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1752. Août.

Retour à l'ifle du Sénégal.

c'eft-à-dire, féchées à la fumée, comme ils faifoient encore eux-mêmes il n'y a pas longues années, lorfque les mangliers de cette riviere leur en fourniffoient, comme font aujourd'hui ceux du fleuve Gambie. Les françois qui ont examiné ces bancs, & qui ont entendu raifonner les nègres fur leur formation, font auffi de ce dernier sentiment. Mais quand on leur accorderoit ces deux points, ils feront toujours embarraffés d'expliquer comment ces coquilles ont pu s'arranger auffi régulierement qu'on les trouve, & fans aucun mêlange. D'ailleurs la quantité d'huîtres qu'on peut boucaner & écailler en un jour eft fi petite en comparaifon de l'amas immenfe des coquilles en question, & supposeroit pour la formation de ce banc un fi grand nombre de fiécles, que la chofe perd par la fupputation toute vraisemblance. Sans avoir recours à des preuves auffi douteufes, pour expliquer comment se font formés ces amas & quelques autres femblables, il fuffit de confidérer ce qui fe paffe dans le fleuve de Gambie, où les huîtres qui y multiplient confidérablement fur les racines des mangliers, ont formées par leurs dépôts, dans plufieurs endroits de fon lit, des bancs de coquilles fort élevés : & l'on fera bien fondé à croire que cès endroits ont été autrefois des lits de rivieres où les huîtres vivoient auffi fur les mangliers; que ces lits ont changé fucceffivement de place, & que la mer en baiffant a laiffé ces bancs à découverts & assez de niveau à huit ou dix pieds au-deffus de fa furface.

Le 23 je retournai à l'ifle du Sénégal dans ma pirogue. Quoiqu'elle fût volage, & peu ferme fur fon affiette, j'aimai mieux m'en fervir que d'attendre la

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fée.

Août.

commodité du bateau qui m'avoit amené. Mes nègres 1752. nagerent à l'envi l'un de l'autre, & me firent paffer en moins de deux heures les deux lieues & demi qu'il y a de la Chaux à l'ifle du Sénégal. Malgré les groffes vagues & un grain de vent que nous eûmes à la bande de l'eft en fortant du marigot, nous ne reçûmes aucun coup de lame, & nous ne prîmes pas une feule goute d'eau, parce que nous étions à l'abri fous les mangliers. Le vent s'étoit calmé tout-à-fait, & il n'y avoit plus que quelques vagues encore affez groffes, lorsqu'une pirogue fe mit à l'eau pour traverser le fleuve. Elle étoit petite, & portoit trois hommes, dont deux pagayoient dans cet exercice ils faifoient une espece de musique avec un refrain que j'entendois d'assez loin, & qui n'étoit pas défagréable. Le nègre qui gouver- Pirogue vernoit avec fa pagaye pour éviter les lames, fe trouva apparemment en défaut; ou bien celui qui étoit occupé vers le milieu à vuider l'eau qui entroit dedans, pencha trop d'un côté & fit perdre fon équilibre à la pirogue; elle verfa & eux avec elle. Quoiqu'ils fuffent fort habiles, ils eurent toutes les peines du monde à la remettre fur l'eau ; à la fin cependant à force de la pouffer & de fe la renvoyer les uns aux autres par les extrémités, en reftant toujours à la nage, ils la vuiderent & remonterent dedans les uns après les autres. Dans toute autre circonftance on fe feroit diverti à voir leurs manœuvres, la force & l'adreffe qu'ils mirent en usage pour se tirer de ce danger, & l'on peut dire qu'ils réuffirent parfaitement bien. Cet accident n'eft pas rare; mais comme ils font tous excellens nageurs, il eft inoui qu'ils y périffent.

1752. Août.

Serpent géant.

