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les endroits par où les colonnes auront pénétré, les rendre plus pratiquables, & donner paffage à la cavalerie 8. qui les foutient. Car il fuffit qu'une feule colonne ait percé dans le camp, pour être maîtreffe du terrain & du parapet à droit & à gauche, où l'ennemi ne fauroit tenir, aiant tout le feu de cette colonne à fes flancs; ce qui facilite le paffage des autres. Ces colonnes agiffent avec d'autant plus d'impétuofité & de violence, que cette violence leur eft toute naturelle, outre qu'elles font foutenuës de la cavalerie; & cet appui réciproque des deux armes reléve le courage & l'efpérance de toutes les deux : car pendant que l'une ouvre les bataillons qui ofent lui résister, fuppofé qu'on puiffe le croire poffible, la cavalerie les diffipe, épaulée des compagnies de grenadiers qui combattent avec elle.

Si le Général d'Albemarle avoit été plus habile qu'il ne le parut dans cette action célébre, qui changea toute la face des affaires de l'Europe; ou que les troupes des Alliés euffent fait voir dans cette affaire que la caufe de nos infortunes précédentes, venoit bien moins de nos fautes que de la grandeur de leur courage & de l'habileté de leurs chefs: fi, dis-je, ces troupes euffent marqué un peu plus de vigueur, & Milord un peu plus de conduite dans fa défenfe, le Prince Eugéne, qui accouroit à fon fecours avec une incroiable diligence, arrivoit à tems, & je ne fai ce qui en feroit arrivé; mais il étoit moralement impoffible, quand même ceux de Denain auroient été en plus grand nombre, qu'ils fiffent ferme contre des corps difpofés felon ma méthode: au lieu qu'en obfervant celle qui nous eft ordinaire, & en combattant par tout fur un front égal, l'égalité fe trouve par tout, & la fortune en décide; car ce qui remporte la victoire, fuppofant une égale valeur dans les troupes, eft l'excellence de l'ordre dans le combat fur celui de l'ennemi, dans ces cas l'habileté fupplée toujours au nombre, & ce nombre ne fait rien contre une intelligence plus grande.

Ne pouvons-nous pas comparer Denain à Erbeffe? Ces deux entreprifes n'ont elles pas un très-grand rapport enfemble? Hannon coupe les vivres aux Romains par la furprife d'Erbeffe, & le Maréchal de Villars aux Alliés contre la France par l'enlévement du pofte de Denain. Que font ceux-ci, après une infortune fi trifte & fi terraffante? Rien moins que ce qu'ils étoient en pouvoir de faire, & ce que les intelligens dans le mêtier s'attendoient qu'ils feroient; car leur falut, comme leur gloire, & la confervation de leurs conquêtes, naiffoient de l'extrémité où ils fe trouvoient. Combien d'expédiens ne s'offroient-ils pas pour rétorquer, contre l'antagoniste habile, le camouflet reçu de fi près, fi j'ofe emploier ce terme, pour fe remettre dans leurs premiers avantages, & rendre inutile la plus belle & la plus fine manoeuvre qui fe foit vûe depuis longtems?

La levée de leur fiége & leur retraite ne font-elles pas des preuves démonftratives que la tête leur avoit tourné, ou que le Prince Eugéne ne fut pas le maître dans une conjoncture fi favorable à faire paroître fon habileté, & la force de fon courage & de fon génie dans les affaires les plus embaraffantes & les plus hériffées d'obftacles en apparence infurmontables? Quelques jours de jeûne, de difette & de patiencefaifoient renaître la clarté parmi ces ténébres & leur chemin de Paris fi-tôt éclipsé: tant il eft vrai, pouvoit-on dire dans les deux armées, comme on le difoit dans celle des Vandales contre Belifaire, qu'il n'y a nul bien fi grand que l'homme ne puiffe ef pérer, nifi affuré qu'il ne puiffe perdre. Et cela arrive toujours lorfqu'on penfe plus à la victoire qu'aux précautions. Quelles pouvoient donc être ces reffources & ces expédiens? Etoit-ce l'abandon de leur fiége, & de tirer enfuite droit à Arras? C'étoit l'opinion de bien des gens, mais qui n'en eft pas mieux fondée. Ce parti, felon moi, valoit moins que rien, comme il me feroit aifé de le faire voir.

