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vaincu, l'Afrique ne tenoit plus qu'à un filet, & la Sicile à rien. En effet n'eût-il pas fallu que les Carthaginois abandonnaffent celle-ci pour fauver l'autre, qui n'eût pû éviter fa ruine? Jamais Carthage n'eût pû s'en tirer. Toute la puiffance de Rome n'eût-elle pas fondu fur elle? Les Carthaginois avoient-ils des places capables d'arrêter les victorieux? Aucune: rien n'empêchoit les Romains d'affiéger Carthage. L'Afrique ne tomboit-elle pas avec elle? Les Romains étoient prefque les maîtres de la Sicile lorfque Régulus paffa en Afrique. A quoi penfoient-ils, lorfqu'ils laifférent leur Général avec des forces fi médiocres, lors même qu'il étoit en leur pouvoir de lui en donner au double, & d'inonder même toute l'Afrique du nombre de leurs légions? Le croioient-ils un fecond Agatocles? S'ils le penfoient ainsi, l'événement ne répondit pas à leur attente. Mais que font devenus ces cent cinquante mille hommes qui combattirent à Ecnome? Y périrent-ils tous? Cela ne fe voit pas : s'ils out paffé en Sicile, que font-ils là, lorsque Régulus eft en Afrique? Si les reftes de cette armée étoient en Sicile, il falloit que les forces des Carthaginois fuffent fi grandes dans cette Ifle, qu'il y eût au moins cent mille hommes. Je ne les trouve point: où auroient-ils paffé? Notre Auteur n'auroit-il pas mieux fait de nous l'apprendre? Il n'en fait rien pourtant. Je ne puis pardonner cette inexactitude au plus éxact des Hiftoriens de l'antiquité. Reprenons notre fujet.

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Les deux armées étoient dans un égal avantage à l'égard du terrain, elles ne l'étoient pas moins dans le nombre. Six ou fept cens hommes de plus ou de moins, décident rarement entre deux armées, fi d'ailleurs le plus foible l'emporte de quelque chofe fur l'autre du côté du courage. Tel étoit l'avantage des Romains fur les Carthaginois. Ceux-ci en avoient pourtant un très-considérable, c'étoit le grand nombre de leurs éléphans contre un ennemi qui n'en avoit point; ce qui faifoit difproportion de forces, & certainement ces animaux firent tout, comme ceux d'Antiochus Soter contre les Galates, dont nous rapporterons l'éxemple tout à l'heure. Quant à la cavalerie de Xantippe, infiniment fupérieure à celle du Conful, & dans un païs favorable, elle n'eût du tout point décidé, & ne décida pas non plus dans cette bataille. L'infanterie n'en avoit rien à craindre, elle connoiffoit trop bien fa force indépendamment de fa difpofition, qui étoit propre à tout. Le Conful n'avoit donc à fe défendre que contre les éléphans, & rien ne lui étoit plus aifé: s'il eût laiffé de plus grands efpaces entre les colonnes, ces animaux fuffent fortis par ces iffuës malgré leurs conducteurs. Dans la bataille qu'Antiochus Soter livra contre les Galates, les éléphans remportérent seuls la victoire, & fans ces animaux ce Prince ne pouvoit éviter d'être défait. Nous allons donner cet éxemple: c'eft Lucien qui nous le fournit.

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Antiochus inftruit de la valeur des Galates, & voiant le grand nombre de leurs ,, troupes, leur phalange extrêmement ferrée; fur le front, des foldats pefamment armés couverts de cuiraffes d'acier, & rangés fur vingt-quatre de profondeur, à cha, que aile vingt-mille chevaux, au centre quatre-vingt chariots armés de faux tout prêts à fondre fur lui, & deux fois autant d'autres à deux chevaux; Antiochus, ,, dis-je, à l'afpect de cette armée, qui lui paroiffoit invincible, désespéra de la victoi,, re. Le peu de tems qu'il avoit eu pour se difpofer à cette guerre, ne lui avoit pas permis de lever les forces, & de faire les préparatifs qu'elle méritoit. Il n'avoit que ,, peu de troupes, encore n'étoient-elles couvertes que de petits boucliers: l'armure légére faifoit plus de la moitié de fon armée. Déja il panchoit à finir cette guerre ,, par un accommodement le plus honorable qu'il lui feroit poffible, lorfqu'un Rhodien nommé Theodotas, homme résolu & expérimenté dans la tactique, lui réléva le courage. Il lui confeilla de cacher tellement les feize éléphans qu'il avoit, que les ennemis ne pûffent pas les appercevoir : & quand le fignal du combat feroit donné,

