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§. V.

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Ordres de bataille des Romains & des Carthaginois devant Agrigente. Le terrain les uns & les autres occupoient. Victoire des Romains.

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E qui détermina Hannon à mettre tout en rifque, fut le combat qui devança cette bataille. Comme il ne connoiffoit pas les Romains, ni leur façon de combattre, il engagea un combat où il remporta quelque avantage, mais qui n'étoit guére capable d'effraier des troupes braves & aguerries, & plus fufceptibles de honte que de crainte. Cette maxime n'eft pas toujours fûre; car le moindre avantage ou défavantage ne fait pas toujours l'effet auquel on s'attend. Il arrive fouvent le contraire: celui qui eft battu veut avoir fa revanche, & fouvent le victorieux se trouve étonné d'une telle réfolution. Je ne difconviens pas qu'entre deux armées peu aguerries, & dans un commencement de guerre, ces fortes d'efcarmouches ne faffent quelque impreffion fur l'efprit des foldats, qui en font les témoins; car quoiqu'elles ne décident rien, & foient fort inutiles, on juge fouvent du gain ou de la perte d'une bataille fur ces fortes de riens, quand il ne s'agiroit que de la mort de deux ou trois hommes.

Notre Auteur paffe très-légérement fur les circonftances les plus capitales de cette bataille. Ce défaut d'éxactitude, qui eft le péché originel des Hiftoriens Grecs & Latins, ne lui peut être imputé, puifqu'il dit lui-même que fes deux premiers livres ne font qu'une introduction à fa grande Hiftoire: je dirai pourtant que quelque exceffif qu'on veuille étre en matiére de briéveté, il y a des occafions où jamais un bon abreviateur ne fupprime des circonftances femblables à celles qui manquent ici; puifque trois ou quatre lignes de plus fuffifoient de refte pour nous mettre au fait de ce qu'il nous importeroit très-fort de favoir. Il s'agit ici d'une grande bataille. Il eût dû nous apprendre quelle étoit la fituation du païs où les deux armées combattirent & ajouter l'ordre & la diftribution des troupes des deux partis; nous y fupplérons au rifque de quelques conjectures, & fûrement elles feront bonnes.

Chaque nation fuivit fa méthode dans l'art de fe ranger. Les Carthaginois fe formérent fur deux lignes à leur infanterie 2, & la cavalerie fur les aîles 3, diftribuée par efcadrons & fur une feule ligne. Ces deux lignes d'infanterie compofoient deux maniéres de phalanges, c'eft-à-dire fans aucun intervalle entre les corps, ce qui ne me femble pas trop felon les régles de la bonne tactique. Ils ne fe rangeoient pas toujours fur deux phalanges. Ils fe mettoient quelquefois fur une feule. Les éléphans 4, formoient fur une ligne à la tête de tout & fur tout le front de l'infanterie.

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Polybe ne fait aucune mention des armés à la légére. Il y en avoit fans doute. C'étoient des efcarmoucheurs qui combattoient avec des armes de jet, & qui difparoiffoient, dès que les armées en venoient aux mains tant d'un côté que de l'autre. Ils les entreméloient quelquefois avec la cavalerie. C'étoit-là où devoit être leur véritable pofte. Les Romains ne s'en apperçurent que tard. Voilà la difpofition de l'armée Carthaginoife. Ce font des conjectures il eft vrai; mais très-probables, puifqu'elles font fondées fur la tactique de ce peuple qui nous eft très-bien connuë.

