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noms des villages, des hameaux & des maifons; on remarque les chemins, les ruiffeaux, les bois, les marais, les hauteurs; enfin on ne laiffe rien échaper, & l'on médite fur tout ce qui peut être favorable ou délavantageux à l'ennemi, s'il marchoit à nous, ou fi l'on avoit quelque deffein d'aller à lui, ou fi l'on n'auroit pas mieux fait de fe pofter ailleurs que dans l'endroit que l'on a choifi; ce qui n'eft pas difficile à remarquer: car il y a quelquefois certains camps, où l'on va plutôt par coûtume que par raifon, parce qu'un grand Capitaine les aura occupés, fans favoir que ce qui étoit bon de fon tems ne vaudra rien dans un autre.

La Flandres eft aujourd'hui toute changée, le païs eft fi couvert qu'il ne différe on rien de la Lombardie & du Mantouan, & je fuis perfuadé qu'à la premiére guerre la cavalerie fera d'un beaucoup moindre ufage que l'infanterie: cela n'empêchera pas d'en lever beaucoup, & d'en inonder le païs fans aucune néceffité. On ne trouve pas toujours des Turennes qui fe contentent de peu.

Les fourrages forment beaucoup le coup d'œil, & l'affinent extrêmement : on ne doit pas en manquer un feul; comme on va plus avant du côté de l'ennemi, lorf qu'on fourrage devant foi, on voit tout le païs qui eft entre nous & lui. Si l'armée décampe, & fe met en pleine marche, on doit alors éxaminer l'ordre des colonnes, le païs qu'elles traverfent, & l'efpace à peu près qu'il y a de l'une à l'au

tre.

On fe demande alors, fi l'ennemi par une marche fecrette & accélérée venoit tout d'un coup tomber fur la tête de notre marche, quel parti prendroit notre Général, ou quelle réfolution prendrois-je moi-même fi j'étois à fa place? Voilà une colonne de cavalerie engagée dans un païs brouillé & parfemé de défilés, où elle ne fauroit agir. Si l'ennemi lui oppofoit de l'infanterie, que ferois-je ? Comment m'y prendrois-je pour la retirer d'un tel coupe-gorge, & d'un pas fi dangereux, pour la tranfporter d'un lieu en un autre, où elle pût être de quelque ufage?

De l'autre côté je m'apperçois qu'une colonne d'infanterie marche tranquillement à travers la plaine, où elle aura peut-être en tête une partie de la cavalerie ennemie ; ce n'eft peut-être pas la faute du Général que les chofes arrivent de la forte, parce que le pais change à tout moment. Peut-être feroit-on mieux dans les marches de partager les deux armes dans les colonnes, c'est-à-dire qu'on devroit mêler l'infanterie avec la cava lerie; en forte que l'une ne marchât jamais fans l'appui de l'autre, pour être préparé à tout événement: cela me femble dans les régles. Sans cette précaution tout eft perdu. Si l'ennemi profite d'une marche pour engager une affaire, on eft d'autant plus furpris que ces fortes d'entreprises font très-rares & toujours fûres. Il faut fe ranger, fe mettre en bataille dans ces cas inopinés; la fituation des lieux doit me régler, dira cet Officier appliqué & méditatif, cette fituation eft maîtreffe de l'ordre pour placer chaque arme au terrain qui lui convient. Comment s'y prendre, puifque la cavalerie fe trouve embarquée dans un terrain qui n'eft propre qu'à l'infanterie? Comment faire? C'est ce que nous ne dirons pas ici: mais dans le cours de cet ouvrage, où l'on verra par quels moiens & par quelle méthode un Général d'armée pourra fe tirer d'intrigue en pareille occafion. Voilà un grand fujet de fe former le coup d'œil; mais comme je veux couler cette matiéreà fond, nous ne prétendons pas en demeurer-là: car on n'eft pas toujours à la guerre, & on ne la fait pas toujours: s'il falloit l'attendre pour fe former dans l'art de voir en guerrier, à peine trois ou quatre campagnee fuffiroient-elles.

