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Mai.

fans parler des épines qui leur entroient dans les pieds; 1749. car la plupart ne font pas ufage des fandales. N'est-il pas étonnant que depuis plus de trente ans que

les ha

bitans de cette ifle ont commerce avec ceux de l'ifle du Sénégal, ils ne se foient pas donné la peine de s'ouvrir un chemin praticable? Y a-t-il rien qui prouve mieux la paresse & la négligence des nègres? Leur grand chemin, la grande route de cette ifle, eft un fentier, qui même ne mérite pas ce nom, puisque souvent on eft obligé de fe mettre ventre à terre pour y paffer. Malgré ces difficultés je me tirai d'embarras.

de ce pays

un peu

n'est

que

Mes nègres m'apprirent qu'il y avoit du gibier dans cet endroit. J'avois mon fufil; ils portoient aussi chacun le leur. J'y chaffai quelques heures, fans me rebuter des courbettes qu'il falloit faire à chaque inftant fous les épines. Des perdrix & quelques lievres que je tuai, me dédommagerent de mes fatigues. Le lievre Lievres pas tout-à-fait celui de France: il eft moins gros, & tient pour la couleur du lievre & du lapin. Il femble fa chair blanche le rapproche davantage du lapin; mais il ne terre point. Sa chair est d'une délicateffe & d'un goût exquis. On ne peut pas dire la même chofe de celle de la perdrix : elle est d'une dureté qui la fait méprifer. Je ne sçai même si on ne doit pas lui donner plutôt le nom de gelinote, car elle en a la groffeur & à peu près les couleurs. Deux forts ergots qu'elle porte derriere les pieds, la distinguent fuffifamment des autres efpeces de ce genre.

Perdrix

Content de ma chaffe, je pourfuivis jufqu'au village Village de

Sor.

1749. Mai.

gots.

de Sor qui donne fon nom à cette ifle. Pour y arriver, il me fallut paffer deux marigots : ce font des rivieres, dont tout le pays eft tellement coupé, qu'on ne peut faire deux pas fans trouver fon chemin barré. J'avois Paffage de un expédient lorfqu'elles n'étoient pas trop profondeux mari- des ; c'étoit de me faire porter par mes nègres. Je m'en servis en cette occasion : l'un d'eux me prêta ses épaules, & comme fes habits ne l'embarraffoient pas, il fut bientôt dans l'eau jufqu'à la poitrine, & me paffa dans un instant, & comme en courant, le premier marigot qui avoit plus de largeur que la Seine au Pont-Royal. Voilà quelle fut ma monture (qu'on me paffe ce terme ne):

ceffive des fa

bles

: c'est la plus fûre pour ces fortes de trajets, parce que ces gens-là font accoutumés à cheminer dans ces plaines d'eau, comme dans celles de terre, & qu'ils en connoiffent toutes les routes: auffi je n'en avois point d'autre lorfqu'il s'agiffoit de traverser une riviere ou un étang de moyenne profondeur ; je ne le répeterai plus.

Mes pieds, malgré mon attention, avoient trempé dans l'eau ; mais ils ne furent pas long-tems à se sécher. Chaleur ex- J'avois à marcher fur des fables qu'on auroit tort d'appeller autrement que des fables brûlans, puisqu'on y éprouvoit dans les tems les plus ordinaires, une chaleur de 60 degrés & même davantage, comme je l'ai reconnu depuis, par des obfervations que j'ai fuivies fcrupuleufement au thermometre de M. de Reaumur.

On
peut faire l'effai de fe procurer une pareille chaleur
aux pieds, dans un tems où celle de l'air libre fera de
22 degrés à l'ombre, comme il étoit alors fur l'ifle
du Sénégal le ro mai, dans un jour des plus froids de

I749.
Mai.

te chaleur.

l'hiver du pays: on jugera facilement quelle doit être la fenfibilité d'un Européen tranfporté d'un climat tempéré, au climat le plus chaud de l'Univers. Mes Effets de cetfouliers s'y racorniffoient, fe coupoient, puis tomboient en poudre : les pieds même de mes nègres crevaffoient; & la feule réflexion de la chaleur du fable me faifoit lever toute la peau du visage, & m'y caufoit une cuiffon qui duroit quelquefois cinq ou fix jours. Tels étoient les effets les plus ordinaires de la grande chaleur que j'avois à éprouver quand je me promenois dans les terres du Sénégal : effets qui augmentoient à proportion que la chaleur au lieu de 22 degrés, montoit au 34° à l'ombre, c'est-à-dire, dans l'air le plus froid. A ces incommodités, il faut joindre Incommodicelle du sable mouvant, qui, outre qu'il fatigue beau- tés des fables. coup parce qu'on y enfonce jufqu'à la cheville du pied, remplit les fouliers d'un poids tout-à-fait gênant. Ce fut alors que je reconnus l'utilité de cette peau épaiffe de plus d'un travers de doigt, que la nature a placée fous les pieds des nègres, qui, en leur fervant de défense contre la dureté des corps étrangers, les dispense de l'usage des fouliers. Je m'accoutumois cependant peu à peu à ces genres de fatigues; car il n'eft rien dont on ne vienne à bout avec de la bonne volonté, & ce point ne me manquoit pas.

l'Auteur chez

de Sor.