La méthode des Romains dans l'art de fe mettre en bataille, étoit très-différente de celle des autres nations, elle leur étoit toute particuliére; c'eft celle que nous fuivons aujourd'hui: Ils combattoient fur deux lignes 5. & une referve 6. & par petits corps féparés par des intervalles égaux à leur front. Ceux de la feconde étoient rangés vis-à-vis les efpaces de ceux de la premiére. La troifiéme ou plutôt la referve

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A. De Putter fecit,

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étoit compofée des Triaires, vieux foldats d'une valeur éprouvée, mais qui étoient en trop petit nombre pour mériter le titre de ligne, quoiqu'ils fuffent partagés par pelotons vis-à-vis les intervalles des corps de la feconde ligne, la cavalerie 7. 8. fermoit les aîles de l'infanterie, les armés à la légere 9. partagés par petites pelotes far tout le front de la premiere ligne. Voilà en fort peu de mots l'ordonnance des Romains & des Carthaginois & fur laquelle ils combattirent auprès d'Agrigente. Mais ce n'eft pas là ce qui nous embaraffe le plus, c'eft de pouvoir déterminer la nature du païs, où les deux armées en vinrent aux mains. Car l'avantage de Hannon confiftoit bien plus à forcer les Romains écartés & féparés en plufieurs quartiers que de les combattre réunis & tous enfemble. Il n'y a que la connoiffance du terrain qui puiffe difculper le Général Carthaginois de la faute dont on peut le foupçonner. Deux raifons me portent à croire que cette affaire fe passa dans un païs, où les deux armées fe trouvérent refferrées à leurs aîles de telle forte que le plus fort, tel que l'étoit Hannon, ne pouvoit fe fervir de l'avantage du nombre contre le foible, qui -refferré de fon côté fe trouvoit fur un front tout femblable. Le foible hardi & entreprenant, qui fe rencontre dans des cas femblables, en profite ordinairement. C'est une chofe que les Chefs d'armées doivent bien remarquer à la guerre; car en y ajoûtant une difpofition rufée, que l'autre n'a pas, il faut qu'il l'emporte néceffairement fur fon antagoniste.

Ces deux raifons naiffent des fuites du combat, & font voir manifeftement que les deux Généraux combattirent dans une plaine d'une très-petite étendue, écoutons Polybe. On fit avancer de part & d'autre les armées dans l'espace qui étoit entre les deux camps. Il falloit donc que le champ de bataille ne permit pas de s'étendre fur un grand front. Voilà le fujet des deux phalanges de Hannon. On comprend bien que ce qu'il avoit de plus que le Romain devoit être en feconde ligne. Si je voulois donner à mon lecteur une idée d'une étenduë bornée, je ne me fervirois que de ces deux lignes; mais la feconde raison eft bien d'une autre force & plus concluante: je la tire de la fituation du païs qui éxifte encore.

Les Carthaginois avoient leur camp entre l'Agragas & le Nypfa, deux petites riviéres, aiant Erbeffe fur leurs derriéres, & la partie de la circonvallation des Romains en front: c'étoit donc entre ces deux riviéres que l'affaire fe décida; Agrigente fe trouvant juftement dans la fourche & le confluant du Nypfa dans l'Agra gas. Voilà, ce me femble, la difficulté levée, & le lecteur au fait.

Pour cette fois les Romains ne trouvérent rien de redoutable dans les éléphans; ils n'en fouffrirent pas grand mal. Ces animaux dûrent paffer entre les intervalles des corps, qui les laifférent aller, & tombérent fur l'infanterie Carthaginoife. Je ne dirai pas ce que fit la cavalerie de part & d'autre, mon Auteur n'en dit mot: puifque Hannon fut battu, il falloit qu'il ne fût guére plus fatisfait de fon infanterie que de fa cavalerie.

Les Romains battirent tout & pillérent tout. Ils eurent lieu de fe réjouir d'une fi grande victoire; & d'autant plus confidérable, qu'elle les délivroit de leurs plus grandes infortunes, & de la faim plus formidable que les dangers les plus évidens de la guerre.

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§. VI.

Annibal fort d'Agrigente & échape aux Vainqueurs. Exemples de pareilles rufes. Coură te digreffion fur les Généraux qui ne partagent pas la gloire d'une action avec ceux dont ils en ont reçu le projet.

