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Sur la bataille navale de Milazzo entre le Conful Duillius &
Annibal, Général des Carthaginois.

§. I.

Ordre de bataille des deux armées. Précipitation d' Annibal,
caufe de fa défaite.

Oici la premiére bataille que les Romains gagnérent fur mer. Le victorieux fut auffi le premier à qui ils accordérent le triomphe naval, cette nouveauté dût plaire beaucoup à Rome. On lui érigea une colonne avec une infcription, c'eft Florus qui nous apprend ceci: il a dit vrai, car vers la fin du feiziéme fiécle on en déterra à Rome un morceau. Ces fortes de colonnes fe nommoient Roftrata; elles étoient ornées de prouës de navires, comme on voit dans la figure, lefquelles avançoient en dehors, rangées en quinconce. Duillius obtint encore d'autres honneurs en reconnoiffance de cette victoire. Bien des Savans fur de bons témoignages prétendent qu'il en excroqua une bonne partie; c'eft dequoi je ne déciderai pas.

Ce Duillius eft le même, felon quelques Auteurs, qui fe plaignit un jour à fa femme qu'elle ne l'avoit jamais averti d'un défaut qu'on venoit tout fraîchement de lui reprocher, c'étoit d'avoir l'haleine puante. Sa femme bien étonnée, lui répondit qu'elle croioit que tous les hommes lui reffembloient fur ce point. Ce feroit dommage que le nom de cette femme miraculeufe fe fût perdu: S. Jerôme nous l'a confervé. Elle s'appelloit Cilia. Ces fortes de femmes font rares dans l'antiquité. Nos tems font plus heureux. Aujourd'hui même, il en est jusqu'à trois que je pourrois citer.

Duillius fut donc le premier des Romains qui défit les Carthaginois fur un élément où ils paffoient pour de très-grands maîtres. Cette bataille mérite quelques obfervations. Mais j'ai lieu de craindre que les marins ne foupçonnent mon fait à ces mots d'observations fur une bataille de mer. Que le pilote raifonne fur les vents, diront-ils, nous ne le trouvons pas étrange: cela eft de fon métier. Que le Bouvier parle de fes bœufs, & le Berger de fon troupeau, on n'y trouve pas à dire. Il n'eft pas non plus téonnant que le Guerrier s'entretienne de fes combats & des bleffures qu'il a reçûes, cela eft dans l'ordre: on l'écoute & on le croit.

Bafti al Nochiero ragionar de venti,

Al bifolco de itori, & le fue piaghe
Contil guerrier, contil paftor gli armanti.

Mais qu'un homme qui n'eft marin ni de fait ni de profeffion, fe mêle de parler guer re de mer, cela eft hors de fa competence. Point du tout. Car pour ne rien dire ici de quelques voiages que j'ai faits fur cet élément, quoique je n'aie fervi que fur terre, je n'ai pas laiffé dans mes heures perdues que d'étudier ce qui pouvoit m'être néceffaire pour raifonner pertinemment fur un combat naval, fans néanmoins rien décider: d'ail

leurs

A. De Putter fecit.

COLONNE ROSTRALE ERIGEE A ROME EN MÉMOIRE DE LA

VICTOIRE NAVALE REMPORTÉE PAR CALVS WLIVS SVR LES

CARTHAGINOIS.

feurs il n'eft pas befoin d'une théorie appuiée de l'expérience pour juger fainement d'une difpofition navale: cette forte d'éxamen eft du reffort de la raifon & du bon fens. A joutons que de toutes les batailles navales dont mon Auteur parle, il n'y en a pas une feule qui ne fe foit donnée en tems de bonace ou d'une mer peu courouffée, & avec des bâtimens à rames: ceux mêmes qui avoient le deffus du vent abattoient les voiles lorfqu'ils entroient en action. Les anciens n'étoient pas grands Clercs dans la marine. Un matelot de deux jours en fait plus aujourd'hui que le meilleur Pilote des anciens. Entrons donc dans l'éxamen de cette bataille.

