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des Grands du monde, & celle enfin des honnêtes gens? C'eft cette étude qui doit faire leur principale occupation, puifque c'eft là leur métier, & qu'ils n'en ont point d'autre à faire fans fortir de leur état.

Les Princes, qui ne s'y font pas appliqués, le fentent dans l'occasion avec une douleur très-mortifiante, par la comparaifon qu'ils font d'eux avec leurs Généraux qui l'ont étudiée. Domitien fe trouva dans ce cas, au rapport de Tacite, qui dit qu'il haïffoit Agricola, à caufe qu'il étoit plus grand Capitaine que lui, enrageant d'être furpaffé par un fujet en la gloire des armes, qui à fon avis devroit être l'appanage des Princes. Il n'y a que l'étude de la guerre dans quelque état de fortune où l'on fe trouve, qui puiffe nous faire espérer de parvenir un jour au fuprême commandement des armées. Quel eft l'état qui égale un particulier à fon Souverain, qui le rend dépofitaire de toute fa puiffance, de toute la gloire, & de toute la fortune des Etats, & qui fait un Conquérant d'un homme d'une naiffance vile & abjecte, mais qui eft d'une valeur extraordinaire? Qu'on life l'Hiftoire pour s'en convaincre. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'eft qu'il fe trouve autant de Princes qui ont éprouvé de plus grandes infortunes par leur ignorance dans les armes, & le mépris qu'ils en ont fait, que par leurs vices & leur lâcheté. Combien en voit-on dans l'Hiftoire qui ne font grands & célébres que par le mérite des autres? Mais il est très-rare de trouver des hommes dans une Cour corrompue & fainéante, qui ne foient pas eux-mêmes corrompus & fainéans, à l'éxemple du Prince. Le malheur encore des Souverains, eft qu'ils fe trouvent incapables de faire un bon choix au milieu de cette foule de Courtifans efféminés & perdus, comme chez les Rois de Perfe, qui couvrent toujours les vertus qui leur font ombrage.

Combien y en a-t-il qui font tombés dans les plus grandes calamités par cela feul? Ils choififfent leurs flateurs & leurs favoris, & laiffent là les hommes capables de les bien fervir & de les tirer d'embarras; leurs vertus leur font fufpectes, ou du moins un reproche fecret de leurs vices ou de leur incapacité. Cela me fait fouvenir d'un bon mot du Philofophe Antifthéne, qui voiant que chez les Athéniens la multitude ignorante décidoit de la paix & de la guerre, & difpofoit des emplois les plus difficiles fuivant fon caprice, leur demanda en fe moquant, d'où venoit qu'ils ne s'avifoient point d'ordonner par un de leurs Edits que les ânes fuffent des chevaux, eux qui avoient le pouvoir de faire tout d'un coup, d'un fot un Général d'armée.

Pour revenir à mon Commentaire, car la digreffion n'eft pas longue, on fera peut-être furpris que je ne fuive pas toujours la route ordinaire des Commentateurs, dont la fonction eft de bien déveloper les pensées de leur Auteur, & de bien expliquer les chofes plutôt que les paroles, de l'admirer en tout comme l'objet de leur culte, & de s'enchaîner dans leur texte fans le quitter, fans le perdre un moment de vue. Il s'en faut bien que je m'y enchaîne autant qu'on le penfe, cela va même plus

loin que je n'aurois crû: je ne crains pas que l'on m'accufe de méditer réguliérement fur une chofe, & de ne point prendre le change. Un homme qui veut de la méthode & de la régularité par tout, ne la trouvera pas par tout dans cet Ouvrage. Je fuis fi peu contraint à l'égard de mon texte, que je l'abandonne le plus fouvent, & quelquefois mon fujet, de forte que mon Lecteur fe trouve tout d'un coup transporté dans des lieux tout nouveaux, qui ne le divertiffent pas moins que les autres, où il fe retrouve en peu de tems pour voir de nouveaux objets, fans avoir le tems de s'ennuier ou de fe plaindre.

