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(1) Iliad. 1.6.

un taureau, pour les remercier de l'heureuse arrivée du jeune Prince. Le dixiéme jour il lui demanda les lettres que le Roi fon gendre lui écrivoit. Il attendit jusqu'alors, fuivant la coutume de ce temps-là; plus de précipitation auroit marqué une indifcrette curiofité, & auroit paffé pour impoliteffe.

Jobate n'eut pas plutôt lû les lettres de Proetus, qu'il ordonna à Bellerophon, dans le deffein de le faire perir, d'aller combattre un monftre épouvantable, appellé la Chimere. Ici commencent les fables qu'on a mêlées dans l'hiftoire de ce Prince ; voyons ce qui peut y avoir donné lieu. La Chimere, felon Homere (1), n'étoit pas de race mortelle, mais divine. Elle avoit la tête d'un lion, la queue d'un dragon, & le corps d'une chevre; & de fa gueule béante elle vomiffoit des tourbillons de flammes & de feux.

T

(2) Theog. Heliode qui a fait auffi la defcription de ce monftre (2) ajoute qu'il étoit né de Typhon & d'Echidne, & qu'il avoit les trois têtes des animaux que je viens de nommer: Lucrece, Virgile, Ovide & les autres Poëtes ont fuivi Hefiode & Homere (a).On ne s'attend pas fans doute que j'entreprenne de réaliser un monftre dont le nom eft devenu fynonyme avec les Etres de raison, qui ne font eux-mêmes que de fpécieuses chimeres. Je n'ai pas befoin non plus de prendre la chofe auffi férieufement que Lucrece, qui a voulu prouver par bonnes raifons, que la Chimere ne fubfifta jamais: car comment pourroit-on croire, dit-il, qu'il y eut un être compofé de trois natures, avec la tête d'un lion qui vomis

qu'elle étoit la partie de laLycie,qui fut le
Theatre des avantures de Bellerophon, &
il ne la confond jamais avec l'autre, qui
étoit plus voifine de la Phrygie, & de la-
quelle Pandare commandoit les Trou
pes au fiége de Troye; pendant que Glau-
cus & Sarpedon, petit-fils de notre Heros,
y avoient conduit les Lyciens des envi-
rons du Xanthe, comme le dit le même
Poëte, liv. 2.

(a) Dans la Galerie du Grand Duc de
Florence, on voit une figure de la chimere,

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foit des flammes, puifque le feu confume également les entrailles de tous les animaux? Que fi on vouloit foutenir, continue ce Poëte, que la terre, encore nouvelle & dans une vigoureuse fécondité, a pû produire de pareils monftres, qui nous empêchera de croire qu'elle a pû former auffi des fleuves d'un or liquide, des arbres dont les feuilles & les fruits étoient des pierres précieufes, & des hommes capables de traverfer les mers, fans autre fecours que leur force & leur agilité ? Voilà ce qu'on peut appeller de la Phyfique en pure perte.

Il faut donc chercher quel a pû être le fondement de cette fiction, & heureufement les Mythologues, tant les anciens que les modernes, ne manquent pas de conjectures fur ce fujet. Pour épargner un détail ennuyeux, je ne rapporterai que les plus raifonnables: car on ne fe rendroit pas fans doute au témoignage de Plutarque, qui dit qu'il y avoit une roche fur le fommet d'une montagne de Lycie, qui réflechiffoit les rayons du Soleil dans la plaine avec tant de vivacité, que les campagnes voifines & les herbes en étoient defféchées, & que Bellerophon ayant fait fendre & couper ce rocher, il diminua l'effet de cette incommode reverberation, ce qui fit dire qu'il avoit détruit la Chimere.

On feroit, je pense, auffi peu favorable à une autre explication de Nicandre de Colophon, qui prétend que par la Chimere on avoit voulu défigner les rivieres & les torrens, qui dans l'hyver coulent avec rapidité, ravagent les campagnes, & dont les replis tortueux reffemblent à la queue d'un dragon: & que la victoire de Bellerophon qui tue le monftre à coup de fleches, marque les rayons du Soleil, qui pendant les chaleurs de l'été defféchent les torrens, & font rentrer les rivieres dans leur lit.

La conjecture de ceux qui ramenent cette fable à la morale, ne mériteroit pas plus de croyance que l'explication phyfique de Nicandre, & on aura de la peine à croire qu'elle n'a été inventée que pour nous apprendre qu'il faut travailler fans ceffe à éteindre le feu de nos paffions, qui femblables à des lions rugiffans, nous font une guerre conti

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nuelle, s'infinuent comme des ferpens dans les plis les plus cachés de l'amour propre, & comme des chevres qui broutent l'herbe, détruifent fans reffource le repos & la tranquillité de l'ame.

