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§. VII.

Que rien ne marque davantage l'infuffifance & le peu de hardiesse d'un Général d'armée, que de ne pas profiter des avantages & des chicanes qui s'offrent fans ceffe dans les païs de montagnes difficiles & fcabrenfes.

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N habile Chef d'armée, qui fait la guerre dans un païs de montagnes, comme dans les Alpes, les Pirenées, & dans un païs, comme par éxemple la Provence & le Vivarais, peut s'établir par tout où il met le pied, en affùrant fes derriéres, & en fe rendant maître des défilés, des paffages des montagnes, & des hauteurs qui dominent fur l'ennemi; ou pour s'empêcher d'en être dominé, en pouffant des poftes vers lui à mefure qu'on avance: tout cela produit une infinité d'actions capables de déconcerter l'affaillant, ou celui qui tâche de lui réfifter, & de l'empêcher de pénétrer dans un païs en forçant ces paffages. Ces fortes de guerres font difficiles & fçavantes. On ne s'en tire pas avec honneur, fi l'on n'a une connoiffance parfaite des lieux, & de tous les detours & les revers des montagnes. Mais pour les connoître, & en favoir tout le fin, on ne doit pas s'en fier à une carte, ou aux yeux d'autrui, c'eft à la vérité quelque chofe; mais de régler l'état de la guerre fur ce que nous apprenons des gens du païs, ou fur une carte, fans le reconnoître nous-mêmes, c'eft ne rien faire. D'ailleurs a-ton vû des cartes éxactes, où les montagnes, les vallées & les paffages foient marqués? Je n'en ai jamais vû de telles entre les mains des Généraux. J'ai éxaminé celles du Roi, qui ne font pas meilleures; on doit s'en prendre à la pareffe & à la négligence, pour ne pas dire pis, de ceux qui les lévent. D'ailleurs la plûpart n'étant pas gens de guerre, ils ne voient pas l'importance de léver les montagnes en plan, ou comme on dit à vûe d'oifeau, & d'accompagner de mémoires inftructifs tout ce qu'on remarque dans les différentes fituations du païs; ce qui vaut plus que toutes les cartes du monde.

Ceux qui font chargés de léver un païs, fe contentent de marquer la position des lieux, fans s'embarrafler du refte; ils négligent l'effentiel, & nous donnent la bagatelle. La nouvelle carte des Pirenées, dont la Cour a retiré toutes les épreuves; & dont on fait un mystére, n'eft rien moins que cela, & ne vaut ni plus ni moins que celles de M. de l'Ifle, puifque les vallées & les pas des montagnes n'y font pas marqués. On y deline des montagnes imaginaires, pour faire voir qu'il y en a; & fi l'on prend la peine d'éxaminer l'échelle, on trouvera une plaine d'une lieuë, & même de deux, entre deux montagnes, lorfqu'on ne remarque aucune plaine fur les lieux. Je ne ne vois rien de plus pitoiable que ces cartes, & que ceux qui fe mêlent de les léver fur de tels principes. Pour couper court à la digreffion, qui n'eft pas peu importante, & revenir à notre fujet, je dis qu'un Général qui veut régler l'état de la guerre, ou fon projet de campagne fur le fyftême d'Amilcar, doit fe porter fur la frontiére de la Province menacée. Suppofons la Provence. La campagne de 1707. & la conduite que nous avons tenue pour fa défenfe, comme celle de l'armée des Alliés contre la France, font des chofes fur lefquelles peu de gens ont réfléchi: le récit de cette campagne, & les fautes des deux partis, nous ferviront de texte pour traiter cette matiére, que nous accompagnerons d'obfervations & de remarques qui renfermeront le principe & la méthode, fans qu'il y paroiffe.