Qu'est-ce donc que votre Commentaire, diront quelques-uns, fi vous fortez des régles prefcrites aux Commentateurs fcrupuleufement liés à leur texte? Je ne faurois le définir, c'est à chaque Lecteur à prendre ce foin, s'il lui plaît: quelqu'un, plus heureux que je ne le fuis, créera quelque nouveau terme qui fourniffe une idée plus jufte & plus étendue que celle d'un Commentaire, & qui puiffe bien représenter les courfes que je fais de tous les côtés fur mille fujets d'érudition & de recherches; tout roule prefque fur les faits aufquels je m'attache principalement, combats, batailles, fiéges, marches, mouvemens généraux de toute efpéce, retraites, entreprises grandes & extraordinaires; enfin tout ce qui regarde la guerre : la fcience du Chef comme celle de tous fes membres, je l'embraffe & je la traite dans toutes fes parties, autant que j'en fuis capable. Dès qu'un fait fe préfente, le Commentaire s'évanouit, celui-là délaffe, plaît & amuse; on ne trouve pas moins de variéte, d'ornement, d'érudition & d'instructions dans celui-ci, c'est-à-dire dans le dogme, tout en eft plein, & c'eft là le but où je vife.

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Je ne penfe pas que je me fuffe jamais engagé à former un deffein fur un tel Systême, fi je n'en avois connu la néceffité. La fcience de guerre, difent nos Auteurs militaires, eft affez femblable à la Géométrie, elle eft féche & fauvage, peu fufceptible des graces & des ornemens de l'éloquence & des parures de l'érudition; ces Meffieurs décident bien vîte, comme fi Xénophon, comme tant d'autres Anciens ne faifoient pas voir le contraire, nos Auteurs modernes fecs & arides, à la façon des abréviateurs, reviendroient de leur erreur, & tiendroient un autre langage, s'ils s'étoient mis en tête de traiter la guerre d'une maniére un peu moins vague, plus étendue, & fur de meilleurs principes qu'ils n'ont fait.

Montécuculi eft un Abréviateur, eft-il fec? J'en laiffe le jugement aux Experts. Je ne crois pas qu'on dife de mon Livre des Nouvelles Découvertes fur la Guerre, ce que difoient les Dames du Ménagiana fur un fujet tout différent, qu'il y pleut de l'ennui à verse. L'Ouvrage que je donne aujourd'hui, ne plaira peut-être pas moins, puisque je l'ai compofé fur les mêmes principes que le premier. Il ne différe que dans l'étendue des matiéres que je traite, que j'épuife & que je cou

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le à fond, hors quelques-unes, & j'ai eu des raifons de ne pas le faire. Je ne l'euffe jamais entrepris, fi mes fervices à la guerre & une perpé tuelle étude des feiences qui ont rapport à ma profeffion, n'alloient bien loin au-delà de ces années de calme & de repos dont nous jouiffons, & qui femblent vouloir difparoître.

L'entreprise eft grande, je n'en faurois difconvenir; on échoue en faifant des projets trop vaftes & trop difficiles, je l'avoue: mais cela n'eft pas toujours vrai. Si cette entreprise eft au-deffus de mes forces & de mon favoir, c'eft ce que je ne puis dire encore, du moins n'estelle pas au-dessus de ma hardieffe: s'il y a plus que du hardi dans mon fait, ce qui peut bien être, je puis être heureux fans être plus habile que ceux qui font moins entreprenans & moins ambitieux. S'il eft décidé que je tomberai de bien haut, j'aime mieux illuftrer ma chûte, & échouer dans un grand deffein, que de me fauver dans un médiocre.

Quand on a par devers foi de longs fervices, des études, une violente paflion pour la Guerre, qu'on a vu manoeuvrer des Généraux habiles & expérimentés pendant le cours de deux grandes & cruelles guerres, que l'on a pratiqué foi-même, ou du moins que l'on a fourni des projets pour l'éxécution de certaines entreprises qui ont eu un fuccès heureux, qu'on s'eft perpétuellement appliqué à fon métier fans aucun foin de fa fortune, & qu'on s'eft acquis les connoiffances néceffaires pour traiter tout ce que la fcience des armes a de plus grand & de plus élevé, on peut raisonnablement espérer de réuflir dans une entreprise fi vafte & fi peu commune; puifqu'alors on n'a rien négligé de ce qui peut conduire au but que l'on s'eft propofé. Malgré cela je ne dois pas croire y être arrivé: mais du moins me faura-t-on gré, fi l'on n'est injuste, d'avoir tenté d'y atteindre.

