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qu'on vient de lire dans ce paffage de Machiavel, c'eft tout ce que pourroit faire l'homme le plus confommé dans le métier des armes. Je n'en fuis nullement furpris, une étude profonde & réfléchie de l'Hiftoire nous méne néceffairement à une infinité de connoiffances qui nous mettent en état de juger fainement & folidement de tout. L'étude de la politique, dont l'Hiftoire eft le fondement, eft un puiffant moien pour nous perfectionner l'efprit & le jugement. Les Difcours politiques & militaires de cet Auteur fur les Décades de Tite-Live, font un ouvrage immortel: je le trouve digne de la curiofité des gens de guerre, & d'en être bien la & bien médité. Sa vie de Caftrucio, un des plus grands Capitaines de fon fiécle, quoique peu connu, n'eft pas moins admirable: elle eft toute ornée de faits curieux, très-inftructifs, & pleins de réfléxions & d'obfervations militaires que peu de gens favent faire, tant cet homme avoit le génie tourné au métier; hors un livre de guerre de fa façon qui ne lui fait pas beaucoup d'honneur, quoiqu'il ait pillé Végéce, qu'il a très-mal travefti, il eft admirable en tout. Il s'étoit trouvé dans un tems où l'Italie étoit agitée de tant de troubles & de guerres intestines & étrangères, qu'il ne faut pas être furpris qu'un homme d'efprit & de jugement, favant d'ailleurs, ait été capable d'un fi bel ouvrage; car comme il fe trouvoit fur les lieux, il étoit en état d'avoir d'excellens mémoires, & de confulter les Officiers qui s'étoient trouvés dans ces guerres.

UN

yeux,

§. IV.

Le coup d'œil réduit en principes & en méthode.

'N Général qui eft à la tête d'une armée doit penfer, méditer fans ceffe & perpétuellement, foit dans fon camp, foit dans fa marche, voir tout par fes s'il lui eft poffible, & jamais par ceux d'autrui: il n'y en a pas, dit-on, de meilleurs que ceux du maître. En effet il eft prefque impoffible à un Général d'armée de bien régler l'état de la guerre, & de juger des deffeins de fon ennemi, non plus que des fiens propres, s'il n'eft parfaitement inftruit du païs où il fait la guerre: tout Chef d'armée qui néglige une chofe fi importante, ne mérite point le nom de Général. Les foldats & les Officiers de fon armée font difpenfés de ce foin; mais ceux de ces derniers qui veulent avancer dans la fcience des armes, & qui veulent pouffer au loin leur fortune, ne le font pas. Ceci ne regarde pas moins les grands Seigneurs, dont le nom fait fouvent tout le mérite, & leur donne le droit de nous commander, que ceux qui fe l'acquiérent uniquement par leur application & par leur courage: ceux-ci comme les autres, qui veulent ajouter à leurs titres les vertus & les qualités qui peuvent les rendre capables de la conduite des armées, doivent néceffairement s'attacher à fe former le coup d'œil pour la guerre: c'eft là le premier principe du Général, il n'eft pas moins celui de l'Officier particulier; c'eft le feul peut-être de la fcience des armes, qui demande la plus grande pratique, & le feul encore qui nous méne au grand de la guerre très-facilement: il nous conduit à tout.

Pour avancer & fe former dans cette connoiffance, il faut que notre imagination travaille constamment, à la guerre, à la chaffe, dans nos voiages, ou dans nos promenades à pied ou à cheval. Dès qu'on eft arrivé dans un camp, on doit éxaminer, en repos & dans fa tente, la carte du païs où l'on eft, & le pofte que l'on occupe avec beaucoup d'attention; confidérer auffi où l'ennemi eft campé, fi l'une ou l'autre des deux armées couvre fes places; fi la ligne de communication eft bien obfervée pour la fuivre, & couler fur la même paralléle felon les mouvemens que chacun peut faire, & fi l'un peut fe faifir d'un pofte important plutôt que l'autre; fi les deux armées font affûrées à leurs af

les,

les, & à quoi; fi l'une peut entreprendre fur l'autre, le chemin qu'elle a à faire; les obftacles qu'elle peut rencontrer dans fa marche, le tems qu'il lui faut pour venir à nous, ou à nous pour aller à elle; d'où chacune tire fes vivres; finous pouvons intercepter fes convois, ou fi elle peut nous couper les nôtres; fi nous faifons tels & tels mouvemens fur notre droite, ou fur notre gauche, où eft-ce que cela nous ménera; où eftce que nous irons nous-mêmes, fi l'ennemi s'en avife plutôt que nous, ou s'il remuë fon camp d'une toute autre façon. Rien de plus inftructif que cela, & rien qui forme davantage l'efprit & le jugement: c'eft la logique militaire, au moins le commencement. C'eft ainfi qu'on médite d'abord fur la carte, mais véritablement fur une idée fort confufe; car la carte n'eft autre chofe que l'idée d'un païs: il s'en faut bien qu'on puiffe raisonner deffus avec quelque certitude.