Nous étions très-bien informés que le deffein des Alliés contre la France étoit d'entrer en Provence, & d'en faire la conquête. L'événement démentit les nouvelles ; mais dans le fond ce deffein ne fut jamais chimérique. Le Marquis de Goesbriand le rendit tel par fa valeur & par fa conduite, & les ennemis par leurs fautes. Quelles furent

donc

donc lés mefures que l'on prit pour rendre cette grande entreprife des Alliés inutile & Tans effet? Prefque aucune de celles qu'on auroit dû prendre: qu'il nous foit permis de lâcher ce mot, pour exciter ceux qui liront ces obfervations à chercher ces mesures, & à les apprendre à nos neveux: fans cela ceux qui viendront après eux, doivent s'attendre à voir, finon un événement tout femblable, du moins un même deffein d'entreprendre la conquête de cette Province. Si cela n'arrive dans vingt, dans cinquante ans, il pourra arriver dans un fiécle, plutôt ou plus tard. Il faut que cela arrive, nous pouvons hardiment hazarder cette prophétie fans paffer pour faux Prophéte. Laraison de cela n'est pas difficile à trouver, dit l'Abbé de St. Réal, c'est qu'il est impoffible que des machines qui ont des refforts femblables ne fe remuent de la même façon. C'est encore la penfée de Machiavel dans fes Difcours politiques. Quelle inftruction ceux, qui dans ce tems-là gouverneront l'Etat, ne trouveront-ils pas ici? Ils apprendront ce qu'il faudra faire par ce qu'on ne fit pas; & fi nos ennemis font alors ce qu'ils auroient dû faire un fiécle auparavant, ils nous fourniront les moiens & la conduite qu'il faut obferver pour rendre leurs efforts inutiles, & les tourner à leur honte.

J'ai dit plus haut que l'on ne prit aucunes mefures pour la défenfe de cette Province menacée; les Généraux qui y devoient commander en prirent encore moins, quoiqu'ils fe trouvaffent fur les lieux. Leur négligence fur ce point eft à peine concevable, & c'eft une efpece de miracle que nos ennemis aient agi fi fort de travers dans cette entreprife. Je prens ce fujet, comme je l'ai déja dit, pour traiter de la guerre mêlée d'off nfive & de défenfive.

Nous n'avons aucune frontiére qui couvre la Provence du côté du Comté de Nice, Il n'y a que la riviére du Var, qui n'eft pas quelque chofe de fort redoutable; on y envoia un grand corps de troupes commandé par Sailli, Lieutenant Général, pour en défendre le paffage. A peine les ennemis parurent-ils fur les bords de cette riviére, que ce Général ne la crut pas une affez forte barriére pour y planter le piquet contre une grande armée, qui pouvoit la traverfer à gué, & fur un grand front. Avouons-le franchement, il faut qu'on eût pris cette riviére pour tout autre qu'elle n'étoit, & qu'on eût encore ignoré que la mer vers fon embouchure avoit affez de fond, pour que la flotte des Alliés pût prendre des revers fur les troupes qu'on avoit envoiées pour défendre la riviére, quand même elle n'eût pas été guéable par tout. A cette faute les Généraux en ajouté ent encore une autre. Ce fut de ne fe pas donner la peine de la reconnoître eux-mêmes. Sailli fut donc obligé de fe retirer au plus vite. Il ne manqua pas de faire grand bruit de cette nouvelle; & après la retraite des dix mille de Xenophon, il n'en connoiffoit point de plus mémorable, quoiqu'il ne fût fuivi de perfonne. Il eut grand foin d'écrire à la Cour tout le détail de fes manœuvres ; mais les lettres du Maréchal de Teffé, & des Officiers particuliers, lui rabattirent beaucoup fa vanité, & l'on fe moqua à la Cour de cette retraite imaginaire, comme on avoit déja fait à l'armée. Cependant une lettre que cet Officier Général écrivoit au Marquis de Goesbriand, qui couroit en hâte à Toulon avec un grand corps de troupes, & qu'il reçut dans fa marche, eût fait rebrouffer tout autre que lui, s'il y eût ajouté foi; car il lui mandoit qu'il n'arriveroit pas à tems pour défendre la ligne qu'on avoit tiré de la ville à la montagne, & qu'il avoit les ennemis fur les bras. Le Marquis de Goesbriand ne tint aucun compte de cette miffive, il l'envoia au Maréchal de Teffé, & lui mandoit en ftile laconique: Je connois l'homme, & je marche droit à Toulon, affuré que l'ennemi n'y arrivera pas fi-tôt: comptez là-deffus. 11 penfa jufte, & fit fort bien d'aller toujours fon train: M. de Sailli arriva fans être fuivi, l'ennemi étant encore à plus de trois marches de lui; de forte qu'on eut le tems de perfectionner la ligne, & de l'attendre de pied ferme, & de bonne graco

