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§. III.

Surprise du camp des Carthaginois par les Romains. Exemple de pareille surprise dans la guerre d' Alexandrie. Plus de gloire à entreprendre deux chofes, quand on le peut, que de fe borner à une seule.

N ne peut guére raifonner que fur des conjectures à l'égard de la fituation du camp des Carthaginois, & de la difpofition des deux armées. Il s'agit ici d'une furprise: mais il paroît par le commencement & par les fuites du combat, que l'armée de Carthage eut le tems de fe former fur la pente de la hauteur du côté de la plaine. Je ne laiffe pas, par le peu que nous dit Polybe, de me former une affez bonne idée de la fituation des lieux, pour régler à peu près là-deffus l'ordonnance des deux armées dans l'attaque comme dans la défenfe; la tactique de ces deux peuples nous

étant affez bien connue.

Le Général Romain aiant fait reconnoître, & reconnu peut-être lui-même, & la hauteur & le païs, pour aller à l'ennemi, conçut fort bien, dit notre Auteur, que ce qu'il y avoit de plus fort & de plus à craindre dans l'armée des ennemis, étoit rendu inutile par la fituation des lieux. Il craignoit d'ailleurs qu'ils ne fe raffuraffent en préfence d'une armée qu'on redoute dans l'éloignement, lorfqu'on a l'efprit frapé des défaites & des infortunes précédentes: mais que l'on ceffe de craindre lorfqu'on en eft proche, & que l'on fe familiarife, pour ainfi dire, avec elle. Plutarque a raifon de dire dans la vie de Marius, que dans les chofes terribles la nouveauté ment beaucoup à l'imagination, & lui fait paroître des chofes qui ne font point, & que l'accoûtumance au contraire fait perdre aux chofes naturellement les plus terribles, la plus grande partie de ce vain épouvantail qui fait notre effroi. En effet lorfqu'on craint moins on voit les chofes avec un efprit plus libre, & l'on en juge plus fainement; c'eft-à-dire, que le jugement augmente à mesure que la peur diminuë. Si les Romains, qui voioient tout ce que l'ennemi pouvoit faire, euffent attendu que l'un eût pris la place de l'autre, ils euffent été attaqués tout les premiers; il falloit diligenter & preffer l'éxécution de leur entreprise, c'est à quoi le prévoíant & vigilant Conful ne manqua pas.

Il détache un grand corps de fon armée, avec ordre à celui qui le commandoit de prendre un grand circuit, & par des routes détournées de gagner les derrieres de la montagne, fur laquelle l'ennemi étoit campé, & de mefurer fi bien fon tems qu'il pût arriver peu après que l'affaire feroit engagée du côté de la hauteur qui regardoit la plaine. Il s'attendoit bien que les Carthaginois, ne craignant rien de ce côté-là, feroient tous leurs efforts de l'autre, & y feroient paffer toutes leurs forces. Il ne fe trompa pas dans fes conjectures.

Ceux qui devoient tourner la montagne, dûrent fans doute partir plutôt & arriver avant le jour, & le gros de l'armée plus tard : cette affaire fe paffa un peu avant le jour, felon toutes les apparences.

Ce n'eft pas affez à une armée, pour n'être pas furprife, que d'avoir le tems de fe former & de fe mettre en bataille devant un ennemi, de la marche duquel elle n'a eu aucunes nouvelles. Il faut outre cela, qu'on foit fi bien fur fes gardes, que l'on foit préparé à tout événement. Lorfqu'on fe précautionne de la forte, le foldat ne s'étonne point. Les Carthaginois (2) attendent les Romains fur la pente de la montagne, avec l'avantage de la hauteur qu'ils avoient fur eux; ceux-ci la montent en hâte, les Carthaginois les attendent de bonne grace. Lorsqu'ils commencent à monter, qui eft le