Les Romains combattirent fur deux lignes. 2. C'étoit la méthode de ce tems-là, c'est la nôtre d'aujourd'hui. Comme ils s'étoient difpofés à cette bataille, ils voguérent en bon ordre aux ennemis. 3. Le Général Carthaginois ne s'attendoit pas de les rencontrer fi-tôt en fon chemin. Il n'en parut point étonné: il avoit pourtant grand fujet de l'être. On ne gagne rien à être furpris, & lorfque cela arrive il est très-difficile d'y apporter du reméde. On en eft réduit là fur mer tout comme fur terre. Il eût dû fe mettre en panne à la vûe des Romains, pour attendre que le reste de sa flotte eût demarré; mais il ne crut pas devoir l'attendre. Il vogua droit à Duillius avec ce qu'il avoit de vaiffeaux; il fit cette manoeuvre avec tant de hâte & de précipitation, qu'il s'imagina qu'il n'avoit qu'à paroître pour diffiper cette armée.

Il fe fondoit fur l'expérience de fes troupes, accoûtumées aux combats de mer: plus encore fur la fienne propre, qui ne paroît pas ici, & fur l'agilité de fes vaiffeaux, qui n'étoit pas un petit avantage. Tout cela joint enfemble augmenta le mépris qu'il faifoit de fes ennemis, & la bonne opinion qu'il avoit de lui-même à tel point, qu'il crut que ce feroit fe rabaiffer trop, que de fe précautionner le moins du monde contre des gens, qui n'avoient ni expérience des combats de mer, ni fcience des manœuvres, lorf qu'il fait voir lui-même par fa conduite qu'il n'a ni l'une ni l'autre.

Leur Chef, dit l'Auteur, étoit cet Annibal, qui à la faveur des ténébres s'étoit furtivement fauvé de la ville d'Agrigente à la tête de fes troupes. Cette retraite fourde, fi bien conduite & fi heureufe, l'avoit tellement enflé & rempli d'orgueil, qu'il crue que les précautions étoient inutiles dans cette bataille pour combattre avec fûreté; ce qui arrive toujours aux Généraux ignorans & préfomptueux, à qui les avantages précédens, quelques petits qu'ils foient, font des amorces qui les mènent à leur perte.

Lorfqu'on fe conduit prudemment & felon les régles de la guerre, & que le fuccès ne répond pas à notre attente, l'on a dequoi fe confoler quand on n'a rien omis de ce qui pouvoit nous faire réuffir. Si un Général mérite d'être puni des entreprises heueufes, mais folles, téméraires & fans néceffité, à plus forte raifon celui qui hazarde inconfidérément une bataille avec une partie de fes forces, lorfqu'il dépend de lui de courre les rifques avec le tout.

A la vûe des Romains Annibal eût pû former d'abord fa premiére ligné, & les attendre fans avancer deffus: par là il donnoit le tems à la feconde de fe former derriére : fi elle étoit trop éloignée, il pouvoit virer de bord & s'en approcher. En prenant co parti, il combattoit Duillius à forces égales. Cette précaution lui vint fi peu à l'efprit, qu'il n'attendit pas même que fa prémiere ligne fût entiérement formée; mais par un aveuglement, qui a peu d'éxemples dans un combat de mer, où il eft rare d'être furpris, il vogua étourdiment avec une partie de fes vaiffeaux 2, pendant que l'autre 3, avoit à peine levé l'ancre. Notre Auteur, très-alerte à faifir les moindres fautes qui fe commettent à la guerre, dit que les Carthaginois fe gouvernérent avec fi peu de Jugėment, & avec tant de mépris de l'ennemi, qu'ils alloient comme à un butin qui ne pou voit leur échaper.

On fait combien ce mépris eft avantageux au foldat. Rien ne lui reléve plus le

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cœur & l'audace, & ne redouble davantage fes efpérances pour la victoire. Un Géné ral, qui fait le leur infpirer par fon éloquence, n'a pas lieu de s'en repentir; mais s'il s'en remplit lui-même la tête, il court rifque de le faire tomber fur lui-même, parce qu'alors il est ennemi des précautions, & qu'il va trop vite dans les chofes qui demandent beaucoup de prudence & de circonfpection.