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Dès

Dès qu'on s'eft réfolu de défendre une riviére, il faut l'avoir reconnuë: on ex retranche après cela les bords, on rompt les gués, & enfuite on s'y porte avec tout ce que l'on a de forces pour en difputer le paffage; car il y a toujours de la honte, & l'on rifque fa réputation lorfqu'on eft obligé de fe retirer. En effet M. de Sailli n'avoit pas affez de monde pour tenir bon fur une riviére prefque fans eau. Ces fortes de fautes font d'autant plus grandes, qu'elles tirent à des conféquences fâcheufes. Quelque petite que foit une manoeuvre retrograde, il eft certain que rien ne fait plus d'impreffion dans l'efprit du foldat, & ne lui abbat davantage le cœur & la volonté, outre qu'il perd la confiance qu'il peut avoir en fon Général, dont il connoit très-bien les fottifes, même les moins à portée des efprits-corps, & celle-ci étoit des plus groffiéres.

Il faut opter dans les affaires importantes de la guerre, un fimple effort ne fuffit pas, & l'on ne doit jamais s'approcher de l'ennemi, dans le paffage d'une riviére, que l'on peut traverfer fur un grand front, qu'on ne foit en état de lui tenir tête & de le combattre en deçà. Il falloit donc s'y tranfporter avec toutes fes forces. Ce parti étoit le plus fûr, le plus honorable, le plus digne d'un homme de courage, & d'un génie un peu au deffus du commun. Au défaut de celui-là, qui nous parut peut-être plus praticable, on pouvoit recourir à un autre.

pas

On fe fouviendra de ce que j'ai déja dit, que dans les païs qui forment de profondes de monde fuffit pour les garvallées, des de montagnes, & des défilés, où peu de monde fuffit der, on abandonne les plus aifés pour prendre les plus difficiles: on les rencontre à chaque pas qu'on fait en arrière, tout dépend de la connoiffance du païs ; l'on fe pofte en ces endroits, & l'on s'y fortifie: ce n'eft pas affez, il faut établir une ligne de communication pour parer à tous les mouvemens de l'ennemi: cela ne fuffit pas, on doit avancer des poftes fur lui, les fortifier & les foutenir de l'un à l'autre jusqu'à l'armée, l'arrêter & le chicaner à chaque pas qu'il fait, armer les gens du païs, les diftribuer par petits corps, & les répandre par tout, l'enveloper de toutes parts, le refferrer à fes flancs, gagner fes derriéres, tomber fur fes convois, l'inquiéter dans fa marche; enfin le harceller fans aucun relâche. Ce que je dis ici eft une chofe fi aifée dans un païs comme la Provence: que fi l'on eût permis aux païfans de prendre les armes pendant la campagne dont je parle, je ne vois pas comment l'ennemi eût pû avancer jufqu'à Toulon, ou comment il s'y fût pris pour faire retraite; je ne le vois pas, & je ne crois pas qu'on puiffe fe l'imaginer dans ce qui me refte à dire de cette campagne.

fi Voilà en peu de mots ce qui concerne les dehors de la ligne qu'on eût pû former, P'ennemi fe fût jetté dans les montagnes, pour gagner les revers de Toulon, & mettre hors de mefure le Marquis de Goesbriand. A l'égard du dedans de cette ligne, c'étoit F'affaire capitale du Général, & un très-grand fujet de méditation, de foin, de travail & de vigilance, & dont le fuccès dépendoit uniquement de la connoiffance des lieux. Nous ne nous embarquerons pas pour le coup dans cette affaire, parce que ce n'eft pas ici le lieu, puifque les ennemis ne prirent pas le parti de fe jetter au travers des montagnes. Leur deffein étoit le fiége de Toulon, dont la prife leur ouvroit la conquête de toute la Province. Jamais armée n'eût couru un plus grand risque de périr, fi nous euffions connu nos avantages. Après le paffage du Var les ennemis tirérent droit à Toulon pour en former le fiége. Quels obftacles! quelles chicanes ne pouvoit-on pas oppofer à leurs deffeins? elles font en foule. Le retranchement que l'on tira depuis la ville jufqu'à la montagne, fauva la Provence. L'ennemi ne pouvoit former fon fiége, s'il ne le forçoit auparavant. Le Marquis de Goesbriand, qui fut détaché avec un grand corps de troupes pour le défendre, s'ennuiant du peu de vigueur des ennemis, trouvant que le repos dans un Général eft mille fois pire que l'oifiveté, imagina une