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tems propre pour le choc, fe voiant alors dans leur avantage, ils fondent d'enhaut avec tant de poids & de vigueur, qu'ils les font plier, & les ménent battant jufqu'au bas. Cette affaire alloit devenir fàcheufe, fi les troupes (3) qui devoient tourner la montagne, & attaquer les derriéres du camp, ne fuffent arrivées fur ces entrefaites, fi à propos, & avec tant de bonheur, qu'elles trouvérent cet endroit prefque dégarni, & donnant par là fans beaucoup de réfiftance, elles entrérent dans le camp. Les Romains (4), qui venoient d'être repouffés dès la premiere attaque, avertis que leurs gens font maîtres du camp, & du fommet de la hauteur, fe rallient & recommencent un nouveau combat. Les étrangers foudoiés, qui combattoient de l'autre côté, apprennent avec furprife que les ennemis font dans le camp, & que ce qu'il y a de plus redoutable dans leur armée eft rendu inutile par le défavantage du lieu, & l'embarras du camp & des équipages. Ils s'étonnent & fe découragent. La confufion fe met bientôt dans ces troupes, qui craignant d'être prifes à dos, abandonnent la hau& s'enfuient à l'éxemple des autres qui ne rendirent aucun combat. L'entreprise de Céfar fur le camp de Ptolomée aura fa p'ace dans ces obfervations, pour faire connoître aux Généraux d'armée qu'on ne tente jamais en vain fur une armée qui compte uniquement, & qui met toutes fes espérances fur l'avantage de fon pofte.

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On ne pouvoit aborder au camp du Roi, dit Célar, que par deux endroits; l'un du côté de la plaine, dont l'accès étoit très-facile, mais défendu par le plus grand nombre des ennemis, & les plus vaillans; l'autre du côté du Nil, par un petit intervalle qui étoit entre la riviére & le camp: mais on avoit à dos leurs vaisseaux, qui étoient bordés gens de trait. Céfar voiant avec quelle ardeur fes gens donnoient de part & d'autre, fans aucun fruit, & aiant pris garde que la face du camp, qui étoit fur le haut de la montagne, étoit comme abandonnée, à cause de l'avantage du lieu: outre que ceux qu'on y avoit mis pour la défendre, foit la défendre, foit par valeur ou par curiofité, étoient descendus vers le lieu où l'on combattoit; il envoia de ce côté-là Corfulenus avec des troupes, qui tournerent la montagne, & donnerent par la avec tant de vigueur, que les ennemis qui combattoient de l'autre côté, étonnés du bruit qu'ils entendoient à leurs épaules, abandonnerent la défense pour se fauver deçà delà. Le camp fut donc forcé de tous côtés presque en même tems: mais premiérement, par l'attaque de Corfulenus, brave & expérimenté Capitaine, qui s'étant rendu maitre du fommet de la montagne, vint fondre fur les ennemis, & en fit un grand carnage. Ne diroit-on pas que cette entreprise de Céfar est copiée d'après celle de Régulus?

Cette action du Conful Romain fut conduite avec tout l'art & la fageffe poffible. Quoiqu'elle foit peu rare, on n'y eft pas moins nouveau toutes les fois qu'on s'avife de pareils deffeins. Celui-ci nous fait voir la vérité de cette maxime, que lorsqu'un Général peut entreprendre deux chofes à la fois, il eft infiniment plus glorieux de les éxécuter toutes deux, que de s'arrêter à une feule: attaquer l'ennemi lorfqu'on le peut fans abandonner fon fiége, eft une chofe qui n'appartient qu'aux Généraux d'intelligence peu commune, quoique ces occafions fe préfentent affez fouvent pendant le cours d'une guerre, & qu'il ne foit rien de plus aifé que de les faire naître ; mais il eft rare de trouver des Généraux qui aient affez de hardieffe & de capacité pour en profiter.