On forme un projet de campagne dans le cabinet, foit d'offenfive, foit de défenfive; on confulte la carte, c'eft prefque toujours l'oracle où l'on a recours: il feroit trop dangereux de s'informer des gens qui ont une grande connoiffance des lieux, cela leur feroit bientôt connoître les deffeins que l'on a en tête; on ne va donc qu'au gros des chofes, le Général fe réservant d'agir enfuite felon la nature du païs où l'on s'eft déterminé de porter la guerre. Cela me femble peu fûr & fort abrégé pour un projet de campagne qui n'eft pas de petite importance, on ne fe conduit pas ainfi dans les confeils lorfqu'on trouve des Généraux, comme M. de Turenne, M. le Prince, le Maréchal de Luxembourg, qui raifonnoient & établiffoient l'état de la guerre fur la connoiffance qu'ils avoient du païs: un projet qui fort de telles mains, fort tout parfait, commeje crois qu'il le feroit encore pour la Flandre, fi M. de Puyfegur l'avoit enfanté.

Un Officier particulier qui n'eft pas initié dans les miftéres, & qui ne médite que pour s'inftruire aux grandes parties de la guerre, & fe former le coup d'œil, n'a pas feulement l'avantage de raifonner fur la carte, comme on fait à la Cour; mais il en a un beaucoup plus grand, qui eft d'être fur les lieux, & de voir même plus librement, & de pouffer plus loin fa curiofité que ne peut faire fon Général; car rien ne l'empê che de courir le parti fur l'ennemi: ce que l'autre ne fauroit faire. Il peut aller où il lui plaît pour reconnoître le païs, & raisonner à la vûe des objets, après l'avoir fait fur la carte du païs; car c'eft la premiére chofe que l'on doit faire: par là on ne laiffe pas que de s'en former une idée qui nous aide beaucoup, lorfqu'après cet éxamen l'on fe tranfporte fur les lieux, où l'armée eft bien établie.

On doit d'abord commencer par bien reconnoître la pofition du camp, & tout le terrain que l'armée occupe, fes avantages & fes défauts: on paffe de là au champ de bataille, on le parcourt en gros, enfuite on l'éxamine en détail & par parties: on obferve d'abord fi les aîles font appuiées; fi c'eft un ruiffeau, on en éxamine les bords & le fond, s'il eft bon ou mauvais, s'il eft guéable par tout, ou en certains endroits feulement. S'il l'eft, on doit juger alors que c'eft un mauvais appui; que l'ennemi peut profiter de cet avantage, & gagner le flanc ou les derriéres de cette afle par un détour. On obferve alors le terrain qui eft en delà, s'il eft couvert, ou s'il eft ras & pelé, s'il ya des hauteurs qui commandent au camp, & s'il eft néceffaire de s'y établir pour fe couvrir de ce côté, ou fi on peut s'en prévaloir contre l'ennemi. Si c'eft un marais qui couvre cette aîle, on doit éxaminer fi le fond eft de bonne tenue, on doit le fonder & s'informer des gens du païs, fi l'on peut faire regonfler les eaux, pour le rendre moins praticable. On écrit tout ce qu'on remarque pour y méditer à loifir, & en tirer les conféquences par l'infpection du terrain.

On paffera de là à la gauche: fi elle fe trouve fermée par un village, il en fera le tour pour le reconnoître avec toute l'éxactitude militaire ; il éxaminera les maifons qui le bordent, fi elles font bonnes, ou de bois & de chaume; s'il y en a qui en foient é

loignées, & dont l'ennemi puiffe fe fervir, s'il eft important de fortifier le village, ou de faire des coupures dans les rues, en foutenant les maifons; fi l'Eglife eft bonne, fi le village n'eft point commandé par quelque hauteur, ou s'il peut être tourné, il l'attaquera par imagination, il le défendra de même: rien ne me paroît plus capable de former le coup d'œil & le jugement que cette méthode. Après avoir mûrement éxaminé & écrit ce qu'on aura remarqué & obfervé du côté des aîles, on doit parcourir tout le front du champ de bataille d'une aîle à l'autre.

