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bafe étoit fermée d'une ligne de fix galeaffes, foutenues d'une autre ligne de galéres, qui formoient une courbe, avec une referve partagée en trois corps.

Les Amiraux Carthaginois, ou pour mieux dire, Amilcar jugea à l'afpect de toute cette difpofition des Romains, qu'il n'y avoit pas d'autre parti à prendre, que de faire enforte de détacher & de féparer le premier ordre des deux autres. Il vit bien qu'il n'étoit pas aifé de réuffir par la force ouverte, s'il n'y ajoutoit la rufe & le ftratagême. Il penfe à une fauffe retraite, ou à une fuite fimulée à fon centre.

Les Confuls fe préfentérent dans cet ordre au front des Carthaginois. Ceux-ci confidérant l'ordonnance de l'armée Romaine, dit Polybe, rangent les trois quarts de leur armée fur une feule ligne, étendant leur droite en haute mer... La quatrième partie, qui faifoit l'aile gauche de toute l'armée, étoit difpofée en forme de tenaille, & tiroit vers la terre. Jufques ici l'on voit clair, mais il faut bien fe garder de croire, que ce quatriéme corps fut autre chofe qu'un nombre de vaiffeaux ou de galéres, qui replioient à la premiére ou à la feconde ligne; le deffein de cette tenaille (9), qui eft ce que nous appellons aujourd'hui potence, étoit fondé fur plufieurs raifons qui font fort aifées à comprendre. Le Général Carthaginois s'étoit propofé de feindre une retraite, ou une fuite à fon centre, s'attendant bien que Régulus, trompé par ce ftratagéme, ne manqueroit pas de lui donner la chaffe. Il efpéroit par là de le féparer du refte de fa flotte, & de l'en éloigner fi fort, qu'il auroit le tems de fe replier deffus, de le doubler, & de l'enveloper de fes deux grandes aîles, pendant que la tenaille (9) à fa gauche, & une partie de fa droite (10) tomberoient fur les deux lignes (4) (5). D'ailleurs en formant une tenaille plutôt qu'une ligne ou une referve, il falloit moins de tems & une manoeuvre plus fimple pour arriver fur (4) & (5).

Tel fut le projet de ce Capitaine, & le fujet de la tenaille: je laiffe aux connoiffeurs de juger de cette difpofition. Je ne fai s'il n'eût pas fait plus prudemment de former un rentrant. Il fe fût trouvé par cette difpofition fur les côtés du premier ordre; car en fuiant & fe refufant au centre (11), il faifoit en même tems avancer fes aîles fur (4) & fur (5), pendant que le premier ordre (2) s'en éloigneroit. Les Turcs s'étoient rangés en forme de croiffant, avec de groffes referves obliques, contre les Venitiens, dans l'éxemple que j'ai cité plus haut, & l'une & l'autre de ces deux difpofitions me paroiffent infiniment meilleures que celles des Romains & des Carthaginois. Peut-être que c'étoit l'intention de Hannon de former une courbe de toute fa ligne, & que l'éxécution ne répondit pas au projet.

Quoiqu'il en foit, il fe forma fur une feule ligne. Dans le deffein où il étoit de n'avoir affaire qu'à l'angle du premier ordre, où étoient les Amiraux, & de leur donner amorce en cédant & en reculant, il étoit de fon intérêt de leur faire paroître fon ordre le plus mince qu'il lui feroit poffible. Moins le centre étoit fort, plus il devoit tenter les Romains.

Les Confuls ne fe précautionnérent pas contre ce piége, parce qu'ils n'avoient pas affez bonne opinion de l'Amiral Carthaginois, pour le croire capable de féparer leur premier ordre des deux autres, & de le faire courir après une ombre, pour ainfi dire, pendant que l'ennemi accableroit de fes forces ce qui leur importoit fi fort de ne point abandonner. Si les Confuls fe fuffent maintenus dans leur ordre, & toujours unis, ils n'euffent pas rifqué fi imprudemment leurs forces & leur réputation; se confervant unis, il eût été difficile à Hannon, quelques précautions qu'il eût prifes, de venir à bout de les rompre, parce que chaque ordre tiroit fa défenfe de l'autre. Sans cette faute, la rufe du Carthaginois fut allée à rien; elle alla à rien auffi par la. lâcheté d'Amilcar, qui cût pú revirer & donner bien des affaires aux Romains.