Il y a pourtant des cas où ces fortes d'entreprifes feroient très-imprudentes & trèsblamables: & cela arrive lorfqu'on fe trouve engagé dans le fiége d'une place importante, dont la prife nous paroît certaine, & les fuites plus heureufes que le gain d'une ba taille toujours incertain. On ne court jamais ces rifques lorfqu'on a des vivres & des munitions de guerre en abondance, & que l'on eft affuré par de bonnes lignes contre les attaques de ceux du dehors; en ce cas il eft de la prudence de fe tenir clos & cou

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vert dans fes retranchemens, & de fuivre l'objet principal, qui eft la prise de la place. C'est une maxime dont on ne fauroit guére s'écarter; mais comme les cas ne font pas toujours les mêmes à la guerre, que ce qui eft vrai à certains egards eft faux à certains autres, & que tout dépend prefqué du tems, des lieux, des occafions, de la nature de nos forces, & des diverfes conjonctures, c'est au Général habile, & qui n'est point contraint par la néceffité d'agir contre ces maximes, d'éxaminer & de fe déterminer fur ces différens cas; mais la principale de toutes eft de ne rien entreprendre, fi l'on n'a pour but des avantages folides & réels; enfin de ne rien hazarder fans des raifons évidentes, & dont on ne puiffe fe promettre un fuccès heureux. On peut mettre dans ce rang les surprifes d'armées. Je ne dis pas qu'il ne faille rien hazarder, je fuis trop éloigné de ce principe. En effet fi l'on s'arrêtoit à tous les obftacles qui fe préfentent, & qu'on allât toujours à tâtons & la fonde à la main, comme cela ne fe voit que trop parmi les Généraux de circonfpection outrée, on ne féroit, on n'éxécuteroit jamais rien; mais lorsqu'on roule fur de grandes penfées, que l'on connoît fes forces, bien moins par le nombre que par le courage & la bonne volonté, & qu'enfin l'on fe connoît foi-même, & dequoi l'on eft capable, on eft en état de tout entreprendre, & d'éxécuter plufieurs chofes à la fois, comme Régulus & une infinité de grands Capitaines, qui joignent à beaucoup de courage & de hardieffe, l'intelligence profonde & un génie fin & rufé.

§. IV.

Paralléle de la bataille d'Adis & de celle de Spire, par M. le Maréchal

de Tallard.

'Action du Conful Romain me fait fouvenir d'une autre d'un Conful moderne, Ce premier à la tête d'une armée, & un Maréchal de France à la tête d'une autre, ne différent entr'eux que de nom, à cela près leurs fonctions & leur pouvoir font les mêmes à la guerre. Leurs actions, leur courage & leurs vertus, comme leurs difgraces, ont affez de rapport enfemble. J'entends par le Conful moderne le Maréchal de Tallard. Si celui-ci n'a pas gagné trois batailles comme l'autre, il s'eft acquis dans la plaine de Spire une couronne qui vaut bien celle d'Adis. Nous ne nous étendrons pas beaucoup fur cette action, mais nous nous y prendrons de forte que l'on en connoîtra tout le mérite.

Ce Général aiant affiégé Landau en 1703. M. de Naffau-Weilbourg, qui commandoit l'armée des Alliés contre la France, apprenant que cette place étoit réduite à l'extrémité, força plufieurs marches pour arriver à tems, & la fecourir. M. de Tallard informé de tous ces mouvemens, & de la jonction du corps que commandoit M. le Prince de Heffe, aujourd'hui Roi de Suéde, à celui de M. de Naffau, fe garda bien d'attendre que les ennemis s'approchaffent de fon fiége. Mille raifons l'obligeoient de leur épargner une partie du chemin, & d'aller à leur rencontre plutôt que de les attendre dans fes lignes. La grandeur de la circonvallation, la force de la garnifon contre laquelle il falloit fe précautionner, la marche pefante de Pracontal, qui accouroit à fon fecours, ne l'inquiétoit pas tant que la crainte où il fe trouvoit qu'on ne lui coupât les vivres ajoutez encore cette attention incommode que donne la crainte & la néceffité d'être continuellement fur fes gardes, lorfque nos forces font divifées dans une inveftiture d'une grande étendue. Čes confidérations, & fur tout fon courage, ne le laifférent pas un moment en doute fur ce qu'il avoit à faire pour fe délivrer de fes inquiétudes. Il attendoit le corps que menoit Pracontal, dont il n'avoit aucunes nouvelles,

Tom. I.

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