Que falloit-il donc qu'ils fiffent? Suppofons, ce qui ne fe trouva pas, un peu de

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présence d'efprit, d'habileté & d'expérience dans le Comte d'Albemarle. Il avoit, quoiqu'il en dife, des forces fuffifantes pour empêcher le paffage de l'Efcaut, & donner le tems aux troupes les plus voifines d'accourir au fecours. La chofe étoit d'autant plus aifée, que la garnifon de Valenciennes fit un contre-tems, & que nous ne fimes pas de notre côté affez de diligence. Car, pour le dire en paffant, on ne voit guéres d'entreprifes importantes qu'on puiffe dire pures & nettes de tout défaut. On fe vit enveloppé de mille difficultés & de mille obftacles aufquels on ne s'attendoit pas, pour n'avoir pas fait attention que dans les affaires d'une certaine nature, & où il s'agit du paffage d'une riviére, on ne doit pas feulement renforcer & doubler l'attelage des haquets à pontons, mais encore les faire marcher à la tête de tout. On les attendit trois heures, & il étoit trois heures de jour lorfqu'ils arrivérent.

Si le Comte d'Albemarle fe fût précautionné fur l'Efcaut, qu'il fût forti à la tête de fa cavalerie, & d'une partie de fon infanterie, & qu'il fe fût porté sur cette riviére; car il en avoit tout le tems, l'entreprise n'échouoit-elle pas? Nos gens aiant jetté leur pont, notre Cavalerie défila deffus; à peine fut-on arrivé au-delà, qu'on rencontra un marais qu'il fallut paffer avec des difficultés infinies, d'où l'on fe forma dans la plaine. C'eft une chofe furprenante que l'ennemi eût négligé d'empêcher le paffage de l'Efcaut, fi aifé à défendre. Tout cela fait voir le bonheur attaché à l'étoile du Maréchal de Villars. Un autre moins heureux auroit échoué par le tems qu'on perdit à attendre les pontons. Cet autre moins heureux que ce Maréchal, ne nous fera pas difficile à trouver dans l'Histoire & nous ne remonterons pas même fort haut dans les efpaces des fiécles, nous le touchons presque.

Les Efpagnols aiant affiégé Saint Quentin, le Connêtable marcha au fecours de cette place à la tête d'un grand corps de troupes, dans l'intention d'y faire entrer quelque monde pour renforcer la garnifon, par le moien de dix à douze bateaux qu'il prétendoit jetter fur la riviére; mais bien loin de les faire marcher à la tête de fa petite armée, il les mit à la queuë; ce fut la caufe de fa perte: car ils furent fi longtems à arriver, que l'ennemi eut le tems non feulement de rompre toutes fes mesures à l'égard du fecours, mais de paffer encore une chauffée à travers les marais, de le charger dans fa retraite, & de le battre totalement.

Pour revenir à notre fujet, d'où l'on ne s'égare jamais lorfqu'il s'agit de l'inftruction, j'ai appris par des gens dignes de foi, & d'un Général des Alliés de grande réputation, qu'il y avoit dans leur armée tout au moins pour dix ou douze jours de fubfiftance. Cela ne fuffifoit-il pas? Mons, Bruxelles leur euffent affez fourni de vivres pour attendre de plus grands fecours des places de l'Efcaut. Pendant ce tems-là ils pouvoient preffer leur fiége de Landrecy. Les munitions de guerre pouvoient-elles leur manquer pour cette entreprife? Le Quefnoy n'en étoit-il pas tout rempli? Ce que les François en ont trouvé eft connu de tout le monde. En ménageant un peu moins leurs troupes & l'artillerie, Landrecy tomboit en fort peu de jours, & pendant ce tems-là leur armée d'obfervation fe portoit fur l'Efcaut, pour s'approcher de leurs vivres à leur droite. Le Maréchal de Villars auroit-il paffé cette riviére pour les combattre? Et quand elle n'eût pas été un obftacle, la fituation du païs ne le permettoit pas. Il étoit tellement coupé de ravines, de hauteurs, de ruiffeaux, enfin tellement bizarre & parfemé de chicanes, qu'il eût été fort dangereux de s'y engager. Je laiffe à penfer fi la cavalerie eût été là d'un fort grand ufage. Qui empêchoit les Alliés de détacher la plus grande partie de la leur, tous leurs huffars & leurs grenadiers, & d'entrer en France? Toutes nos forces n'étoient-elles pas dans l'armée du Maréchal? Si ce grand corps eût tourné du côté de Paris, qu'elles troupes avions-nous pour lui faire tête? N'eût-on pas envoié courriers fur courriers au Maréchal pour lui faire

