très-grande fottife d'y ufer fa poudre, en tirant on n'avance pas : il en eft des infultes des camps comme des furprises, où tout confifte dans l'action & dans l'impétuofité de l'attaque. Je forme mes colonnes de deux bataillons chacune, ou de deux fections, chaque fection de vingt-fix à trente files, ou de vingt-quatre, fi ces corps ne paffent pas cinq cens hommes: les compagnies de grenadiers 7. dans les efpaces d'entre les colonnes pour nétoier le parapet par un feu continuel, pour occuper l'ennemi fur tout le front de l'attaque, & empêcher que ceux qui fe trouvent oppofés aux colonnes, ne puiffent étre fecourus par les autres qui ont les compagnies de grenadiers en tête: car quand même l'ennemi feroit en état de fe dégarnir en ces endroits pour courir à leur aide, ce feroit inutilement contre le poids, la force & l'impétuofité de mes colonnes, contre lefquelles des bataillons, rangés felon la coûtume ordinaire, ne fauroient tenir un inftant fans être rompus & mis en défordre. Il fuffit qu'une colonne perce en un endroit pour donner paffage à celles qu'elle a à fes flancs, qui ne font pas moins redoutables que la tête: cela fe fent affez fans avoir befoin d'autre explication que le plan que j'en donne; car ces grenadiers, introduits entre les efpaces de mes colonnes, ne font pas tant deftinés pour la manoeuvre, dont j'ai parlé plus haut, que pour monter fur le retranchement, élargir

Tom. I.

F

les

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