J'ai dit que la chaffe étoit un bon moien pour fe former le coup d'œil; mais tout le monde n'eft pas agité de cette paffion, quelque noble & honnête qu'elle foit. Les voiages peuvent nous être à peu près de la même utilité. Je n'en ai pas fait un que je n'aie mis à profit, foit par coûtume, foit par inclination au métier. On foupçonnera peutêtre que c'étoit auffi pour trouver la fortune. Mais non, jamais je ne l'ai cherchée. Quel

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Quelquefois elle s'eft préfentée fur ma route; mais comme elle n'étoit pas d'humeur à marcher de compagnie avec l'honneur, la franchife, la probité, & quelques autres vertus militaires que je méne affez volontiers avec moi, je l'ai envoiée porter fes faveurs à d'autres, qui moins difficiles s'en font accommodés aux conditions qu'elle a voulu, & j'ai continué mon chemin, ne penfant qu'au coup d'œil dont eft question.

Lors donc que l'on eft en voiage, on éxamine en marchant tout le païs qui fe trouve à portée de la vûe, toute la ligne du terrain le plus éloigné, comme toute l'étenduẽ de celui où nous fommes. On campe par imagination une armée fur le terrain qui fe découvre le plus devant nous, & que nous voions en face. On en confidére les avantages & les défauts, on voit ce qui peut être favorable à la cavalerie; ce qui eft propre à l'infanterie; je fais la même chofe dans le païs qui eft en deçà, je forme imaginairement les deux ordres de bataille, & imaginairement je mets en œuvre tout ce que je fai de tactique & de rufes de guerre. Par cette méthode je me perfectionne le coup d'œil, je me rends le païs familier, & je me fortifie dans l'art de faifir promptement les avantages des lieux, ou ce qui peut y être défavantageux; outre que j'avance en connoiffances & en favoir, & que je paffe mon tems fans aucun ennui, en fatisfaifant ma paffion. Paffons maintenant aux obfervations fur la défenfive & fur l'offenfive, par rapport à la guerre d'Eryce.

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§. v.

Qu'une guerre de défensive ne peut être eftimée, fi l'offenfive ne s'y
trouve fouvent mêlée.

N voit fouvent des Généraux à la tête d'une armée formidable, & d'une telle difproportion de forces avec celles de l'ennemi, qu'on diroit qu'elle le va engloutir, & lui faire fon épitaphe, & cependant on paffe toute une campagne, & fourvent plufieurs de fuite, fans rien faire, fans avancer d'un pas, quoique la valeur foit égale des deux côtés. Les Anciens & les Modernes nous fourniffent une infinité de ces fortes d'éxemples. D'où vient cela? C'eft que l'un, bien que plus foible, eft plus habile & plus rufé que l'autre. Mais cette inégalité de forces ne devroit-elle pas produi re quelque chofe de plus que ce que l'on voit? Eft-ce toujours un Agéfilas, un Aléxandre, qui d'une hardieffe inconcevable en apparence, attaquent un grand Empire, chacun à la tête d'une petite armée contre un nombre innombrable de Perfes efféminés? Non, je ne fuppofe pas un tel contrafee, où il n'y a ni inftruction ni profit pour les gens de guerre, je fuppofe tout le contraire dans ce que je vais traiter: deux nations belliqueufes, un Amilcar contre un Conful Romain, tous les deux hardis, braves, entendus & déterminés, dont l'un habile plie fous un plus habile. On alléguera qu'une grande armée contre une autre beaucoup moindre, mais favorisée de l'avantage des lieux, ne pourra rien, parce qu'en comparant la foible avec la forte il y aura équilibre dans toutes les deux. Voici donc ce que nous avons penfé là-deffus, ou ce que les faits, que notre Auteur rapporte en grand nombre, & ce que notre propre expérience nous ont appris.

Un Général d'armée, confommé dans la fcience de la guerre, hardi, entreprenant, fin, rufé, fage, d'un grand fens, & d'un coup d'œil admirable, tel enfin que Barcas, fe trouvant réduit à vingt mille hommes contre foixante mille d'une valeur égale, n'a garde d'agir offenfivement, & haut à la main, en pleine campagne, la partie ne feroit pas tenable: quoique M. de Turenne nous ait fait voir le contraire au combat de Moltzeim, & en bien d'autre occafions; mais comme ce grand Capitaine étoit un de ces

