Imágenes de páginas
PDF
EPUB
[ocr errors]

de la terre, mais il fe fût trop éloigné de la mer & du port, qu'il lui importoit de couvrir. Pour fe l'affurer, il falloit qu'il établit fon camp de telle forte qu'il fit front aux Romains, & qu'il confervât fes derriéres dans un païs tout ennemi, où il n'avoit aucune place, & dont la feule qui reftoit aux Carthaginois en Sicile, étoit investie & affiégée par une puiffante armée.

§. VI.

Quels étoient les deffeins de Barcas dans cette guerre d'Eryce. Que les païs de montagnes & de défilés, où l'on ne peut donner que par une tête, font les plus favorables pour tirer la guerre en longueur.

LA

A négligence du Conful Romain fit la gloire du Général Carthaginois; car s'étant rendu maître d'Eryce par infulte ou par furprife, il remarqua que le païs aux environs étoit très commode pour le deffein qui lui vint en tête de fecourir Lilybée, ou que s'il tentoit inutilement de le mettre à fin, il tireroit du moins la guerre en longueur, & retarderoit la prife de la place. Pour réuffir dans une entreprise de cette importance, il jugea qu'il falloit s'approcher à une très-petite diftance du camp des Romains avantageufement poftés, quoiqu'il s'apperçût qu'il ne feroit pas fi à fon aife dans celui qu'il vouloit occuper. Il fuppléa à ce défaut par de bons retranchemens dont il fe couvrit, & ne craignant rien pour fes derriéres, il mit toute fon attention à ce qu'il pouvoit craindre fans ceffe de la hardieffe & de l'audace du Conful, qui s'augmentoit par le voifinage de l'armée campée devant Li lybée. Il fe détermina donc à cette grande entreprife, fe fouciant peu de rifquer fon armée dans un tems & dans une fituation, où peu s'en falloit que Carthage n'eût plus rien à perdre en Sicile; au lieu qu'il y avoit beaucoup à espérer du tems & de l'occafion outre que les avantages que Carthalon venoit de remporter par la défaite des deux flottes Romaines, l'animoient à un deffein fi hardi, dont le fuccès n'étoit pas fans fondement. II fuffit de tenter d'abord quelque action d'éclat, elle nous méne quelquefois à l'éxécution de plufieurs autres qui naiffent de la premiére; fans compter qu'on reconnoît alors l'efprit & le caractére du Général que l'on a en tête que l'on agit felon cette connoiffance, ce qui n'eft pas un petit avantage. Car il eft des Généraux d'armées comme des Auteurs. On juge du génie, des mœurs, des inclinations, du favoir, ou de l'ignorance de ceux-ci par leurs écrits, & d'un Général par fes actions. Une campagne fuffit à un Antagoniste habile & clairvoiant, pour difcerner le bon du mauvais. On juge s'il eft brave & hardi par ce qu'on voit qu'il peut faire, & qu'il fait effectivement; s'il eft lâche, par ce qu'il craint d'entreprendre; s'il eft habile & courageux, par les deffeins qu'il éxécute, par fa réfistance à ceux que l'on tente fur lui, par fon attention à fe prévaloir des fautes de fon ennemi, par fa vigilance à prendre les devans pour s'empêcher d'être furpris; s'il est négligent & parcffeux, par les avantages qu'il laiffe prendre fur lui, ou qu'il manque lui-même de gagner faute d'éxactitude & de diligence; s'il a le coup d'œil, par la fituation des poftes qu'il cherche & qu'il occupe; s'il eft hardi & audacieux, par la difficulté des entreprifes dont il fe charge, & dont il vient à bout; s'il eft téméraire, fon opiniâtreté à vouloir forcer les obftacles les plus infurmontables.

par

*

&

On peut reconnoître par P'idée que l'Auteur nous fournit de la guerre d'Eryce, & par ce qu'il nous apprend, environ quatre ans après, de celle des rebelles d'Afrique, qu'Amilcar fut un des plus grands Capitaines de l'antiquité; car s'il a fuivi la même méthode dans celle-ci que dans l'autre, fe peut-il rien voir, ni rien imaginer de plus.