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,, que le tems d'en venir aux mains feroit venu, que la cavalerie des ennemis s'ébranle roit, & que la phalange s'ouvrant donneroit paffage aux chariots, de lâcher quatre de ces animaux audevant de chaque aîle de la cavalerie, & de pouffer les huit autres contre les conducteurs des chariots. De cette maniére, dit-il, les chevaux épouvantés prendront la fuite, & rebroufferont fur les Galates mêmes. Cela ne manqua d'arriver. Les Galates, aufi-bien que leurs chevaux, voioient alors des éléphans pour la premiére fois : ils en furent fi effraiés, que quoique ces animaux fuffent encore loin, ils n'eurent pas plutôt entendu leurs cris, vû la blancheur de leurs dents, d'autant plus éclatante que tout le refte de leurs corps étoit noir, & apperçu leurs trompes élevées comme pour les emporter, qu'ils tournérent le dos, fans tirer un feul trait. Les gens de pied fe percérent les uns les autres de leurs javelines, & furent foulés aux pieds par les chevaux: les chariots retournant fur leurs troupes, les couvrirent de bleflures, & fe renverférent les uns fur les autres : les chevaux une fois hors du droit chemin par la fraieur que leur donnoient les éléphans, jettoient bas les cavaliers, on n'entendoit que le bruit des chariots, qui de leurs faux tailloient en piéces tous ceux de leurs gens qu'ils rencontroient fur leur chemin. Dans cette confufion, tous ceux qui tomboient par terre étoient écrasés par les éléphans, ou enlevés avec leurs trompes, & déchirés à belles dents. Enfin la victoire fut complette. Des ennemis, les uns en grand nombre reftérent fur le champ de bataille : les autres furent pris prifonniers, hors quelques-uns qui fe fauvérent fur les montagnes. Auffitôt les Macédoniens criérent victoire, & accourant de tous côtés à Antiochus, lui mirent une couronne fur la tête. Lucien dit qu'il n'y eut que ce Prince qui répandit des larmes. J'en fuis furpris, il eût dû bien plutôt créver de rire, & ce qu'il dit à fes foldats en valloit affez la peine: Nous devrions rougir de honte, leur dit-il, de faire les vains d'une victoire dont feize bêtes ont tout l'honneur. Sans la nouveauté de ce Spectacle, qui a jetté la fraieur parmi les Galates, quelle résistance auriez-vous pû faire? De forte qu'il fit élever pour trophée un éléphant. Ce Prince, à qui Lucien fait répandre des larmes fans aucune raison, eût pû lui fournir un fujet de dialogue très-divertiffant & très-instructif, pour apprendre aux Pompées de fon tems, comme à ceux du nôtre, qui s'attribuent baffement & fans fcrupule les actions & la gloire d'autrui, & qui s'érigent d'orgueilleux trophées des victoires dont ils ne font pas les auteurs, qu'il faut rendre à chacun l'honneur qui lui appartient, fans acception de perfonnes. Mais, dira-t-on, les éléphans font de groffes bêtes: pourquoi leur ériger un trophée ? Pourquoi non, leur répondra-t-on, s'ils ont eux feuls remporté la victoire? Sont-ils les feuls animaux qui aient mérité qu'on leur érigeât des trophées? Les anes, au rapport du pere de l'Hiftoire, ne fauvérent-ils pas Darius & toute fon armée d'une ruine totale? Les Scythes ne l'euffent-ils pas défait, fans le braiement des ânes, qui font bien plus bêtes que les éléphans? Ecoutons Hérodote: Mais il y avoit une chafe qui favorifoit les Perfes, & qui nuifoit aux Scythes quand ils alloient attaquer Darius, c'étoit le cri des ânes & la forme des mulets. Combien d'autres bêtes, fans être ânes ni éléphans, ont gagné des batailles, & fait chanter des hymnes & des actions de graces? Les Hiftoires anciennes & modernes en font toutes remplies. ..