génies extraordinaires, que la nature ne produit que lorsqu'elle veut fignaler tout fom pouvoir, nous nous bornons aux hommes moins rares. Céder toujours le terrain pour éviter un engagement, ce n'eft pas entendre la guerre. Couvrir un certain païs qu'il nous eft important de conferver, & abandonner l'autre qui nous l'eft moins, & qui réduit l'ennemi à fort peu de chofe, c'est beaucoup contre des forces devant lesquelles tout autre n'oferoit fe montrer; mais un grand Capitaine va plus loin, il conferve le tout, il couvre fes places, il empêche que l'ennemi n'attente fur aucune, il le tient per pétuellement en cervelle, & fur une ligne de frontiére toujours paralléle, fans qu'il puiffe en outrepaffer les bornes, & s'ouvrir un paffage dans le païs. C'est ce qu'on ne voit fort communément, & c'eft ce qu'on ne remarque pas même dans Fabius Maximus, qu'on appelloit par dérifion le pédant d'Annibal; non fans quelque fondement, puifque celui-ci l'aiant toujours en queue, n'en étoit pas pour cela moins heureux dans fes entreprises, & il ne paroît pas que le Romain l'ait jamais arrêté dans aucun endroit : il n'étoit tout au plus qu'incommode.

pas

Il s'agit donc d'occuper des poftes avantageux dans une défenfive. Or on ne les rencontre pas toujours dans les païs ouverts & coupés; mais on les trouve dans ceux de montagnes, & tels que celui où les Romains & les Carthaginois fe campérent. Dans ces fortes de guerres, comme dans prefque toutes les autres, la péle & la pioche font la reffource des foibles, ou de ceux qui ne veulent rien hazarder. Ce font les feules armes avec lefquelles l'on fe défend, & les plus falutaires pour empêcher l'effet des autres. L'on fe retranche & l'on fe met en état de ne rien craindre d'un coup de main. S'il n'y avoit que cela à faire, le Général d'intelligence courte en feroit bien tout autant que le plus habile; mais il y a bien au-delà.

La science des poftes eft une des plus grandes parties d'un Chef d'armée, & peutêtre la moins connue. Le Général Staremberg nous a fait voir admirablement qu'il la poffédoit dans toute fon étenduë. Se terrer dans un camp, & s'y enfoncer jufqu'aux oreilles comme un taupe, fans penfer à rien au-delà du pofte que l'on occupe, c'eft être taupe, & rien davantage: fi le pofte n'eft pas important, ou s'il peut être tourné par des revers qui ne font que trop ordinaires dans les païs de montagnes, ileft très-défagréable de fe voir laiffé là par l'ennemi, & très-honteux de s'y être fié. Il faut done que celui qui s'établit dans ces fortes d'endroits, puiffe communiquer d'une vallée à l'autre, & former une bonne ligne de communication, & l'étendre auffi-loin qu'il peut. Car fi l'ennemi court & longe fa paralléle pour tâcher de pénétrer l'autre, il faut que celui qui lui eft opposé se mette en état de courir & de longer la fienne, de lui faire face, & d'arriver aux autres poftes fort peu avant fon ennemi, qui pourroit bien lui donner le change par une contre-marche. Il faut une vigilance extraordinaire, & une connoiffance parfaite du païs que l'on défend, pour en empêcher l'entrée, & difputer le terrain contre un ennemi plus fort, qui n'a garde de perdre aucun tems; il eft pourtant bon de rendre tout à fait inutile fa vigilance, comme fit le Conful Romain contre Amilcar, qui faillit à lui faire perdre patience.

Ces deux habiles Généraux avoient chacun un avantage qui les difpenfoit des inquié tudes ordinaires à ceux qui peuvent être tournés. Ils ne pouvoient agir que par une tê-te; car bien que Polybe ne le dife pas, il eft aifé de le comprendre par leurs manceu-vres & par leur conduite; ce qui eft fâcheux à celui qui veut pénétrer & paffer outre, & qui ne le peut que par le front qu'on lui oppose. Cela paroît dans la façon de fai re la guerre du Carthaginois, qui n'étoit pas toujours la même, & qu'il changeoit felon les occafions; le Conful ne varioit pas moins la fienne, s'il falloit attaquer ou fe défendre. Toute cette guerre fe paffa de la forte, en attaques & en défenfes récipro ques; mais Barcas, plus que l'autre, fit voir par fa conduite, qu'un Capitaine excel

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lent:

dent attend bien moins les occafions qu'il ne les fait naître dans un païs difficile & fcabreux, qui prête à la rufe & à l'artifice, & qui nous fournit mille moiens de changer une défenfive craintive en apparence, pour endormir l'ennemi, qui fe néglige par une vaine confiance, en une offenfive audacieufe & ouverte, & de revenir enfuite à l'autre, fi le fuccès n'a pas répondu à nos espérances..

