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de voir les élèves écrire sous la dictée par signes tout ce qu'on demandait, un journaliste de Berlin M. NICOLAI qui ne partageait pas cet enthousiasme, proposa à l'instituteur de faire devant eux une action quelconque en lui demandant de la faire écrire sans en dicter les expressions. Alors le journaliste frappa de sa main sa poitrine : le sourd-muet écrivit ces deux mots main, poitrine; il n'en fallut pas davantage au journaliste pour annoncer dans ses feuilles que la méthode de l'abbé de l'Épée se bornait à la simple nomenclature des noms des objets. (1)

Comment, ajoutera t-on, l'inventeur n'a-t-il jamais soupçonné qu'il n'était pas toujours compris ?,, C'est qu'il desirait toujours de l'être et que l'on croit aisément ce qu'on désire; c'est que ses élèves avaient l'air de le comprendre, parce qu'un mot écrit à côté d'un autre, déterminant assez souvent la signification du second, et le second celle du troisième, des àpeu-près suffisent quelquefois pour donner l'intelligence d'une phrase entière.

L'inventeur ayant négligé de former ses élèves à composer d'eux-mêmes, se priva du seul moyen qu'il avait de sortir de cette flatteuse, mais funeste erreur. Il crut avoir tout fait quand il eut inventé le dictionnaire des mots isolés s'il ajouta des signes

(1) On trouvera la lettre de M. Nicolaï dans le journal de Paris, Nos. du mois d'août 1785 avec la réponse de M. l'abbé de l'Épée.

pour indiquer les tems, les nombres et les personnes des verbes, ces signes destinés à caractériser des abstractions ne pouvant être pris dans la nature des objets comme les signes physiques, ne servitent qu'à varier les combinaisons des lettres, sans donner aux sourds-muets la véritable idée de la diversité des

tems.

Tout ce qui manquait à l'instruction des sourdsmuets est-il aujourd'hui découvert ? avons-nous un systême complet de ce précieux enseignement ? l'ouvrage que je vais publier bientôt et dont quelques extraits ont paru dans le journal des écoles NORMALES, renfermera-t-il tous les secrets et tous les procédés de cette mémorable découverte ? J'ose le croire, et j'en donne pour garans les élèves de mon école, qui répondront à toutes les difficultés qu'on pourrait faire sur ce qui manquait à la méthode de mon illustre prédécesseur. Je dois le dire néanmoins; si le public témoin de mes succès n'eût exigé que je fisse imprimer un ouvrage qu'il desirait de posséder, je me serais encore occupé long-tems dans le silence, des moyens de donner à ma théorie d'enseignement une plus grande simplicité pour en rendre l'exécution plus facile. Attentif à conserver tous les procédés qui naissent des efforts journaliers que je fais dans l'instruction de mes élèves, j'aurais un jour rassemblé tous ces matériaux ; et de leur collection serait résulté l'ouvrage qu'on avait droit d'attendre du successeur du père des sourds muets. Mais au moment où la convention nationale vient de donner à cette intéressante institution une base

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solide et à jamais durable, il ne convient pas que l'art de les instruire ne repose que dans la tête de celui qui a succédé au célèbre inventeur. Il faut un corps de doctrine qui rassure et ceux à qui nous devons une fondation si importante et les philantropes de tous les pays qui ne nous pardonneraient point d'avoir abandonné au hazard des évènemens une découverte qui honore ma patrie et qui doit être transmise à la postérité. J'ai donc dû faire taire tous mes scrupules, et ne pas attendre d'avoir atteint le point de perfection que je vois sans cesse devant moi. Je dois prouver que mon enseignement n'a rien de vague et d'incertain; qu'il est même le plus parfait que l'on connaisse ; et qu'il peut patconséquent, contribuer beaucoup au PERFECTIONNEMENT de toutes les autres théories.