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tout

tout abandonner, & n'eût-il pas été obligé de courir au plus preffé? Les Alliés ne voioient-ils pas que cette démarche hardie les menoit là? Ne falloit-il pas néceffairement que le Maréchal abandonnât tous les avantages que la belle action de Denain lui fourniffoit? J'aurois parié mille contre un que cela arriveroit, je l'avois même mandé à la cour; l'événement s'en mocqua; mais l'événement ne prouve pas que j'aie mal raifonné; il prouve prouve feulement que les Généraux Alliés ont mal raifonné dans le parti qu'ils prirent, & les Romains très-bien penfé dans celui qu'ils embrafférent après la furprise d'Erbeffe, avec des reffources infiniment moindres que celles de nos ennemis. §. III.

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Problême militaire. Après l'affaire de Denain les François poufférent-ils
leurs avantages auffi loin qu'ils pouvoient aller ?

Es François épuiférent-ils toutes les reffources qu'ils avoient pour faire repentir leurs ennemis de l'audacieux projet qu'ils avoient formé de pénétrer jufqu'à la capitale? Ne négligérent-ils aucun des avantages d'une action qui leur fait tant d'honneur? Peut-on leur reprocher qu'ils firent le moins lorfqu'ils pouvoient le plus? Je ne déciderai pas fur un point de cette nature: les fuites de Denain font fi avantageufes, fi brillantes & fi profondes, qu'il femble qu'on n'y puiffe rien ajouter. Cependant comme les fautes des grands hommes, quelques légères qu'elles puiffent être, peuvent nous être utiles, je croi qu'on nous pardonnera la liberté de les obferver, & de dire ce que nous en penfons. Dieu eft infaillible; mais les hommes ne le font pas, & les plus grands laiffent toujours quelque queuë de glofe, quelque marque de l'imperfection humaine dans leur conduite. La providence le veut ainfi, pour leur faire fentir qu'ils font hommes comme nous, quoiqu'au deffus de nous par leurs belles qualités. Après ce petit choc de morale, voions s'ils poufférent auffi loin leurs avantages qu'ils auroient pû, ou fi nous ne nous trompons pas nous-mêmes dans ce que nous en penfons.

Déja je veux prouver par les régles de la guerre, comme par celles de la prudence, qui eft une de ces vertus qui entre dans toutes les autres, que le fait de Denain étoit infaillible, l'Efcaut une fois paffé; fuppofant que l'on eût trouvé ce pofte hors de toute infulte, tout hériffé d'obstacles, & que l'on eût enfin jugé à propos de ne pas l'attaquer, on n'avoit qu'à le masquer de toute l'armée par une ligne tirée de l'Escaut àl'Escaut, c'eft-à-dire de l'inondation de Valenciennes à celle de Bouchain; cet efpace étoit trèspetit. Les ennemis auroient-ils bien eu la hardieffe de déboucher en notre préfence? C'eût été folie: pendant ce tems-là nous nous rendions également les maîtres de Marchiennes, & de tous les poftes où ils avoient établi leurs magafins. On peut voir par là que quand on n'auroit pas attaqué ce pofte on n'eût pas moins fait ce que l'on fit, foit que les ennemis s'y maintinffent, ou qu'ils ne s'y maintinffent pas; on les réduifoit également à l'abfurde. Rien ne prouve davantage le bon fens & la prudence du Prince Eugéne, & peu de jugement de ceux qui ne furent pas de fon avis, qui étoit de faire tranfporter inceffamment au Quefnoi ces prodigieux préparatifs de guerre. Denain fut pourtant pris, dans quelle heureufe fituation ne fe trouva-t-on pas? Il ne s'eft jamais vû, on n'a jamais oui parler d'une chofe femblable. L'ennemi environné de riviéres impraticables, les Alliés réduits à ne favoir où fe tourner par la perte de leurs magafins; qui empêchoit de faire de plus grandes chofes, & d'entreprendre fur toutes les conquêtes de fes ennemis? Il n'y avoit prefque qu'à fe préfenter. Qui peut tenter plufieurs chofes à la fois, doit n'en négliger aucune, courir à toutes, & mettre en œuvre l'efcalade, le petard & tout ce que nous devons & pouvons imaginer lorfque la fortune nous rit.

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