Imágenes de páginas
PDF
EPUB

1749. Octobre.

digieux de

un quadrupède fingulier, un oifeau paré des plus vives couleurs : tout ce qui fe préfentoit étoit un objet

nouveau.

Nombre pro- Un peu au-dessus de l'escale aux Maringoins, je crocodiles. commençai à voir des crocodiles: quand je dis que je commençai à en voir, j'entends par centaines; car vers l'ifle du Sénégal on en trouve bien quelques-uns. Mais il femble que cet endroit foit leur rendez-vous, & même des plus gros : j'y en ai vû qui avoient depuis quinze jufqu'à dix-huit pieds de longueur, & j'ignore qu'il en exifte de plus grands. Il y en avoit plus de deux cens qui paroiffoient en même tems au-dessus de l'eau, lorfque le bateau paffa dans ces quartiers. Ils eurent peur & plongerent auffi-tôt ; mais ils reparurent bientôt après pour reprendre haleine; car ces animaux ne peuvent demeurer que quelques minutes fous l'eau fans refpirer. Lorfqu'ils furnagent, il n'y a que la partie fupérieure de leur tête & une petite partie du dos qui s'éleve au-deffus de l'eau : ils ne reffemblent alors à rien moins qu'à des animaux vivans: on les prendroit pour des troncs d'arbres flottans. Dans cette attitude qui leur laiffe l'ufage des yeux, ils voient tout ce qui fe paffe fur l'un & l'autre bord du fleuve, & dès qu'ils apperçoivent quelque animal qui vient pour y boire, ils plongent, vont promptement à lui en nageant entre deux eaux, l'attrapent par les jambes, & l'entraînent en pleine eau pour le dévorer après l'avoir noyé.

30.

Promenade

On n'avoit pas encore fait vingt-cinq lieues le 30 près de Gan- octobre. Je vis le matin une fort belle plaine fur la gauche du Niger, vis-à-vis le village de Gandor ; j'y

dor,

defcendis, mais j'eus bientôt lieu de m'en repentir. Après avoir marché pendant une heure, je trouvai mon chemin barré par le marigot d'Ouafoul, qui étoit alors confidérable. Le fleuve fait un coude un peu audeffus de cet endroit. Le bâtiment trouvant là le vent favorable, avoit gagné plus d'une lieue d'avance fur moi, & on ne pensoit guères à m'attendre, ignorant l'embarras où j'étois. Il falloit cependant le rejoindre. Je n'avois pris qu'un nègre Banbara qui s'étoit offert pour m'accompagner; car on ne fçauroit croire quelles peines j'avois de me faire fuivre par ceux qui avoient une fois courus avec moi : ils connoiffoient trop bien les dangers auxquels je m'expofois, & ils ne trouvoient pas affez de plaifir à partager les fatigues de mes promenades.

O&obre.

groileur ex

Je fis avec mon Banbara une grande demi-lieue dans un marais formé par l'épanchement des eaux du marigot fur ces terres baffes, dont je ne me tirois qu'avec peine, ayant de l'eau jusqu'aux genoux, & rencontrant à chaque pas des ferpens de la grande Serpens d'une taille, fur-tout de ceux qui ont le corps extraordinai- tréme. rement gros eu égard à sa longueur. Je les évitois d'auffi loin que je les appercevois; mais mon nègre me rassura en me disant qu'ils n'étoient pas malfaisans. J'en tirai un, à bout portant, qui avoit près d'un pied de diametre fur huit & demi de longueur. Il le chargea fur fes épaules comptant en faire bonne chere avec fes camarades.

rêté par un

Lorfque j'eus avancé encore quelques pas vers le lit L'Auteur ar du marigot, j'entrai quoiqu'habillé dans l'eau jufqu'à marigot. la ceinture. Je n'eus garde d'aller plus loin : j'aurois

1749. Octobre.

Il le paffe fur

les épaules de

fon nègre, au

rifque de fa vie.

trouvé quelque trou qui m'auroit fort embarrassé. J'en-
voyai mon nègre fonder le terrein, & pendant ce
tems-là je montai fur un arbre, pour m'éloigner des
ferpens & de l'eau qui commençoit à me fatiguer.
Après avoir fondé trois endroits différens, il jugea
qu'il pourroit me paffer dans celui où l'eau ne lui ve-
noit que jufqu'aux narines en s'élevant fur la pointe
des pieds. Il étoit grand, & avoit fix pieds & quel-
ques lignes de hauteur. Je montai sur ses épaules por-
tant mon fufil, quelques oifeaux, & un paquet de
plantes. Il fut bientôt dans l'eau jusqu'au col, & ce
ne fut pas fans peur de ma part que je me fentis plon-
infenfiblement jufqu'à la ceinture : je m'abandon-
ger
nai alors à fa fage conduite, ou plutôt à ma bonne
fortune, & je le laiffai aller comme il voulut : il paffa
avec une constance étonnante, & fans perdre tête, le
milieu du marigot, en avalant trois fois de fuite de
l'eau qui le priva pendant quelque tems de la refpira-
tion. Echappé à ce pas dangereux, je vis flotter une
plante d'une grande beauté: c'étoit un cadelari (1) à
feuilles foyeufes & argentées. J'oubliai tout en ce mo-
ment, & quoique mon Banbara eût encore de l'eau
jufqu'au menton, je me risquai à arracher cette belle
plante. Je fortis ainfi fort heureusement du marigot
d'Ouafoul, qui avoit alors près de 120 toises de lar-
geur, c'eft-à-dire, environ deux fois celle de la Seine
au Pont-royal, & je rejoignis mon bateau avant midi,