&

fortie,

fortie, & l'éxécuta avec tant de courage, de fageffe'& de conduite, que je ne vois rien de mieux penfé & de plus heureufement entrepris. Il chaffa les ennemis de tous fes poftes: & cela fut pouffé fi avant, qu'ils furent obligés de lever honteufement le fiége, & de faire retraite. Qu'est-ce que le gros de notre armée faifoit en ce temslà? Chacun le fait : voici ce qu'elle auroit dû faire selon moi.

Je n'entre pas dans les raifons qu'on eut d'empêcher les païfans de prendre les armes, elles me font tout à fait inconnuës: je laiffe à de plus habiles à les déviner, auffibien que celles d'abandonner la Provence, & de fe couvrir de la Durance; tout cela paffe la portée de mon efprit. Il eft certain que fi l'on eût lâché la bride aux gens de la campagne, tous les éperons du monde n'euffent fervi de rien à nos ennemis. Qui nous empêchoit d'envoyer quinze mille hommes, & autant de païfans, occuper le bois de l'Eftrilles, & d'y prévenir cette armée, qui fe retiroit en hâte? Nulle puiffance n'étoit capable de nous forcer dans ce pofte, deux heures de travail euffent fuffi pour nous mettre en état de ne rien craindre, en faifant un abattis d'arbres depuis la mer jufqu'à la montagne. Que ne tiroit-on enfuite un bon retranchement derriére, fi on l'eût jugé à propos, quoique l'abattis valût infiniment plus? Ceux de la flotte auroient-ils été affez hardis pour faire une defcente, ou prendre des revers comme ils avoient fait au Var? Cette pensée ne peut venir à l'efprit; nous aurions garni la côte d'une armée de païfans. Je demande par où l'armée de terre fe feroit retirée? Son unique reffource étoit dans fa flotte, s'y fût-elle embarquée à différentes reprises: Quelles mefures n'auroit-il pas fallu prendre? Outre que ce n'eût pas été une petite affaire, elle en eût eu une autre bien plus fâcheufe; elle fe fût trouvée en tête les troupes du retranchement, le Marquis de Goesbriand à dos, le Maréchal de Teffé fur les hauteurs des montagnes que l'ennemi avoit fur fon flanc droit, & peut-être plus de trente mille païfans, plus mauvais que les troupes réglées. Tout cela fe donnoit la main; qui nous empêchoit alors de faire un bon coup, & d'enveloper les ennemis de toutes parts? Tout cela faute aux yeux des moins clairvoians. J'avois cette campagne fur le cœur. Je trouvai l'occafion quelques années après d'en raifonner avec feu le Maréchal de Teffé, il me fit l'honneur de me dire que les ordres de la Cour n'étoient pas toujours conformes aux intentions des Généraux. Que diriez-vous, dit-il, du Miniftre qui me mandoit de tenir la défenfive fans rien hazarder, & de laiffer aux mouches à détruire cette armée, comme fi nous euffions fait un traité de ligue offenfive & défenfive avec ces filles de l'air. D'ailleurs, continua-t-il, mon deffein étoit de chaffer. l'ennemi, & de l'expulfer de la Provence. Il s'en retire, la prudence dans ce cas-là demandoit que je me contentaffe d'avoir rempli mon deffein & les ordres de la Cour, qui m'avoit donné des menotes; & il ajouta, que la maxime de Scipion aiant été tout auffi-tôt alléguée, qu'il faut faire un pont d'or à l'ennemi qui fe retire, il s'en étoit tenu là, n'ofant enfraindre les ordres qu'il avoit. Voilà qui eft le mieux du monde. Cet excès de prudence, qui ne venoit pas de lui, ne fut pas du goût de bien des gens. Il eft bon d'avoir de la prudence, & de ne rien mettre au hazard que le moins qu'on peut; mais la prudence elle-même veut qu'on profite des occafions que la fortune nous préfente. Si on les laiffe échaper, c'eft une très-grande imprudence. Il me vient une réfléxion fur ces ordres de la Cour, qui empêchent un Général de profiter des occafions: je ne veux pas la remettre à une autre fois, de peur de l'oublier.

