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familiers armez, c'eft-à-dire, des gardes, & des tréfors à leur difpofition, fe rendant terribles à tout le monde.

Le mépris du travail des mains a attiré l'oifiveté chez les Mandians, comme chez les autres religieux. Il n'eft pas aifé de connoître fi le temps deftiné à l'oraison mentale, ou à l'étude, eft fidélement employé; on peut à genoux, & en pofture du plus grand recueillement, penfer à tout ce que F'on veut. Un religieux enfermé dans fa cellule, peut fous préxtexte d'étude, faire des lectures, je ne dirai pas mauvaises, mais inutiles & de fimple curiofité. Enfin il peut baailler & s'endormir. Il n'en eft pas de même du travail, il eft fenfible, & l'ouvrage qui refte en fait foi. De plus, les efprits propres à l'étude ne font pas communs ; la plupart des hommes s'exercent peu à raifonner, & à penfer de fuite, & font peu curieux, fi ce n'eft de nouvelles & de petits faits particuliers, matiere des jugemens temeraires, & des médifances. Les anciens fçavoient étudier & mieux que les modernes, leurs écrits en font foi, & toutefois faint Bafile & faint Gregoire de Nazianze, dans leur retraite, ne dédaignoient pas les traHift. liv. xiv. n..vaux les plus bas. On peut tirer vanité d'avoir fait un bon livre; mais on n'en tira jamais d'avoir fait des nattes ou des corbeilles: on peut toute la journée s'appliquer à ces ouvrages, il ne faut ni belle humeur, ni tête repofée.

2.

Le troifiéme défaut que faint Bonaventure reproche à fes freres, eft la vie vagabonde de plufieurs, qui pour donner, dit-il, du foulagement à leurs corps, font à charge à leurs hôtes, & fcandalifent au lieu d'édifier. C'est l'inconvénient des voyages trop frequens, qui donnent occafion d'exceder dans la nourriture & le fommeil, fous prétexte de fe remettre de la fatigue & dérangent l'uniformité de la vie réguliere. Le quatrième défaut eft l'importunité à demander ; qui fait craindre, dit faint Bonaventula rencontre de nos freres, comme celle des voleurs. Eir effet, cette importunité eft une efpece de violence à laquelle peu de gens fçavent réfifter, fur tout à l'égard de ceux dont l'habit & la profeffion ont attiré du refpect; & d'ailleurs c'eft une fuite naturelle de la mandicité. Car enfin il faut vivre: d'abord la faim & les autres befoins preffans font vaincre la pudeur d'une éducation honnête ; & ayant une fois franchi cette barriere, on fe fait un merite & un honneur d'avoir plus d'industrie qu'un autre à attirer des aumônes.

re,

La grandeur & la curiofité des bâtimens, continue le faint docteur, trouble notre paix, incommode nos amis, & nous expofe aux mauvais jugemens des hommes. Les bâtimens troublent la paix des religieux par les foins & les mouvemens que les fuperieurs & ceux qui agiffent fous leurs ordres font obligez de fe donner pour examiner les deffeins, les plans, & veiller à l'execution: mais fur-tout pour fournir à la dépense, n'ayant aucun fond allure; & c'eft ce qui incommode les amis. Mais tant que vrage dure, la paix de toute la communauté est troublée par l'embarras des materiaux & des ouvriers. Quant aux mauvais jugemens des hommes au fujet de ces bâtimens, Pierre des Vignes les exprime affez, en difant : Hift. liv. LXXXII. Ces freres qui dans la naiffance de leur religion fembloient fouler aux pieds

1. epift. 37.

n. 7.

l'ou

pieds la gloire du monde, reprennent le fafte qu'ils ont méprifé: n'ayant
rien ils poffedent tout, & font plus riches que les riches mêmes. Enfint
faint Bonaventure reproche à fes freres l'avidité des fepultures & des tef-
tamens, qui attire, dit-il, l'indignation du clergé, & particulierement des
curez; c'eft auffi de quoi fe plaignoit Matthieu Paris', en difant : Ils font
foigneux d'affifter à la mort des grands & des riches, au préjudice des paf-
teurs ordinaires; ils font avides de gain, & extorquent des teftamens fe- P. 541..
crets; ils ne recommandent que leur Ordre, & le préferent à tous les

autres.