Je le fens bien, j'aurois plus befoin qu'un autre d'entrer en justification avec mon Lecteur des fautes où je puis être tombé. Il est difficile, pour ne pas dire impoffible, de n'en pas faire beaucoup dans un Ouvrage d'un détail aufli grand & aufli vafte que celui-ci. Malgré toute mon attention à éviter les méprises, je prévois affez que je me tromperai en bien des endroits, & fur certaines matiéres qui n'ont aucun rapport à mon métier, & fur lesquelles je ne fuis pas fi bien campé & fi bien retranché que fur les autres. Mais à quoi me ferviroit-il de crier, s'il y a bon quartier à mon Lecteur, qui n'en donne aucun, & de perdre mon tems en vaincs excufes? Je l'ai dit dans ma Préface de mes Nouvelles Découvertes, je préviendrois inutilement fon jugement par des juftifications ennuieufes, & encore plus inutiles; on prend trop de plaifir à relever les fautes d'un Ecrivain, pour croire qu'on m'excufe dans les miennes. Un Auteur n'a qu'à bien faire, dès qu'il s'eft mis une fois en campagne, c'est au Public à juger de fon favoir ou de fon ignorance; il s'agit feulement de l'un ou de l'autre dans un homme de la profeffion que je fuis.

L'on

L'on auroit très-grand tort d'éxiger de moi autre chofe que d'écrire en homme qui n'entreprend rien de trop téméraire, & qui croit pofféder affez bien les matiéres dont il traite, & de les expliquer feulement d'une maniére claire, fimple, naturelle & fans baffeffe. Il ne s'agit point ici de ftile, & de marcher en grand appareil & avec pompe comme dans un triomphe de Rhétorique, mais des chofes & des pensées; j'ai crû qu'il fuffifoit de m'en tenir là, fans négliger pourtant ce qui appartient à l'éloquence militaire, qui ne fouffre rien de bas ni de trop relevé, autant qu'il dépend de mes forces, j'imite certains arbres qui donnent des fleurs & des fruits tout enfemble. C'est affez que nous aions tant fait que d'y parvenir, & c'est encore ce que les gens de guerre, comme les autres qui veulent s'inftruire, demandent & fouhaitent le plus.

Qu'on ne s'imagine pas que j'imiterai certains Commentateurs qui fe contentent de mettre de nouveaux mots, rarement de nouvelles chofes, & fouvent de celles qui ont été mille fois répétées par différens Auteurs. Il eft facile de cultiver les terres qui ont été déja défrichées & travaillées par d'autres. J'ai crû devoir les laiffer à leurs premiers Maîtres, & qu'il me feroit plus glorieux de m'ouvrir des passages à travers les forêts les plus obfcures, & où perfonne n'avoit encore penfé à pénétrer depuis tant de fiécles, fans me croire pourtant plus habile & plus éclairé, mais plus hardi & plus patient que les autres, puifque perfonne n'ignore combien la recherche du vrai coûte de peines & de foins; dans les endroits où je le cherche inutilement parmi les ruines & les débris des tems antiques, je mets en ufage mes conjectures; que s'il arrive que je me fois trompé en quelques-unes, on ne fauroit le trouver étrange, puifque je ne les donne que fur ce pied-là. Si des Savans illuftres & de mes amis ne fe font pas trompés dans le jugement qu'ils en ont fait, j'ose espérer qu'il n'y en aura aucune de rebutée. Il eft vrai que j'attaque en quelques endroits celles de quelques grands hommes qui ont traité comme moi l'antiquité militaire, & que je fais voir leurs erreurs, mais il faut que l'on confidére que ces erreurs ont produit la vérité, & que celles où je puis être tombé, auront peut-être le même avantage, aiant approché en bien des chofes difficiles au plus près de la vérité fans la reconnoître & fans l'aborder. Après tout il ne faut pas que le nom & le titre de Savant nous en impofent; l'on verra qu'ils ont, faute d'expérience, débité bien des chofes fauffes

vérités.