Si l'armée eft campée felon la coûtume ordinaire, la cavalerie fur les aîles, & l'infanterie au centre, on doit éxaminer le terrain que la premiére a devant elle, & s'il eft propre à cette arme: s'il eft couvert & qu'il forme une plaine affez fpacieufe pour contenir cette aîle de cavalerie, celui qui l'éxamine ne doit pas fe régler là-deffus: il doit obferver le terrain qui eft en delà, & que l'ennemi doit occuper; car le pofte de l'un doit fervir de régle à l'autre pour la difpofition des armes. En effet fi l'ennemi qu'on veut combattre, ou qui cherche à nous attaquer, à derriére ou devant lui un terrain tout différent, & favorable à l'infanterie, il eft aifé de comprendre par le raifonnement & les régles de la guerre, que fi l'ennemi eft pouffé jufqu'à l'endroit couvert qu'il aura derriére lui, que la cavalerie devient alors inutile, qu'elle ne pourra pouffer plus loin fon avantage, & qu'elle fera repouffée par l'infanterie que l'ennemi plus habile & plus fenfé aura logée dans ces lieux couverts pour foutenir sa cavalerie.

Cette obfervation doit lui faire connoître la néceffité de faire foutenir cette aîle par une autre d'infanterie à la feconde ligne (2); car fi la cavalerie de la premiére ligne (3) eft pouffée par (4) jufqu'à l'infanterie ennemie (5), logée dans ces endroits couverts, il ne faut pas douter qu'elle ne fe rallie fous le feu de cette infanterie, qu'elle ne revienne enfuite à la charge, & que l'infanterie ne s'introduife dans les efcadrons: on peut juger ce qu'il peut arriver, fi l'on n'a pas de l'infanterie à lui oppofer; au lieu qu'en faifant foutenir une aîle de cavalerie par une d'infanterie à la feconde, & des pelotons (6) entr.laffés & emboîtés dans les efcadrons, on fe trouve en état, après avoir battu (4), de le culbuter fur fon infanterie (5), & de l'attaquer à l'inftant par l'infanterie (2), qu'on peut faire paffer promptement entre les diftances des efcadrons. Ces raifonnemens naiffent aifément par l'infpection du terrain. On juge alors qu'une aîle de cavalerie foutenuë par el-. le feule ne vaut rien, & que le Général auroit dû faire camper de l'infanterie où il a mis de la cavalerie: on remarque cette faute pour en faire ufage, & en avertir le Général, s'il eft capable de recevoir un avis de cette importance. Qu'on ne nous dife pas qu'on tombe rarement dans ces fortes de fautes, nous répondrions qu'on les remarque tous les jours dans les campemens, & qu'on eft obligé, lorfqu'on le trouve attaqué, de faire une infinité de manœuvres toujours dangereufes en préfence de l'ennemi, en changeant une arme, & la remplaçant par une autre. Je pourrois citer une infinité d'éxemples, même de nos jours, fi cette matiére n'étoit un peu trop abondante pour l'alonger par des faits d'une beaucoup moindre importance que des raifonnemens démonftratifs.

Tout le terrain du front de cette aîle étant bien obfervé, on pouffe vers l'infanterie, que nous fuppofons au centre, on jette les yeux fur ce terrain, on s'apperçoit qu'il eft varié, & mêlé en certains endroits de chicanes & d'obftacles très-propres pour l'infanterie, & quelques autres où la cavalerie peut être d'un grand effet, foutenue par l'autre. Après avoir éxaminé le terrain de la droite de l'infanterie (7), fi l'on trouve que le terrain eft également avantageux d'un côté comme de l'autre, ou du moins propre à cette forte d'arme, on avancera plus avant fur le champ de bataille, ou fur le terrain que les deux armées doivent occuper des deux côtés. L'on fuppofe qu'il eft différent de l'autre que l'on vient d'obferver, c'eft une petite élévation de terre (8) qui va fe perdre en pente douce jufqu'à l'ennemi (9). On doit l'obferver avec foin. Si le terrain qui lui eft

Tom. I.