Mais après faint Bonaventure le relâchement fit de grands progrès chez

XI.

les freres Mineurs, par le malheureux fchifme qui divifa tout l'Ordre en- Schifme entret tre les freres fpirituels & ceux de l'obfervance commune. Le bon Pape S. les freres miCelestin, dont le zele étoit plus grand que la prudence, autorifa cette di- neurs. vision, en établissant la congregation des pauvres Ermites fous la conduite Hift. liv.LXXXIX.du frere Liberat. Ce qui pouffa la divifion au dernier excès, fut la fameu- n. 3. n. 3.1.

fe difpute fur la proprieté des chofes qui fe confument par l'ufage, comme

le pain & le refte de la nourriture. Saint Bonaventure lui-même foûtino Hift. liv. LXXXVT. que les freres Mineurs renonçoient à cette proprieté, & qu'elle paffoit au n. 2.

pape & à l'Eglife Romaine; ce qui fut accepté par le pape Nicolas III. Mai9 Hift.liv.LXXXVII. Jean XXII. rejetta cette proprieté imaginaire, & déclara que le fimple ufa". 33.

ge de fait, auquel les prétendus fpirituels vouloient se réduire, feroit un Hift. liv. XCIILufage injufte, étant dépouillé de tout droit.

n. 14.

Il déclara que l'obéillance eft la principale vertu des religieux & préferable à la pauvreté; car ces freres indociles foûtenoient qu'on ne doit point Hift. liv. xctr obéir aux fuperieurs quand ce qu'ils commandent eft contraire à la perfe- n. 3.4. tion. C'étoit l'effet des difputes fcolaftiques aufquelles ces freres s'exerçoient continuellement: on y traitoit tous les jours de nouvelles queftions,

& on y employoit toutes les fubtilitez & les chicanes poffibles. On de- Cap. Exyc. de mandoit, par exemple, fi la regle oblige fous peine de peché mortel, ou verb. fign. in 6. feulement de peché veniel. Si elle oblige aux confeils de l'évangile, com-Clem. Exivi. cod. me aux préceptes. Si ce qu'elle prefcrit en forme d'admonition, d'exhortation ou d'inftruction, oblige autant que ce qu'elle exprime en termes iniperatifs. On s'accoûtuma par-là à rafiner fur le décalogue & fur l'évangile.

Les effets de ces difputes frivoles ne furent que trop férieux ;.le pape Hift. liv. xc111. Jean XXII. ayant ofé condamner ces freres indociles, ils le déclarerent n. 53. heretique de leur propre autorité; & appellerent de fes conftitutions au

futur concile. Enfin la révolte alla fi loin, que ces freres Mineurs, foûte- Hift. liv. XCIILnus par l'empereur Louis de Baviere, firent dépofer Jean XXII. & mettre n. 46.47.

à fa place l'antipape Pierre de Corbiere un d'entr'eux, qui pour foutenir fa dignité, fut réduit à prendre de toutes mains; & c'eft à quoi fe termina l'humilité de ces freres, & leur zele pour la pauvreté & la perfection évangelique.

Au reste, fi la mandicité des religieux n'a été autorifée dans l'Eglife que depuis le treiziéme fiecle, ce n'eft pas que l'invention en fût nouvelle. De tout temps on a vû des mandians, même fous prétexte de philofophie out de religion. Les philofophes Cyniques mandioient, & on trouva une fois Tome XX.

Diog. Laert. Har. Diogene demandant à une ftatue, pour s'exercer, difoit-il, à être refufé.
80. n. 4. 5. 6.
C'eft à l'occafion des heretiques Maffaliens, que faint Epiphane marque les
Hift. liv. xix. n. inconveniens de la mandicité, infistant fur les lâches complaifances auf-

25.

quelles elle engage pour les riches, même pour ceux dont les biens font mal acquis, vifites actives & paffives, flateries, converfations de nouvelles, ou d'autres matieres mondaines; & la pire de toutes les complaisances, qui eft la facilité des absolutions, & l'affoibliffement de la théologie Hift. liv. xcI. n. morale. Guillaume Durandi, évêque de Mende, dans fes avis pour le concile de Vienne, marque une grande eftime pour les religieux Mandians : mais, ajoûte-t-il, on devroit pourvoir à leur pauvreté, en forte qu'ils euffent en commun des revenus fuffifans, ou qu'ils fubfiftaffent du travail de leurs mains, comme les apôtres.

32.

gieux.

XIL

Les moines & les autres anciens religieux tomberent dans un grand méRelâchement pris depuis l'introduction des Mandians. Ils n'étoient plus venerables comgeneral des reli- me autrefois par leur amour pour leur retraite, leur frugalité, leur defintéreffement : la plupart s'abandonnoient à l'oifiveté & à la molleffe, les études mêmes qu'ils prétendoient avoir substituées au travail des mains, étoient chez eux fort languiffantes; en un mot, ils ne paroiffoient pas être d'une grande utilité à l'églife. On voyoit au contraire les freres Mandians remplir les chaires des écoles & des églifes, & par leur travaux infatigables, fuppléer à la négligence & à l'incapacité des prélats & des autres pafteurs. Ĉe mépris excita les anciens moines à relever chez eux les études, Hift. liv. LXXXII. comme nous avons vu dans la fondation du college des Bernardins à Paris; & le pape Benoît XII. dans fa bulle pour la réforme des moines noirs, s'ém Hift. liv. XCIV. tend beaucoup fur les études.

n. 47.

n. 48.