A quel deffein l'efcadre (13) eft-elle ainfi éloignée du refte de l'armée Carthaginoife,

quaique fur la même ligne? L'Amiral ne l'avoit pas ainfi poftée & féparée par un grand intervalle fans de bonnes raifons. Il vouloit doubler & enveloper l'aile gauche des deux lignes (4) (5), pendant qu'il en feroit autant à leur droite, pour les acculer & les faire échouer fur la côte, s'il pouvoit féparer le premier ordre (2) des deux autres, comme en effet cela arriva. Il ne faut pas douter que Hannon n'eût mené très-loin les Confuls par cet artifice, fi Amilcar n'eût rien oublié des ordres de fon Général, ou s'il eût été plus habile ou plus courageux qu'il ne le parût dans cette occafion. Ceci mérite quelques obfervations & quelques remarques pour éclaircir une journée fi célébre, & fi propre à notre inftruction.

Les Romains s'attendoient d'être les premiers attaqués, l'audace & l'habileté de Hannon leur étoient connues: mais l'ignorance d'Amilcar leur faifoit efpérer quelque équipée de fa façon. Ils fe préfentérent en bon ordre, efpérant que les ennemis fondroient bientôt fur eux. Ils font furpris de voir qu'ils balancent, ils croient remarquer je ne fai quoi qui marque de la crainte & de l'incertitude, ils ne s'imaginent pas que ce n'eft qu'un piége qu'on leur tend. Ils voguent droit à l'ennemi comme à une victoire affurée: le premier ordre fe preffe avec tant de hâte, qu'il laiffe les deux autres bien loin derrière lui, & arrive fur le centre de la flotte Carthaginoife. Ce centre reçoit ordre de faire retraite, & cette retraite fe tourne bientôt en un mouvement fort approchant de la fuite. Hannon, qui voit que les Confuls ont donné dans le piége, & que l'ordre triangulaire eft entiérement féparé des deux autres, laiffe all.r Amilcar, ne doutant point qu'il ne revirât bientôt fur ceux qui lui donnent la chaffe, pendant qu'il replie avec fon aîle gauche fur (4) & (5), au grand étonnement des Romains, qui ne s'étoient pas attendus à cette manoeuvre. Voilà le commencement de cette action mémorable, qui produifit les trois grands combats dont parle l'Auteur.

L'ordre de bataille de Hannon, quoique fin & rufé, mais non pas autant qu'on diroit bien, ne laiffoit pas que d'être fujet à de très-grands défauts. Etoit-il bien affuré que les Romains, après l'avoir féparé de fes aîles, au lieu de chaffer fur les vaiffeaux du centre, qui feignoient de fuir, n'auroient pas tourné & replié fur les côtés (14) &. (15) de leur triangle fur les derriéres, & fur les flancs des deux aîles ennemies qui s'avançoient vers les lignes (4) & (5), pendant qu'ils euffent mis aux trouffes d'Amilcar la base ou le côté (3) du triangle (2)? Les Romains ne remarquérent pas cet avantage, il est vrai; mais ils pouvoient le remarquer fans un trop grand effort d'ef prit & de jugement, fi le mépris que nous faifons de nos ennemis ne nous ôtoit l'un & l'autre.

Je ne confeillerois jamais à un Général d'armée de hazarder ces fortes de mouvemens au centre d'une ligne, ils font trop délicats & trop dangereux fur mer comme fur terre. Quelque étourdi, ou quelque ftupide que puiffe être un ennemi, il peut fe raviser & en tirer avantage: n'y aiant rien d'ailleurs de plus dangereux & de plus gliffant, que de fe priver des fecours qu'on peut tirer de fes ailes; & c'eft s'en priver que de hazarder une rufe plus incertaine que folide, & fondée fur le peu d'eftime & d'expérience de l'ennemi. Car lorfqu'on fuppofe qu'il ne fera pas certaine chofe: & qu'on s'apperçoit qu'il l'a faite, & que ce qu'il fait eft de conféquence, on ne fauroit y remédier, parce qu'on eft coupé en deux. On fe voit alors comme le couteau à la gorge. L'ennemi profitant de cet avantage, fe replie fur fes flancs, & nous double, & dans la guerre quelle infortune plus grande & plus affreufe! Si les deux Confuls ne profitérent pas d'abord de cet avantage par un trop grand defir de vaincre, ils ne laifférent pas enfin d'ouvrir les yeux, un peu tard, à la vérité, mais au moins dans un tems où il y avoit encore du reméde, & qu'il n'y avoit rien de défefpéré aux deux lignes (4) & (5), qui alloient fuccomber, mais qui ne fuccomboient pas encore. Ils cou

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rurent au fecours; ce qui, comme je l'ai dit plus haut, produifit les trois combats. Les Romains virent le point de leur ruine, ils touchoient aux derniers périls, & périffoient infailliblement, fi toutes les forces qui compofoient le centre de Hannon fuffent arrivées à tems, & non par intervalles, & par parties fparées.