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Omme la victoire augmente d'autant plus la fecurité & la négligence qu'elle eft plus décifive, les Romains fe relâchérent beaucoup de leur premiére vigilance. Annibal, qui n'étoit fot qu'en matiére de défenfe de place, fit voir qu'il étoit trèspropre pour une retraite prompte & fubite. Il ne douta point qu'il ne trouvât les Romains très-nonchalans. I choisit justement & très-habilement ce tems de réjouiffance. Sans doute que le combat ne finit que vers l'entrée de la nuit. Annibal attendit qu'elle eût répandu fes fombres voiles, comme difent les Poëtes; il fort fecrétement de fa place avec fa garnifon, comble promptement les deux foffés de la circonvallation & de la contrevallation, & s'échape à l'infû du victorieux, qui n'eût jamais pensé que cela fe pût faire. Sa diligence fut telle, que les Romains pûrent à à peine joindre fon arriére-garde, qu'ils ne prefférent point trop.

L'Hiftoire nous fournit quelques éxemples de femblables rufes. Celle de la garnifon de Platée eft d'une conduite admirable, & bien que parfémée d'une infinité d'obftacles, les uns plus grands que les autres, elle les furmonta tous. Thucydide s'eft beaucoup plû au récit de cette entreprife. Je veux citer le paffage: fi quelques-uns le trouvent trop long, je ne fai qu'y faire; mais je ne puis réfifter à la tentation, ni m'empêcher de dire qu'ils font d'un fort mauvais goût.

Lorfque tout fut prêt pour l'éxécution, dit Thucydide, les affiégés fortirent pendant une nuit fans Lune & un grand orage, fous la conduite du devin Théenet & du Général Enpolpide, qui étoient les auteurs de l'entreprise. Après avoir passé le premier foffé, ils s'approchérent de la muraille de la circonvallation fans être découverts, à cause de l'obfcurité de la nuit, outre que le vent & la pluie empêchoient qu'on ne pût rien entendre. Ils marchoient un peu éloignés pour ne point s'entre-choquer avec leurs armes, qui étoient légères pour être plus agiles, & ils n'avoient de chaussures qu'à un pied, pour ne pas glif fer fi facilement dans la bonë. Ceux qui portoient les échelles les poférent dans l'espace qui étoit entre les tours, où ils favoient qu'il n'y avoit perfonne à cause de la pluie. A l'inftant montérent douze hommes, fans autres armes que la cuiraffe & le poignard, fous le commandement d'Ammée, fils de Corebes, & marchérent auffi-tôt vers les tours, fix d'un côté & fix de l'autre. Ils furent fuivis par des foldats armés feulement de javelots, pour monter plus aisément, & l'on portoit après eux leurs boucliers, pour s'en fervir dans la mêlée. Comme la plupart de ceux-ci étoient au haut du mur, ils furent découverts par le moien d'une thuille, que l'un d'eux fit tomber en montant, pour avoir empoigné le parapet, afin de fe tenir plus ferme. Incontinent on jette un cri du haut des tours, & tout le camp s'approche du mur & le borde, fans favoir ce que c'étoit, à cause de l'orage & de la nuit. D'ailleurs ceux qui étoient restés dans la ville, donnérent l'alarme à même tems d'un autre côté pour faire diverfion: fi bien que l'ennemi, en l'ennemi, en fufpens, n'osoit pas quitter fon pofte. Mais un corps de réferve de trois cens hommes, deftiné destiné pour accidens inopinés, fortit de la circonvallation pour courir au bruit, & l'on leva des flambeaux du côté de Thebes, pour montrer que c'étoit de ce côté-là qu'il falloit courir. Ceux de la ville, pour confondre ce fignal, en levérent d'autres à même tems de divers endroits; car ils les tenoient tout prêts fur la muraille. Cependant les premiers qui étoient montés, s'étant faifis de deux tours qui flanquoient l'intervalle où étoient plantées les échel

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