mer

& je

merveilleux & de plus achevé dans la fcience des armes? Ce qu'il y a de bien furpre-
nant, c'est qu'aucun de nos Auteurs militaires, pas même le Prince Henry de Rohan
& Montécuculi, tous les deux très-profonds, très-habiles & très-grands Capitaines,
n'ait fait mention des actions de cet homme célébre; à peine leur eft-il connu,
doute qu'il l'ait jamais été aux autres. Grand fujet d'étonnement encore, qu'aucun ne
fe foit encore avifé de nous donner du moins une idée de cette efpéce de guerre, qui
confifte dans les poftes & dans les chicanes, & qui eft peut-être la feule dans l'art mili-
taire qui faffe mieux connoître le mérite & le courage d'un Général d'armée. Les deux
que je viens de nommer, l'ont cependant pratiquée eux-mêmes: mais il s'en faut bien
qu'ils l'aient fuivie & pouffée auffi-loin que cet habile Carthaginois. Ce n'eft pourtant
pas qu'ils n'aient eu des Antagonistes dignes d'eux. Au moins le dernier n'a pas lieu de
fe plaindre à cet égard. Jamais Général n'a été plus privilégié de ce côté-là. Comme il
doit à M. de Turenne les progrès qu'il a faits dans la fcience de la guerre, il lui doit
auffi toute fa gloire. Car ce qui nous illuftre, ce qui fait paroître tout notre favoir,
c'eft lorfque nous avons en tête des Généraux d'une intelligence, finon égale à la nôtre,
du moins qui en approche de fort près; à plus forte raifon lorfque l'on a un Turenne.
Il est aifé de reconnoître que le Carthaginois l'emportoit fur le Romain en ftratagê-
mes, en science & en expérience: celui-ci fe trouvoit fupérieur par le voifinage de l'ar-
mée de Lilybée, & par les avantages des poftes qu'il occupoit; l'autre malgré cela le
roula de tant de fortes de maniéres, & avec un tel art, qu'il le réduifit à l'extrémité.
Je ne fai fi l'on peut excufer la négligence & le peu de prévoiance du Général Romain,
qui occupoit non feulement le haut de la montagne (5), d'où l'on pouvoit découvrir
toute la campagne aux environs, & voir tout ce qui fe paffoit dans le camp Carthagi-
nois; mais encore la ville (6), qui étoit fitué: fur la pente de la montagne, où le Con-
ful avoit fa droite, & qui lioit la communication avec les troupes qui étoient poftées sur
le fommet; ce qui formoit une ligne depuis la mer jufqu'à la cime de la montagne,
Tout cela tenoit Barcas dans une perpétuelle inquiétude, & dans cette attention in-
commode que
donnent la crainte & la nécellité d'être perpétuellement fur fes gardes, no
pouvant tenter que par une tête, comme nous l'avons déja remarqué, & ne voiant au-
cun jour ni la moindre apparence d'entreprendre fur ceux qui étoient plantés fur le
fommet du mont, à caufe de fon affiette avantageufe, quoiqu'il fût le fujet du pofte
& du campement de Barcas; il reconnut bientôt l'impoffibilité de s'en rendre le maître,
& d'en gagner la croupe, tant que les Romains communiqueroient par la ville, qu'ils
avoient à leur droite. Il vit bien que s'il pouvoit s'en faifir, il feroit peut-être en état
de couper les vivres à ceux d'en haut, & de refferrer ceux d'en bas à leur flanc droit,
tandis qu'il les tiendroit en refpect fur tout leur front, de leur ôter par là tout deffein
fur fon camp, & peut-être d'obliger le Conful, par la prife de la ville, à quitter par-
tie, à lui abandonner le païs, & à joindre l'armée du fiége. S'il eût réuffi dans cette
entreprise, il coupoit la gorge à ceux qui étoient au camp de Lilybée, en leur rom-
pant la communication du païs, & des villes d'où ils recevoient leurs vivres. Ce def-
fein étoit véritablement grand, & d'un guerrier de fa force, & d'autant plus admira-
ble, que les Romains n'avoient plus d'autre reffource pour fubfifter que celle de la mer.
Pour peu que Carthage augmentât fes forces navales, il étoit moralement impoffible que
l'armée du fiége pût éviter fa ruine, que par deux actions générales, l'une de mer &
l'autre de terre, dont le fuccès étoit très-incertain & très-douteux. Encore une fois,
je ne vois rien de plus grand & de mieux penfé que ce que cet excellent Chef de guer-
re s'étoit réfolu de faire. Peu s'en fallut qu'il ne réuffit: en effet il furprit la ville qui
étoit fur la pente de la montagne, mais inutilement tenta-t-il d'en gagner le faîte, & en-
core plus inutilement le camp du Conful, qui avoit ajouté fans doute à l'avantage de

la

[ocr errors]

2. La Ville et les À ERYCE. 3. Camp des Car

6... La Ville à mi-côte dont les Romaind› furent d'abord les Maitres.

[merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

la fituation tout ce que l'art lui pût fuggérer d'obftacles & de chicanes, pour fe mettre à couvert d'une attaque dans les formes.

La conduite des Romains est bien moins digne des éloges des connoiffeurs, autant qu'il eft permis d'en juger par ce que l'Auteur nous en dit, que celle des Carthaginois; car ceux-ci n'oubliérent rien de ce qu'on pouvoit humainement pratiquer dans un deffein fi grand & fi profond. Ils méritoient de réuffir Ils méritoient de réuffir par la hardieffe, le courage, la prudence & la grandeur des vûes de leur Général. On verra, dans nos obfervations fur la guerre contre les foldats revoltés d'Afrique, ce que c'étoit que. cet homme, dont le génie pour ce qui regarde les grandes comme les moindres parties de la guerre, (fi l'on peut dire qu'il y en ait de médiocres dans une fcience qui va toute au grand & au beau,) étoit au-deffus de tout ce que l'on peut imaginer. Jamais Capitaine ne l'a furpaffé dans la fcience des poftes, & dans cette forte de défenfive fimulée & trompeufe, qui tourne tout d'un coup à une offenfive ouverte & audacieuse. Fin, rufé & couvert, d'une patience & d'une conftance extraordinaire dans les entreprifes les plus difficiles, jamais il ne fe rebutoit, quelque mauvais train que priffent d'abord les affaires : allant toujours à fon but, fe contentant d'en changer les routes, & d'y aller par des détours, s'il ne le pouvoit de droit front. Sur tout adroit à faifir les inftans précieux, ces momens favorables de la guerre, qui vont d'un rapide furprenant, fi le Général n'a l'œil affez vif & affez fin pour les remarquer, & les prendre comme on dit entre bond & volée.

Il paroît par ce que nous fçavons de fa conduite dans les deux guerres dont notre Auteur fait la defcription, que l'éxercice ordinaire de fon efprit étoit de bien connoître la fituation des lieux, & d'en remarquer les endroits propres à fe pofter avantageufement: nul Général de l'antiquité ne l'a égalé dans ce talent admirable, & dans celui de rétablir les affaires que les autres regardent comme défefpérées. Il pénétroit avec une vivacité étonnante dans les deffeins des autres, & dans ce qu'ils pouvoient ou devoient faire. Sa prévoiance & fa vigilance n'étoient jamais furprises.

Ce que je trouve de plus admirable en lui, & qu'on voit rarement dans les autres, c'eft qu'il n'entreprenoit jamais rien qu'il n'eût auparavant éxaminé s'il fefoit avantageux à fa patrie, fe fouciant fort peu de la gloire d'un combat, s'il ne le menoit à ce but. Il comptoit très-peu fur le nombre de fes ennemis. Sa capacité lui tenoit lieu de tout. Très-expert & très-adroit dans l'art de difcipliner & de former une excellente milice, de l'aguerrir & de l'endurcir dans les travaux de la guerre, quand il fe vit dénué de foldats après la révolte de l'armée d'Eryce, qu'il avoit dreffée lui-même, & dans la fâcheufe néceffité d'en former une nouvelle de Citoiens de Carthage, il en prit fi grand foin qu'il la rendit capable de réfifter contre les rebelles, & de les battre par la fuite. Voit-on beaucoup de Généraux doués de talens fi rares & fi extraordinaires ?

Le portrait que je fais ici n'eft certainement pas tiré de ma tête, felon la louable coûtume des Auteurs qui fe mêlent d'en faire, mais uniquement de fes actions. Pour ce qui regarde fes qualités morales, il feroit fuperflu d'en parler: c'eft au lecteur à les remarquer: j'aurois trop à faire, & cela n'appartient pas à mon fujet,

Gg

§. VII.

Tom. I.

« AnteriorContinuar »