Annibal parut en préfence des Romains 4, dans l'état que je viens de dire; il les tint à demi battus. Dès qu'il fut affez proche, il apperçut ces nouvelles machines, qu'on appelloit corbeaux, fur toutes les prouës des galéres Romaines, il en parut fort étonné, ne fachant ce que ce pouvoit être.

Son étonnement ne doit pas nous furprendre. On remarque dans toutes les chofes de la guerre, que ce qui n'a pas été auparavant pratiqué, quelque leger, & même quelque abfurde & quelque puéril qu'il puiffe être, ne manque jamais de caufer de la furprise par fa nouveauté, & l'imagination l'augmente toujours. Si ce qu'on voioit, & auquelon ne comprenoit rien, n'eût fait impreffion que fur l'efprit du Général, peut-etre que l'on sût combattu avec le même courage & les mêmes efpérances; mais la vue de ces machi nes fit encore un plus grand effet fur l'efprit de fes foldats: cela les jetta dans le doute & dans la crainte, & auffi-tot toutes ces belles idées de victoire & de butin s'évanouï rent. Un rien produifit un fi grand changement, puifqu'en effet c'étoit fort peu de chofe que cette machine qui leur faifoit tant de peur.

Malgré tout ce que je viens de dire, les Carthaginois, remis peut-être de leur crainte, attaquent avec beaucoup de vigueur; mais comme toutes leurs forces n'avoient pas encore joint, & que les vaiffeaux combattoient à mesure qu'ils arrivoient, on reconnut bientôt ce que peut le bon ordre & les forces réunies contre une armée qui manque de l'un & de l'autre.

On ne méprise rien fans péril à la guerre. Il eft bon d'ufer de précautions non feulement contre un ennemi foible & fans mérite; mais même après plufieurs victoires remportées fur lui, à plus forte raifon dans le commencement d'une guerre, lorsqu'on n'a rien éprouvé qui puiffe favorifer & appuier notre opinion.

Annibal connoiffoit le courage des Romains, il l'avoit éprouvé à Agrigente. Il avoit une haute idée du courage, de la confiance & de l'expérience de fes troupes, foit; mais cela fuffit-il pour le fuccès des grandes entreprifes, s'ilnégligeoit d'ailleurs le feul & unique avantage fans lequel tous les autres étoient inutiles? N'eft-ce pas la faute du monde la plus étrange, d'avoir combattu avec la plus petite partie de fes forces lorfqu'il lui reftoit encore affez de tems pour les mettre toutes en bataille? Lorfqu'il s'agit de tout il faut combattre avec le tout: cette faute rendoit les Romains fupérieurs de la moitié, & les mettoit en état de le doubler & de l'enveloper à fes aîles, & de le terraffer avant que le refte de fes forces eût pû joindre; c'eft ce qu'ils ne manquerent pas de faire.

Que fait-on fi le même mépris de l'ennemi qui échauffoit fi fort les Carthaginois & leur Général, ne fut pas la principale caufe de la victoire des Romains? Rien n'eft plus capable de remuer la haine & l'averfion que l'on a pour fes ennemis, & d'animer les courages les plus affoupis, que le mépris que l'on en fait. On peut juger de l'effet que cela dût faire fur des hommes auffi fiers & aufii courageux qu'étoient les Romains. Se trouvant fupérieurs par le nombre de leurs vaiffeaux, comme dans le refte, ils se font voir toujours de prouë, abordent l'ennemi & font tomber les corbeaux fur les galéres Carthaginoifes, qui tâchent inutilement de les efquiver. Annibal furpris de cette nouvelle façon de combattre, & de l'effet de ces machines, eût pû refufer l'abordage: cela lui étoit d'autant plus aifé, que fes galéres étoient légéres, & que celles des Romains étoient lourdes & pefantes. En fe gouvernant de la forte il donnoit le tems au

refte

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