Vers le milieu du mois fuivant on me fit préfent d'un jeune serpent de l'efpece du ferpent géant. Ce présent me fit plaisir, parce que c'étoit le premier de cette efpece que j'euffe vû : j'en conferve encore aujourd'hui la dépouille en entier dans mon cabinet. Il venoit d'être pris dans le marigot même de l'isle du Sénégal, & il étoit très-vivant. Il avoit trois pieds & un peu plus de longueur. Le fond de fa couleur étoit un jaune livide, coupé par une large bande noirâtre qui regnoit tout le long du dos, & fur laquelle étoient femées quelques taches jaunâtres affez irrégulieres. Un luftre répandu fur tout fon corps, le faifoit briller comme s'il eût été vernissé. Sa tête n'étoit ni platte ni triangulaire, comme celle de la vipere, mais arrondie & un peu allongée. Ce ferpent tout petit qu'il étoit, fuffifoit pour me le faire diftinguer de toutes les autres especes; mais ce n'étoit qu'une foible image des gros dont jamais je ne me ferois formé une idée jufte, fi · peu de tems après on ne m'en eût apporté en différen tes fois deux médiocres, dont le plus grand avoit vingt-deux pieds & quelques pouces de long fur huit pouces de large. Un cendré noir lavé de quelques lignes jaunes peu apparentes, étoit la couleur dominante de sa peau, qui étant étendue avoit vingt-cinq à vingt-fix pouces de largeur : elle me fut laiffée toute entiere avec un tronçon de chair, dont le refte devoit faire le repas du chaffeur & de tout fon village pendant plufieurs jours. La tête qui y tenoit encore, éga loit en grandeur celle d'un crocodile de cinq à fix pieds: fes dents étoient longues de plus d'un demipouce, fortes & aigues; & l'ouverture de fa gueule

auroit

1752.

auroit été plus que fuffifante pour avaler en entier un lievre & même un chien affez gros, fans avoir befoin Septembre. de le mâcher.

grands,

La vûe de ces deux ferpens, qui de l'aveu de mes Taille desplus nègres & de tous ceux qui en avoient beaucoup vû, n'étoient que des médiocres, ne me permirent plus de douter de la vérité de ce que j'en avois entendu dire mille fois dans le pays, & que j'avois mis au nombre des fables. Les nègres mêmes auxquels j'étois redevable de ceux-ci, m'affurerent que je n'avois rien vû de fingulier en ce genre, & qu'il n'étoit pas rare d'en trouver, à quelques lieues dans l'eft de l'ifle du Sénégal, dont la grandeur égaloit celle d'un mât ordinaire de bateau. Des gens du Biffao difent en avoir vû dans leur pays qui auroient furpaffé de beaucoup ces pieces de bois. Il ne fut difficile de juger par pas la comparaison de leurs récits avec les ferpens que j'avois fous les yeux, que la taille des plus grands de cette efpece appréciée à sa jufte valeur, devoit être de quarante à cinquante pieds pour la longueur, & d'un pied à un pied & demi pour la largeur.

pas

La maniere dont cet animal fait la chaffe n'est moins finguliere que fon énorme groffeur. Il fe tient dans les lieux humides & proche des eaux. Sa queue eft repliée fur elle-même en deux ou trois tours de cercle, qui renferment un espace rond de cinq à fix pieds de diametre, au-dessus duquel s'éleve fa tête avec une partie de fon corps. Dans cette attitude & comme immobile, il porte fes regards tout autour de lui, & quand il apperçoit un animal à sa portée, il s'élance fur lui par le moyen des circonvolutions de fa queue

Maniere dont

ils chaffent,

1752. qui font l'effet d'un puiffant reffort. Si l'animal qu'il a Septembre. atteint à belles dents eft trop gros pour pouvoir être

Leur utilité.

avalé en fon entier, comme feroit un boeuf, une gazelle ou le grand belier d'Afrique, après lui avoir donné quelques coups de fes dents meurtrieres, il l'écrafe & lui brife les os, foit en le ferrant de quelques noeuds, foit en le preffant fimplement du poids de tout fon corps qu'il fait gliffer pefamment deffus: il le retourne enfuite dans fa gueule pour le couvrir d'une bave écumeufe, qui lui facilite le moyen de l'avaler fans le mâcher. Il a cela de commun avec bien d'autres ferpens & des lézards qui ne mâchent jamais ce qu'ils mangent, mais l'avalent en entier.

A

Ce monftre tout terrible qu'il est par fa grandeur & fa force, ne fait pas tant de ravages que l'on pourroit l'imaginer. Sa groffeur qui le décele facilement partout où il eft, fait la fûreté des animaux moins forts que lui. Son corps roulé en spirale fur lui-même, paroît de fort loin comme la mardelle d'un puits; &. c'est un indice fuffifant aux voyageurs & aux beftiaux, mêmes pour détourner leur route. On n'entend pas dire qu'il attaque les hommes, du moins les exemples de ceux qui fe font laiffés prendre font affez rares. D'ailleurs la chaffe aux grands animaux, tels que le cheval, le bœuf, le cerf, & autres quadrupedes femblables qui trouvent leur falut dans leurs jambes, ne le flatte pas beaucoup, foit parce qu'elle lui donne trop de peine, qu'elle n'eft pas fi affurée, ou qu'elle n'est pas tout-à-fait de fon goût. Il mange plus volontiers d'autres ferpens plus petits que lui, des lézards, des crapauds fur-tout & des fauterelles, qui ne fem

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