Après les alternatives d'un paffage au travers des Réception de bois d'épines, des rivieres, & des fables ardens, j'ar- leGouverneur rivai, chassant & herborifant, au village de Sor. J'y trouvai le Gouverneur que les nègres connoiffent fous le nom de Borom-dek, c'eft-à-dire, Maître du village. C'étoit un vénérable vieillard d'environ cin

1749.

Mai.

quante ans, qui avoit la barbe blanche & les cheveux gris. Quand je dis un vieillard de cinquante ans, c'est qu'il eft de fait que les nègres du Sénégal font réellement vieux dès l'âge de quarante-cinq ans & fouvent plutôt : & je me fouviens d'avoir entendu dire plufieurs fois, à des françois anciens habitans du Sénégal, qu'ils avoient remarqué que la vie des nègres de ce pays ne paffoit guères foixante ans; remarque qui s'accorde parfaitement avec les obfervations dont j'ai tâché de m'assurer pendant mon féjour au Sénégal. Mais pour revenir au maître du village de Sor, c'étoit un grand homme, de bonne mine, qui portoit fur fa phyfionomie un caractere de douceur & de grande bonté: il s'appelloit Baba-fec. Il étoit affis fur le fable à l'ombre d'un jujubier (1) planté devant sa case, où Salut des nè- il fumoit. & converfoit avec quelques amis. Auffi-tôt qu'il m'apperçut, il se leva, me préfenta trois fois la main, puis la porta tantôt à fon front, tantôt à la poitrine, me demandant à chaque fois en fa langue, comment je me portois. J'en fis autant de mon côté en même tems, parce que je compris bien que c'étoit la façon de faluer ufitée dans le pays. Il ne m'ôta point fon bonnet, car il n'en portoit pas; pour moi je fuivis la coutume des françois, qui est de ne fe pas découvrir devant les gens de fa couleur. Il me fit apporter enfuite une natte fur laquelle je m'affis; & if fe mit fur un des coins, fans qu'il me fût poffible de le faire Leur respect approcher du milieu. C'est une marque de respect qu'ils portent aux françois, qu'ils regardent comme des

gres.

pour les franfois.

(1) Jujuba aculeata, nervofis foliis infrà fericeis flavis. Burm. Thez. Zeyl. p. 131. tab. 61.

grand - gents, c'est-à-dire, comme des feigneurs 1749. bien au-deffus d'eux. En effet, ils n'ont pas tout-à-fait

tort;

& il faut, autant que l'on peut, les entretenir dans cette efpece de foumiffion : auffi ne le pressai-je pas beaucoup. Deux de fes femmes, car la polygamie eft établie dans ce pays, vinrent un moment après avec fes enfans, me faire compliment, & m'apporterent quelques jattes pleines de lait, des œufs & des poules. Je bus un peu de lait & les remerciai du refte.

Mai.

cafes de Sor.

Leur dîner ne devoit pas tarder, & Baba-fec comp- Maifons ou toit fur moi. En attendant la curiofité me porta à vifiter le village. Les cafes n'y étoient ni fi grandes ni fi belles que celles que j'avois vues dans l'ifle du Sénégal. La couverture defcendoit dans quelques-unes prefque jufqu'à terre, & étoit relevée sur le devant de la porte de quelques piquets, pour y former une efpece d'auvent où l'on étoit à couvert des rayons du foleil. Dans d'autres, les murailles étoient enduites d'un torchis de terre graffe, pétrie avec de la boufe de vache, qui exhaloit une assez mauvaise odeur. Dans celles-ci on avoit pratiqué deux ouvertures oppofées, dont chacune n'étoit qu'un œil de bœuf d'un pied & demi de diametre, percé dans le mur à la hauteur de deux pieds. J'avois trouvé les portes quarrées de l'ifle du Sénégal fort gênantes, je trouvai celles-ci bien autrement ridicules, quand il fallut faire toucher mes genoux au menton pour y entrer. L'intérieur de ces cafes reffembloit en tout à celles que j'avois vues au Sénégal. Les rues étoient auffi peu régulieres que les cafes, & fort étroites. Malgré le peu de fymmétrie

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