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E l'ai déja dit plus haut, & il n'y a pas grand mal de le répéter, l'ordre de bataille de Régulus à fon infanterie, aux distances des colonnes près, eft digne de remarque;

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mais quant à la pofition de fa cavalerie, je ne vois rien de plus abfurde & de moins fenfé. Les deux armées étoient en bataille dans une plaine rafe & découverte, & par conféquent les ailes de part & d'autre fe trouvoient en l'air. Voilà l'égalité à l'égard du terrain, elle étoit affez la même à l'égard du nombre; mais il n'y en avoit point dans la nature des armes, Régulus n'aiant que trois cens chevaux, & Xantippe quatre mille. En récompenfe le premier a trois mille hommes d'infanterie de plus. Il n'y a que les éléphans qui puiffent rendre les Carthaginois fupérieurs; c'eft ici l'avantage d'Antio chus, auquel les Carthaginois euffent dû dreffer un trophée. Laiffant les éléphans, je fuis perfuadé qu'en ce tems-ci un Général foible en cavalerie, ou fans le fecours de cette arme, iroit avec un peu plus de ménagement & de circonfpection que ne fit Ré gulus il n'auroit garde de fe jetter dans les plaines avec fa feule infanterie, qui ne connoît pas fa force, & qui la connoîtroit bientôt, fi nous n'ignorions l'art de nous ranger par colonnes, contre lefquelles la cavalerie ne peut & ne pourra jamais rien. I n'en étoit pas ainfi de l'infanterie Romaine, elle connoiffoit très-bien fon pouvoir. Jamais cavalerie n'ofa l'attaquer de droit front, elle n'y eût pas trouvé fon compte. Il s'en falloit bien que celle-ci eût des armes auffi avantageufes que la nôtre, & cependant la nôtre n'oferoit s'abandonner fur nos bataillons minces d'aujourd'hui, aufquels elle pafferoit aisément fur le ventre, fi les Officiers de cavalerie connoiffoient bien leurs avantages: tant eft grande la foibleffe de nos bataillons rangés fur trois ou quatre de hauteur.

Régulus avoit fi bien ordonné fes légions, qu'il étoit impoffible de les entamer & de les rompre, quelque effort déterminé que la cavalerie des Carthaginois eût pû faire. Leur force étoit égale partout, par mon principe des colonnes, & quelques débordées qu'elles pûffent être, fe trouvant rangées d'une maniére fi admirable, elles n'avoient rien à craindre, puifque la défaite de la phalange Carthaginoife entraînoit néceffairement celle de fa cavalerie, ou du moins l'obligeoit à quitter partie, & à s'en aller, fans qu'il lui fût poffible de favorifer la retraite & les débris de l'infanterie, dont la défaite étoit d'autant plus affurée, qu'elle ne valloit pas à beaucoup près celle des Romains. Si Régulus, comme je l'ai répété fi fouvent, avoit laiflé de bonnes diftances entre fes colonnes, tout au moins triples à leurs fronts, comme il le pouvoit fans rien craindre, à caufe de l'avantage de ces corps qui attaquent & fe défendent indépendamment les uns des autres, & dont toute la force eft dans eux-mêmes, il donnoit par ces grands efpaces une étendue double à fon ordre. Qui peut douter qu'en fuivant cette méthode, la défaite de Xantippe ne fût complette & certaine? Quelle reffource, quel azile pouvoit-il trouver dans fa phalange outre-paffée à fes aîles, & rangée plus imparfaitement? Quels avantages pour Régulus, s'il eût pû les connoître? Rien pourtant de plus aifé: le bon fens & l'expérience dont il étoit affez bien pourvû, lui échapérent en cette occafion. Il faudroit que nous euffions peu de l'un, & que nous manquaffions totalement de l'autre, pour ne pas remarquer tous ces avantages. Il laiffe fa cavalerie dépouillée de tout ce qui pouvoit fuppléer à fa foibleffe. Quelle conduite! Rien ne l'empêchoit de la fortifier & de la faire foutenir de fes Triaires enchâffés dans fes efcadrons.

Mais remarquez, je vous prie, à quoi il tenoit que celui qui vient d'être battu & terraffé ne le fût pas, & ne fit tomber fur le victorieux toute la honte de cette journée. Une bagatelle, un rien pouvoit faire le coup, fans qu'il fût befoin de tant d'art ni d'u ne difpofition fi rafinée: & ce rien, lorsqu'on ne l'ignore, ou qu'on ne le néglige pas, eft capable de renverser les entreprises les mieux concertées. Seize éléphans de l'armée d'Antiochus Soter, fur lefquels on comptoit auffi peu que fur rien, viennent à bout d'un ennemi formidable que ce Roi de Macédoine croioit invincible, comme dit Lucien; en voici cent qui ne font guéres moins fiers de la défaite des Romains, que les

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