Un Général qui a en tête un ennemi qui l'arrête dans fes deffeins, doit en tenter de nouveaux, & même de ceux qui paroiffent infurmontables; parce qu'en agiffant, on découvre des expédiens qui demeureroient toujours inconnus, fi l'on reftoit fans rien tenter & fans rien faire. Barcas fe conduifit felon ce principe pendant toute cette guerre d'Eryce, cela eft affez ordinaire dans un païs de poftes & de chicanes, entre deux Généraux habiles & éclairés.

Nous prions le lecteur de faire attention à ce paffage de notre Auteur, qui nous femble remarquable, & où il fait la defcription du païs où les deux armées camperent. On ne peut approcher de cette montagne, dit-il, que par trois endroits, dont deux font du côté de la mer, & tous les trois fort difficiles: il falloit qu'Amilcar fist aussi intrépide qu'il l'étoit pour venir fe camper dans ce dernier. Celui-ci étoit donc le plus difficile & le plus défavantageux; mais Polybe penfe-t-il bien à ce qu'il dit? N'étoitce pas celui qu'il falloit qu'il prît néceffairement? Pouvoit-il, fans une très-grande imprudence, & fans folie, fe camper du côté de la terre, puifqu'il ne pouvoit tirer fes vivres que de celui de la mer? Il falloit fe conferver Eryce & fon port (2), ce parti étoit donc le plus fage & le plus prudent.

Notre Auteur ne nous explique pas la fituation des deux camps ennemis, & les poftes qu'on occupoit de part & d'autre. Il ne faut pas douter un feul inftant que les Carthaginois ne campaffent entre la montagne & la mer, où ils affirent leur camp (3), & où ils se fortifiérent contre les Romains (4), & par cette pofition ils couvroient Eryce; mais ce n'eft pas là où je veux aller d'où vient qu'il regarde cette réfolution de Barcas, comme celle d'un homme qui paffe les bornes d'une intrépidité réglée, d'un homme qui hazarde tout & met tout en rifque? Il dit deux ou trois pages après, que les forces des deux partis étoient égales. Or un Général qui entre dans une guerre contre un ennemi qui lui oppofe des forces égales aux fiennes, n'eft pas plus intrépide que l'autre qui lui réfifte. Il marche à lui & fe campe tout auprès cela marque feulement un homme de courage. Le Conful Romain en avoit-il moins, s'il l'attend dans fon pofte, & n'en branle pas ? Je vois bien ce que l'Auteur entend fans nous le dire, quoique deux lignes euffent fuffi pour cela. Il tire l'intrépidité d'Amilcar du défavantage de fon pofte, & de ce qu'il a ofé porter la guerre dans un païs très-avantageux aux Romains, & engagé une infinité de combats contré une armée égale à la fienne, mais plus forte par la fituation des lieux, & au voisinage d'une autre, d'où le Conful pouvoit tirer une infinité de fecours; au lieu què Barcas n'en recevoit qu'avec peine de la mer, & que le falut ou la perte de fon armée dépendoit des forces navales des Carthaginois: car dès qu'ils eurent été battus fur mer, il fe vit bloqué par la flotte Romaine, réduit dans la néceffité de toutes chofes, & contraint de faire la paix. Voilà le fujet du terme d'intrépide qu'on peut accorder au Général Carthaginois, avec beaucoup de raifon & de juftice.

L'avantage du pofte d'une armée fur l'autre, quoique toutes les deux foient égales en nombre de troupes, fait donc une très-grande difproportion. Il eft auffi hors de doute qu'un Général, très-fupérieur à fon ennemi, mais mal-habile, eft plus foible que l'autre qui lui oppofera, je ne dis pas un plus grand courage, car je le fuppoft égal, mais l'expérience & l'habileté.

Peut-être que Barcas eût pû choifir un pofte plus avantageux en fe campant du côté

de

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