Quel ordre dois-je suivre dans un développement aussi difficile ? le but de cet ouvrage va nous l'indiquer. Ce ne doit être ni un traité systématique et purement spéculatif, composé seulement pour rendre compte aux savans d'une théorie ingénieuse; ni la solution d'un problême de métaphysique sur la marche de l'esprit humain dans ses opérations les plus délicates; ni un traité de grammaire où se trouverait l'analyse froide et sèche de toutes les parties du discours: mais ce sera l'institution d'un sauvage mise sans cesse en action, dans laquelle l'instituteur, assez adroit pour profiter du très-petit nombre d'élémens connus de la grammaire de cet homme de la nature, créera, pour ainsi dire, étendra, refera la grammaire de l'homme civilisé, comme s'il n'existait ab

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solument aucune grammaire, comme si l'art de communiquer la pensée était encore à naître, comme s'il n'existait aucune langue, comme s'il n'y avait pas d'imprimerie; que dis je? pas même d'écriture, pas même de langage. Je suis donc bien loin de penser qu'il faille introduire sur-le-champ le sourd-múet dans la société, et qu'il faille lui montrer des mots qui seraient les noms ou les signes des objets. Eh! que comprendrait à ce rapprochement, qui serait l'effet d'une convention qu'il n'a pas faite, cet homme jeté au milieu de nous ? Pour lui tout est mystère. Il ne sait pas, et il ne peut le savoir encore, que notre écriture est la traduction de nos signes parlés, et ceuxci la traduction de nos signes manuels. Il n'existe pour lui d'autres communications que celles des signes physiques pour des objets physiques. Il ne connaît que trois époques de tems. Il n'a dans sa langue que deux sortes de mots; et vous voudriez le faire conjuguer, lui apprendre l'emploi des tems absolus et relatifs des peuples qui ont le plus perfectionné leur langue! et vous voudriez lui faire faire un cours de syntaxe! Attendez qu'à l'imitation de vos enfans qui ont su faire des phrases avant d'avoir appris à en disséquer les élémens, il sache aussi faire des phrases simples: attendez que la grammaire naisse de la nécessité, et que l'élève, pour composer la sienne, passe successivement par tous les milieux par où nos pères ont passé ; qu'il apprenne comme eux les formes du langage; qu'il arrive à ses formes comme ils y sont arrivés, en partant toujours des élémens connus et non élipsés, et en allant de ceux-ci à

d'autres

d'autres moins connus, jusqu'au résultat qui est l'ellipse. Ainsi vous ne présenterez le mot COMBIEN, au sourdmuet, que quand il aura appris que BIEN est, dans ce mot, le signe de NOMBRE ; que NOMBRE est le synonyme de PLUSIEURS; PLUSIEURS celui de UNS; UNS celui de plusieurs unités écrites les unes sous les autres ; que lorsqu'il saura que COM, qui est le premier élément de ce même mot, est l'altération de quom où se trouve le radical que, qui est la racine de toute interrogation; que par conséquent dans COMBIEN il y a deux élémens: le mot NOMBRE, et la question sur ce NOMBRE; comme si l'on disait, QUEL EST CE NOMBRE ? Voilà, en passant, un modèle de ma marche ordinaire dans cette sorte d'instruction.

Ce ne sera donc jamais la phrase de l'homme civilisé qu'il faudra montrer au sourd-muet; on le porterait dans une terre inconnue, tandis qu'il faut au contraire aller le chercher dans la sienne, et l'amener très-doucement dans celle où nous sommes. Deflà - naît naturellement et sans efforts l'ordre qu'il faut garder dans son éducation. Nous ne suivrons donc pas dans cet ouvrage, le plan des livres élémenaires connus jusqu'à nos jours. Dans notre instruction chaque élément de la phrase viendra, à son tour, prendre la place que lui indiquera le besoin que aurons. Nous supposerons, comme je l'ai déjà dit, qu'il n'y a point encore de grammaire ; et notre conjugaison ne nous présentera, pendant long-tems, que des tems absolus. Nous renverrons les tems relatifs à une époque où nous aurons fait Débats. Tome II.

nous en

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