Le foir même, dans l'incertitude où j'étois fi je trouverois la route praticable fur le bord du fleuve qui m'avoit tant exposé toute la matinée, je defcendis fur le (1) Cadelari. Hort. Mal. part. 10. pag. 155. tab. 73.

bord

{

1749. Octobre.

Forêts de ro

cables.

bord oppofé, où je ne fus guères plus heureux. Je rencontrois de tems en tems des forêts de rofeaux de dix à douze pieds de hauteur, qui mettoient ma pa- feaux impratitience à l'épreuve, quand il les falloit traverfer. Il n'y avoit aucun fentier, & fouvent ils étoient fi épais qu'ils se touchoient du haut & du bas, de maniere à me priver entierement de la vûe du ciel & de la terre.

mes ou che

Les jours fuivans se pafferent plus agréablement: Hippopotaon arriva dans le quartier où les hippopotames, autre- vaux marins, ment appellés chevaux marins, font fort communs. Cet animal, le plus grand des amphibies, ne fe trouve que dans l'eau douce des rivieres de l'Afrique; & une chose digne de remarque, c'est que l'on n'en a encore obfervé que dans cette partie du monde, à laquelle il semble être particulierement attaché. On lui donne communément la figure d'un boeuf : c'est à la vérité l'animal auquel il ressemble davantage; mais il a les jambes plus courtes, & la tête d'une groffeur démefurée. Quant à la grandeur, le cheval marin peut prendre le pas après l'éléphant & le rhinoceros. Ses mâchoires font armées de quatre défenses avec lefquelles il détache les racines des arbres qui lui fervent de nourriture. Il ne peut refter long-tems fous l'eau fans refpirer : c'eft ce qui l'oblige de porter de tems en tems la tête au-deffus de fa furface, comme fait le crocodile. Il hennit d'une maniere peu différente du cheval, mais avec une fi grande force qu'on l'entend diftinctement d'un bon quart de lieue.

pece de cro

On voit dans ces mêmes quartiers, avec le cheval Seconde efmarin, une seconde efpece de crocodile, qui ne cède codile. point à l'autre pour la groffeur, On le distingue par sa

K

1749. Octobre.

Beauté du Ni

ger.

Rondier, efpece de pal

mier.

couleur noire, & par fes mâchoires qui font beaucoup plus allongées. Il est encore plus carnaffier: on le dit même fort avide de chair humaine.

Le bateau côtoyoit tantôt l'une tantôt l'autre rive du fleuve. Par-tout elles étoient bordées d'arbuftes, communément de faules ou de fesbans, couverts de liferons ou d'apocins de plufieurs efpeces, qui après avoir ferpenté autour de leurs branches, laiffoient pendre leurs jets chargés de fleurs de différentes couleurs. Au pied de ces arbriffeaux flottoit la perficaire auffi en fleur. Je navigeois ainfi dans une prairie flottante, où paiffoit une multitude de fauterelles, dont la couleur verte bigarrée d'un beau rouge de feu, faifoit un effet admirable. Plus loin les palmiers élevoient leurs têtes au-deffus des femeliers (1) & des acacies, dont tout le refte du terrein étoit couvert. Enfin rien ne manquoit à la beauté de la perfpective dont mes yeux furent recréés dans un efpace de plus de quinze lieues, depuis le défert jufqu'au village de Bokol. Ce feroit la riviere du monde la plus agréable, fi l'on n'avoit à craindre à tous momens les crocodiles, & quelquefois même les chevaux marins dont elle est remplie.

Le palmier, dont je viens de parler, eft celui que les nègres connoiffent fous le nom de ronn (2), qu'il a plû aux françois de changer en celui de rondier. Il porte un tronc fort gros & fort droit, femblable à une colomne de cinquante à foixante pieds de hauteur, de l'extrêmité de laquelle fort un faisceau de feuilles,

(1) Efpece de bauhinia non décrite.

(2) Carim-pana. Hort. Malab. vol. 1. pag. 11. tab. 9.

« AnteriorContinuar »