Ff

eft oppofé forme une plaine, on juge alors que c'eft un endroit propre pour y dreffer une batterie (10), que l'ennemi n'aura garde de laiffer en repos, de peur d'en être longtems incommodé; & que pour s'en délivrer par un bon effort de ce côté-là, l'attaquer & s'en rendre le maître pour féparer les deux aîles des deux autres, il ne pourra faire le coup que par de l'infanterie (9), foutenuë d'autant d'efcadrons (11) que la petite plaine en peut contenir. Il jugera alors qu'il faut pofter de l'infanterie fur cette petite émidence, foutenuë de la cavalerie (12) pour oppofer des armes femblables.

S'il fe préfente enfuite des terrains variés & mêlés de petites plaines, de champs clos, de maifons tant, d'un côté que de l'autre fur tout le front de l'infanterie, il les obfervera avec attention. S'il y en a qui lui paroiffent difficiles à forcer du côté de l'ennemi, il jugera bien que l'ennemi s'y poftera, qu'il n'abandonnera pas un tel avantage, & qu'il y auroit trop de témérité à les attaquer. Il doit donc par imagination fortifier ces endroits moins que les autres, c'eft-à-dire qu'il doit les tenir un peu moins garnis d'infanterie que ceux qui lui paroiffent plus foibles, où il doit approcher fes réferves (13), & obferver les emplacemens les plus commodes & les plus avantageux, pour y établir des batteries. Si en avançant plus avant jufqu'à la gauche (14), & au ruiffeau (15) qui la couvre, il voit que le païs eft ras & ouvert, & propre pour les manoeuvres de cavalerie, il trouvera que la cavalerie eft bien placée felon la méthode ordinaire, obfervant pourtant fi les bords du ruiffeau font bordés de haies & d'arbres touffus: fi les bords de l'autre côté ne font pas garnis comme ceux d'en deçà, il jugera alors que l'ennemi pourroit y loger de l'infanterie, & y établir un feu fur le flanc de cette aîle, & prendre même des revers; il penfera alors d'enlever cet avantage à l'ennemi, non feulement en propofant de rafer & de couper ces haies, ces taillis ou ces arbres, mais de pofter de l'infanterie ou des dragons (16) fur les flancs des deux aîles de la cavalerie.

Par ces obfervations il comprendra bientôt qu'on s'eft campé, en bien des endroits, tout au contraire de ce qu'on doit pratiquer felon les régles de la guerre; qu'une partie de la cavalerie, qui fe trouve poftée à une aîle, auroit dû être placée au centre, ou vers le centre, & l'infanterie occuper fon terrain. C'eft la nature des lieux qui doit régler le campement & l'emplacement de chaque arme. On ne peut pas camper par tout, & dans toutes fortes de fituations, felon l'ordre ordinaire de bataille; car lorfqu'on fe trouve l'ennemi fur les bras, l'on fe voit obligé de changer tout l'ordre, & un tel remuement d'armes eft très-dangereux. On fait tout à la hâte, les corps tranfportés d'un terrain à un autre font déforientés, ils ne fe reconnoiffent plus, au lieu, qu'ils connoiffoient leurs premiers poftes d'où l'on vient de les retirer.

Un champ de bataille, quelque bon & quelque avantageux qu'il puiffe être, perd tout le mérite de fa fituation fi chaque arme n'eft en fa place, c'eft-à-dire poftée au terrain qui lui convient. Les Généraux qui lévent un peu la tête au-deffus de ceux du commun, fe contentent de fuivre ces régles, & croient avoir avancé beaucoup : en effet c'eft beaucoup; mais ceux qui excellent dans le coup d'œil, qui l'ont fin & prompt, vont fort au-delà; ils s'apperçoivent bientôt, par les obfervations qu'ils font fur la nature des lieux, qu'il faut qu'une arme foit foutenue par l'autre. Mais comme cela doit être par tout, & dans toute forte de terrains, nous nous réfervons de le démontrer dans le cours de cet ouvrage. Revenons à notre fujet.,

Ce feroit peu, & ne faire les chofes qu'à demi, que de s'en tenir à ce que je viens de dire. On doit fe retirer dans fa tente, méditer très-profondément fur ce qu'on aura remarqué, l'accompagner de réfléxions, former un projet & un ordre de bataille felon la nature du terrain. C'eft la premiére journée; on ne s'inftruit pas moins à la feconde; on monte à cheval pour reconnoître le païs jufqu'aux grandes gardes; on s'informe des

noms

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NCE DU COUP D'ŒIL.

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