Mais comme on n'imaginoit pas alors qu'on pût bien étudier ailleurs que dans les Univerfitez, on y envoyoit les moines, ce qui fut une nouvelle fource de relâchement; par la diffipation des voyages, la fréquentation inévitable des étudians feculiers peu reglez dans leurs mœurs pour la plûpart, la vanité du doctorat & des autres grades, & les diftinctions qu'ils donnent dans les monafteres. Or les moines en general, non-feulement de la grande regle, mais encore de Clugni & de Cîteaux, étoient déja tomHift. liv. LXXXI, bez dans un grand relâchement. On le voit par le concile de Cognac tenu en 1238. où il eft marqué que les moines & les chanoines reguliers recevoient en argent leur nourriture & leur veftiaire : en forte que les places monacales étoient comme de petits benefices. Les moines fortoient fans permiffion, mangeoient en ville chez les feculiers, & s'y cachoient. Ils avoient leur pecule en propre, empruntoient de l'argent en leur nom, & fe rendoient cautions pour d'autres. Ils mangeoient de la viande, portoient du linge, & couchoient dans des cellules ou chambres particulieres.

1. 12.

C'est ici le lieu, ce me femble, d'examiner les causes ou plutôt les prétextes du relâchement des religieux, dont un des plus communs & des plus fpecieux eft l'affoibliffement de la nature. Les corps, dit-on, ne font plus tels qu'ils étoient il y a mille ans ou plus, du temps de faint Antoine & de faint Benoît; les hommes ne vivent plus fi long-temps, & n'ont plus la

même force. C'est un très-ancien préjugé, & qui fe trouve dans Homere & dans Virgile : mais ce n'eft qu'un préjugé, non-feulement fans preuve, mais détruit par des faits conftans. Du temps de Moyfe, il y a plus de trois mille ans, la vie humaine étoit bornée à cent ou fix-vingt ans ; & toutefois dans un pfeaume qui porte fon nom, elle eft réduite à foixante & dix ou quatre-vingt ans. Parcourez toutes les hiftoires, vous n'y trouverez pref- Pf. 89. 10. que perfonne qui ait plus vêcu depuis trois mille ans, fi ce n'eft les anciens moines; & pour nous réduire à la France, depuis treize cent ans que dure la monarchie, aucun de nos rois n'a tant vêcu que le dernier mort.

Il faut donc renoncer à ce préjugé populaire, qui a produit tant de relâchement, non-feulement chez les religieux, mais dans toute l'églife. De cette erreur est venuë la liberté que l'on s'eft donnée d'avancer de quatre ou cinq heures l'unique repas du Carême, & d'y en ajoûter un fecond. Dès le douzième fiecle Pierre le Venerable voulant excufer le relâchement de

l'obfervance de Clugni, difoit que la nature humaine eft affoiblie depuis Hift. lit. LXXI. le temps de faint Benoît, & toutefois faint Bernard dans le même temps, n. 5o. témoigne que tous les fidéles jeûnoient encore le carême jufqu'au foir. Cependant fur ce faux préjugé, on a avancé le repas de vêpres à none, comme il étoit du temps de faint Thomas d'Aquin; & de none à midi, comme

il eft encore, fans qu'aucune communauté religieufe pour auftere qu'elle S. Th. 2.2.q foit, ait gardé l'ancien ufage.

147. art. 7.

La caufe la plus generale du relâchement des religieux, est la legereté de l'efprit humain, & la rareté d'hommes fermes & conftans, qui perfeve rent long-temps dans une même résolution. C'est la raifon des vœux introduits fi fagement pour fixer l'inquiétude naturelle, qui font l'effentiel de la profeffion religieufe. Or afin que ces vœux ne fuffent pas temeraires, on avoit ordonné avec la même fageffe de rigoureuses épreuves. Loin S. Th. 3. 2. qi d'attirer les feculiers à la vie religieufe, comme on a crû non-feulement 189. art. 9. permis, mais meritoire dans les derniers temps, les anciens employoient Caff. IV. Inft. c. tous les moyens capables de rebuter ceux dont la vocation n'étoit pas fo- 3. Reg. c. 58. lide; & faint Benoît l'ordonne expreffément. C'eft qu'il n'eft pas neceffaire qu'il y ait des religieux dans l'églife; mais s'il y en a, ils doivent tendre à la perfection, il ne leur eft plus permis d'être des Chrétiens médiocres. Le bienheureux Guigues Chartreux avoit raison de dire : S'il est vrai que la voye qui mène à la vie eft étroite, & que peu de gens la trouvent, l'inftitut religieux qui admet le moins de fujets eft le meilleur & le plus fublime; & celui qui en admet le plus, est le moins estimable.