La déférence qu'un Général d'armée eft obligé d'avoir pour les volontés du Prince, ne doit pas lui lier les mains & le pouvoir de faire un bon coup qui paroît infaillible & décifif. Cette volonté, toute fouveraine qu'elle eft, dépend des circonftances & des conjonctures que toute la prudence humaine ne peut prévoir: les vents fur la mer; le tems, les lieux & les occafions fur la terre, fe moquent des réfolutions du Cabinet;

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238 HIST. DE POLYBE, LIVREI. CHAP. XIV. Cabinet; enfin une obéiffance trop fcrupuleufe qui fait perdre un bon moment, eft un refpect fort mal entendu. Je voudrois me fouvenir de l'Auteur qui a dit tout cela, je lui en ferois volontiers honneur; ce pourroit être Montagne. Revenons à notre sujet. La fin de cette campagne fut plus heureufe aux ennemis; car bien qu'ils euffent le double de chemin à faire, & même au-delà pour entrer dans les vallées, où nous avions peu de troupes, & entreprendre fur quelqu'une de nos places, ils ne laifférent pas que d'y arriver quelques jours avant le Maréchal de Teffé, à qui il importoit fi fort de les prévenir. Suze leur tenoit plus au cœur qu'aucune autre comme étant un pofte de grande importance, fachant d'ailleurs que l'homme qui étoit dedans étoit d'une conftitution plus propre à amaffer de l'argent que de s'acquérir de la gloire par une défenfe honorable, ce qui augmentoit leur envie d'en faire le fiége; mais pour réuffir il falloit donner le change par quelque faux mouvement à l'Officier Général qu'on avoit laiffé dans ces vallées pour y commander, ce qui ne leur parut pas poffible. Ik marchérent dans cette intention. Ils eurent d'abord le bonheur de prévenir l'armée qui leur avoit fait tête en Provence, & fait lever le fiége de Toulon; je dis bonheur, parce que ce fut bien moins par l'effet de plufieurs marches forcées que par notre négligence & notre lenteur, qui parut d'autant moins concevable, que nous pouvions arriver avant eux fans nous trop preffer. Si l'on m'en demandoit la raifon, on m'embarrafferoit fort. Je n'ai jamais pû la favoir, & je fuis là-deffus dans une ignorance très-craffe. Qui fouilleroit dans les papiers du Maréchal la trouveroit peutêtre, & comprendroit aifément qu'il eût marché plus vite s'il eût été le maître. En attendant cette découverte hiftorique, qu'il me foit permis de dire que les lents & les engourdis à la guerre auront auffi peu de part à la gloire de ce monde, que les tiédes à celle du Ciel.

Cette marche pefante du Maréchal ne fut pourtant pas la caufe du fiége & de la perte de Suze, on doit l'attribuer toute entiére à celui qui commandoit dans les vallées. Je parle ici en homme qui a vû, & non fur ce que je puis avoir appris des autres; il avoit affez de troupes pour réduire l'ennemi à l'abfurde: mais aiant dégarni le pofte important du Pas de l'Ane, qui couvroit Suze, pour courir au fecours de la Péroufe, qui étoit un rien, & de nulle conféquence, fans prendre garde que c'étoit un piége que l'ennemi lui tendoit, où malheureufement il fe laiffa prendre ; & pendant qu'on l'amufoit en cet endroit-là, M. le Prince Eugéne lui déroba une marche avec un grand corps de l'armée de M. de Savoie. Il fit une fi grande diligence, qu'il arriva devant Suze lorfqu'on s'y attendoit le moins.

Il falloit attaquer le Pas de l'Ane & le prendre ; ce qui ne fût pas difficile celui qui y commandoit, homme de courage, mais vieux, décrepit, tombant en ruine d'efprit & de corps, fe trouva hors d'état d'agir, ce qui fut un malheur. A fon défaut un autre fe chargea de cette befogne, homme célébre par fa lâcheté à la défenfe de la citadelle de Modéne, qui capitula par le confeil d'un Commiffaire de guerre qui trembloit de peur, & à l'infçû de fa garnifon : ce fut donc cet homme qui défendit ce pofte avec le même courage & la même conduite qu'il avoit fait pa roître à Modéne, c'eft-à-dire avec toute l'ignorance & la honte poffible.

Fin du premier Tome.

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