Rien n'empêchoit l'Amiral Carthaginois d'amufer les Romains, fans entrer dans aucune forme de combat, & fans tenter l'abordage, qu'il redoutoit fi fort. Les Confuls n'euffent eu garde de rompre leur ordre, trop compofé & trop aifé à se confondre. Ce mouvement eût été trop dangereux contre des bâtimens legers & fins de la rame, qui les euffent aifément tournés & envelopés: outre que cette difpofition des Romains ne pouvoit fe foutenir, & fe conferver longtems pour peu qu'on l'eût preffée. Pendant qu'on eût ainfi amufé le triangle, on eut agi fur les deux lignes qui le foutenoient: car leur défaite amenoit la défaite du triangle. Je trouve un éxemple dans Thucydide, qui fera la clôture de ces obfervations, & qui a beaucoup de rapport à cette difpofition des Romains.

Phormion, qui commandoit la flotte d'Athénes, étant parti avec vingt galéres, rencontra celle des Lacédénoniens qui tiroit vers l'Acarnanie fans fonger à lui, ne s'imaginant pas qu'avec vingt galéres il en ofat attaquer quarante-Sept; & comme en partant de Patras elle rafoit la côte, plutôt en ordre de marche que de combat, elle la vit venir de Calcide & de la riviére d'Evéne, où elle favoit bien qu'il étoit arrivé la nuit; fi bien qu'elle fut contrainte de fe battre au milieu du paffage. Chaque ville avoit fes Chefs particuliers, dont ceux de Corinthe étoient, Macon, Ifocrate & Agatarquidas. Après avoir difpofé leurs gens au combat, ils fe rangérent tous en rond, la poupe en dedans, & s'étendirent le plus qu'ils pûrent pour boucher le passage à l'ennemi, renfermant dans leur cercle les moindres navires avec cinq galéres des plus vites, pour être plus prêtes à courir par tout. Les vaiffeaux Athéniens vinrent à eux à la file, rafant le cercle en dehors, comme s'ils euffent été à tous coups prêts à donner; ce qui les refferroit toujours davantage, felon le deffein de Phormion, qui avoit défendu d'en venir aux mains fans fon ordre, car il fe doutoit bien que les ennemis ne garderoient pas leurs diftances comme fur terre: mais qu'en fe refferrant ils fe confondroient, & que les petits vaiffeaux qu'ils avoient enfermés au milicu augmenteroient le defordre: outre que le vent, qui avoit accoûtumé de fe lever au point du jour, agiteroit leurs navires. Il attendit donc ce temsla pour donner, d'autant plus qu'il avoit l'avantage du vent avec les galéres les plus légéres. Lorfqu'il commença donc à fouffler, leurs vaiffeaux étant prefque tous les uns fur les autres, & les petits entremêlés avec les grands, à cause du vent qui les agitoit, ils vinrent à s'entre-heurter & à fe confondre, quoiqu'ils fiffent tout ce qu'ils puffent pour Je repouffer avec des perches, ufant de cris & d'injures, fi bien qu'ils n'entendoient ni P'ordre des Chefs, ni celui des Comites: d'ailleurs comme ils étoient peu expérimentés dans la Marine, ils ne pouvoient ni lever les rames à cause de la hauteur des vagues, ni gouverner leurs navires. Alors Phormion aiant levé le fignal, les Athéniens fondirent tous en même tems, & coulant à fond d'abord une Amirale, fracafférent enfuite les autres par tout où ils donnérent, fans que pas une fe mit en défenfe, dans le trouble & la confufion: le reste prit la fuite vers Dyme & Patras dans l'Achaie; mais les Athéniens s'étant mis à leur queue, en prirent douze, & tuérent une partie de ceux qui étoient deffus. Cet éxemple nous doit faire connoître que ce qui réuffit à l'un est souvent ruineux à l'autre. Si les Carthaginois fe fuffent contentés de rafer ce triangle, ou de tâcher de faire couler une file de galéres entre les intervalles de celles des Romains, de paffer par un des côtés, & fortir par l'autre, leurs ennemis fe fuffent trouvés très-embaraffés, ou il leur fût arrivé ce qui arriva aux Lacédémoniens, fans qu'il fût besoin de vent pour y porter le défordre & la confufion. Il eft certain que les ordres de

Han

A. de Putter fecú

11. e

Armée Cartaginoise.

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