pour des

Je prévois affez, & felon toutes les apparences je ne me trompe point, qu'on trouvera cet Ouvrage un peu trop diffus. Il eft affez ordinaire aux efprits prétieux & dégoûtés, dit un Savant, de fe plaindre de la prolixité des Auteurs; ce défaut dont je puis être accufé, & dont je m'accufe, me fait fouvenir d'un beau paffage de M. Arnaud, qui me paroît digne d'être copié. Il est vrai, dit cet homme célébre, qu'à

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l'égard de ceux qui ont beaucoup de pénétration d'esprit, & qui entendent à demi mot, j'aurois pû être bien plus court; mais on écrit pour toutes fortes de perfonnes, & il eft jufte que les plus forts s'accommodent à la portée des plus foibles, felon ce que Saint Auguftin difoit à fon peuple: Patiantur aquila dum pafcantur columbæ. Fai de plus ce défaut, (car c'en est peut-être un) que j'ai trop d'attache à faire enforte, autant que j'en fuis capable, que ce que je crois vrai foit expliqué d'une manière qu'il foit bien facile de le bien comprendre, & den être perfuadé c'est cela feul, ce me femble, qui mé fait être plus long que je ne voudrois.

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Je n'ai pas d'autres raifons que celles que je viens d'alléguer pour juftifier l'étendue que je donne à certaines queftions. S'il le trouve des gens à qui elle déplaife, fans difficulté j'en entrevois un plus grand nombre qui m'en remerciera, parce que je ne dis rien d'inutile, ni rien de fuperflu, ou du moins tout porte coup. Après tout, qui eft l'Ecrivain fur la terre qui puiffe contenter tout le monde? J'offre ici un feftin abondant, compofé de toutes fortes de mets & de fruits tirés de mon cru en plus grande quantité que de celui des autres; il eft libre à chacun des Conviés de choifir & de prendre ce qu'il trouvera de plus à fon gré, tout eft apprêté de ma main, & j'ai eu égard aux différens goûts.

Si j'avois paffé une partie de ma jeuneffe dans un Collége, & étudié fous la difcipline d'un Pédagogue qui m'auroit inftruit des régles de la Rhétorique, & appris à ne donner à mes pensées & à mes raisonnemens que la jufte étendue qu'ils doivent avoir, j'aurois été peut-être plus court, je n'en difconviens pas, mais je ne faurois croire que je n'euffe pas ennuié: il faut laiffer un cours libre à l'humeur & à la nature, & ç'eût été forcer l'une & l'autre. Je ne faurois me contenir fous les enfeignes de ces régles, je n'ai pû me contraindre dans cette forte de difcipline, déplaît-on moins fans ce défaut ou avec ce défaut, fi l'on manque d'efprit?

Je crois que cette méthode preffée eft admirable dans un Auteur de profeffion, qui doit avoir des vûes fuivies, marcher ferré & uni comme une Colonne, fans digreffion, fans fuperfluités, fans citations & fans éxemples, franchement c'est une très-grande fervitude que cela, c'est fe mettre à la chaîne. Me donné-je pour un Auteur tel que je dis? J'imite le mien, qui ne court pas à fec comme les autres. Marche-t-il plus ferré & dans une plus grande difcipline de Rhétorique que je ne fais? Déplaît-il? Ennuic-t-il? Au lieu que la plupart des autres font un effet tout contraire fur l'efprit de leurs Lecteurs. Si c'eft un mauvais modéle felon quelques Savans, ç'en eft un bon felon d'autres plus Savans qu'eux, & plus grands Connoiffeurs. Je m'en tiens à ceux-ci fan's méprifer les autres, & plus encore à la nature qui m'y entraîne, comme elle entraînoit Michel de Montagne, & contre laquelle la Rhé

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