Un moine relâché eft donc un homme qui fe contredit continuellement. Il a promis à Dieu de vivre dans la retraite & le filence, & il cherche les compagnies & les converfations: il demande des nouvelles, & en débite lui-même. Il a promis de garder une exacte pauvreté, & fe réduire au neceffaire, toutefois il eft bien-aife d'avoir en fon particulier quelque livre, quelque petit meuble, quelque peu d'argent, une chambre plus propre & plus commode qu'un autre. Il affifte à l'office, mais il aime les occasions de s'en difpenfer, & l'expedie promptement, comme s'il avoit à faire enfuite quelque chofe de plus important. Et je ne parle point des relâche

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c. 8o. n. 12.

Hift. liv. LXVII

n. 58.

S. Th.

mens plus fenfibles: des religieux qui femblent avoir honte de leur habit & de leur profeffion; & fe déguifent pour approcher autant qu'ils peuvent de l'exterieur des feculiers: qui font les agréables & les bons compagnons dans les repas & les voyages, & fe font rechercher pour les parties de plaifir.

D'autres plus férieux prétendent se diftinguer par des talens finguliers: l'un fçait des fecrets inconnus à toute la faculté de médecine, l'autre excelle dans les mathématiques, l'architecture ou quelqu'autre art, qui le fait rechercher ; l'autre enfin entend la conduite des affaires, foit publiques foit particulieres; il eft capable de gouverner, non-feulement des familles, mais des états, ou du moins il le croit être. Tous ces gens-là, ce me femble, font du nombre de ceux qui regardent derriere, après avoir mis la main à la charruë. Car pourquoi quitter le monde, & y rentrer enfuite par tant de portes? Un vrai moine ne cherche qu'à oublier le monde, & en être entierement oublié, & tout autre religieux à proportion.

Je compte entre les caufes du relâchement, les récreations introduites dans les derniers temps: car la regle de faint Benoît n'en dit pas un mot, ni aucune autre ancienne regle que je fçache. Cet ufage femble fondé fur Introd. S. Fr. 8. l'opinion de quelques théologiens modernes, qui ont crû que la converfation libre & gaye étoit un foulagement neceffaire après l'application d'efprit, comme le repos après le travail du corps; & ils ont nommé vertu d'Eutrapelie le bon ufage de ce relâchement d'efprit. Mais ils n'ont pas vû que cette prétendue vertu tirée d'Ariftote, eft comptée par S. Paul entre les vices, fous le même nom d'Eutrapelie; & ce qui les a trompé eft que n'entendant pas le Grec, ils n'ont vu dans la verfion latine de S. Paul que le mot de fcurrilité, qu'ils n'ont pas manqué de ranger entre les vices: ainfi le même mot de faint Paul fignifie un vice en Latin, & une vertu en Grec. Voilà, fi je ne me trompe, la fource des recréations.

S. Th.

Au fond, il n'eft pas vrai que la conversation soit neceffaire pour nous remettre de l'application d'efprit. Le mouvement du corps y eft plus propre, comme une promenade ou un travail moderé; parce que ce mouvement détourne aux parties éloignées les efprits animaux rassemblez & agitez dans le cerveau. La converfation au contraire entretient & fouvent augmente cette agitation des efprits: fans compter les tentations où elle expofe, les railleries piquantes, les médifances, les jugemens témeraires fur les affaires de l'églife ou de l'état : car les nouvelles publiques font fouvent la matiere des recréations. Je m'en rapporte à l'experience, & je prie les perfonnes religieufes de fonger quelle eft la matiere la plus ordinaire de leurs confeffions fi fréquentes.

Je crains encore que les aufteritez corporelles, fi ufitées dans les derniers fiecles, n'ayent été des occafions de relâchement. Car ce ne font pas des figues infaillibles de vertu: on peut fans humilité & fans charité marcher nuds pieds, porter la baire ou se donner la difcipline. L'amour propre qui empoisonne tout, peut perfuader à un efprit foible qu'il eft un faint dès qu'il pratique ces devotions exterieures; & pour se dédommager de ce qu'il fouffre par-là, peut-être fera-t-il tenté de prendre d'ailleurs quel

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