Comme felon Homere, Jobate obligea Bellerophon à combattre les Solymes, les Amazones, & les Lyciens euxmêmes, qui s'étoient mis en embuscade pour le furprendre, Tzetzès, fur l'autorité de Caryftius, à crû qu'on avoit compofé la Chimere fur le caractere de ces trois fortes d'ennemis les Solymes, gens courageux, font comparés aux lions; les Amazones, qui firent moins de réfiftance, & qui se tenoient peut-être fur des lieux efcarpés, font regardées comme des chevres ; & les Lyciens, cachés pour surprendre le Heros, comme des ferpens.

Le fçavant Bochart (1), qui avoit bien jugé qu'il n'étoit pas vraisemblable qu'on eût compofé un monftre des trois ennemis que Bellerophon défit en des lieux & en des temps differens, & qui fçavoit qu'Homere n'avoit parlé de ces trois expéditions, qu'après que ce Heros eut vaincu la Chimere a recours à une autre conjecture, qui pour être plus ingénieuse, n'eft peut-être pas mieux fondée. Comme cet Auteur croyoit avoir trouvé des veftiges de la langue Phénicienne dans plufieurs parties de la Grece & de l'Afie mineure, il prétend que par la Chimere on a défigné les trois Chefs de l'armée des Solymes, Argus, Arfalus & Trofibius, dont les noms, dans la langue des Pheniciens, repondoient aux trois animaux qui formoient le monftre le premier veut dire un lion, le fecond un chevreuil, & le troifiéme la tête d'un ferpent ; ou, ce qui revient au même, c'étoient les trois Divinités principales de ce Peuple, dont les noms étoient ceux des animaux qu'on portoit dans les enfeignes militaires. Dans le premier bataillon le drapeau avoit un lion, celui du fecond un chevreuil, & celui du troifiéme un dragon. Mais où trouvera-t-on ces trois Divinités Phéniciennes, fur lefquelles toute l'Antiquité garde un profond filence?

Agatarchide de Gnide (2) fournit une explication qui pa

roît

roît d'abord très-fpécieuse. Amifodar, dit-il, Roi d'une partie de la Lycie, avoit une femme nommée la Chimere, dont les deux freres s'appelloient le lion & le dragon. Ces deux Princes s'étant emparés de plufieurs poftes importans, faifoient paffer au fil de l'épée tous ceux qui tomboient entre leurs mains, & caufoient beaucoup de ravages dans les terres de leurs voifins. Leur grande union avec leur foeur, avoit fait dire que c'étoient trois corps fous une même tête: comme on l'avoit publié de ces trois Princes d'Epire qu'Hercule défit sous le nom du monftrueux Geryon. Jobate incommodé des courses que ces deux freres faifoient dans fes Etats, envoya contte eux Bellerophon qui en délivra le pays, & on dit à cause de cela qu'il avoit vaincu la Chimere.

Homere, dans un endroit cité par Apollodore, pouvoit avoir donné lieu à cette explication, lorfqu'il nous apprend que la Chimere avoit été élevée par Amifodar; mais outre que le paffage de cet Auteur ne fe trouve ni dans l'Iliade ni dans l'Odyffée, il eft certain qu'il n'en dit pas un mot dans le livre 6. où il rapporte fort au long les avantures de Bellerophon.

Ce fera donc en fuivant Strabon, Pline, Servius & d'autres anciens Auteurs, que je vais établir ce qu'on peut raifonnablement penfer de cette fable. La partie de la Lycie où regnoit Jobate, & qui s'étendoit le long du fleuve Xanthe jufqu'à la mer, étoit remplie de montagnes couvertes de bois & de pâturages. Le Cragus feul avoit huit fommets; fur un defquels, fuivant Strabon, il y avoit une ville qui portoit le nom de cette montagne. Sur un autre fommet, qu'on nommoit la Chimere, ainfi que le rapporte Pline, étoit un volcan qui ne s'éteignoit jamais, Flagrat in Phafelitide mons Chimera, & quidem immortali diebus ac noctibus flamma (1). Cet Auteur ajoute que c'étoit fur l'autorité de Crefias qu'il parloit du volcan du mont Chimere : cependant dans l'endroit de Ctefias rapporté par Photius (2), où il eft parlé de ce même volcan, on ne trouve point le nom du mont Chimere; l'un des deux a fans doute mal copié cet Ancien. R

Tome III.

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Quoiqu'il en foit, ces montagnes de Lycie, fuivant les mêmes Écrivains, étoient remplies de lions, de chevres fauvages & de ferpens, qui caufoient beaucoup de ravages dans le vallon & les prairies qui s'étendoient le long du Xanthe jusqu'à la mer, & empêchoient qu'on n'y conduisît les troupeaux. Jobate pour exercer la valeur du jeune Bellerophon, dans un temps où l'heroïsme confiftoit à purger la terre pref que par-tout couverte de forêts & de bêtes feroces ; ou pour fatisfaire fon gendre qu'il craignoit, & qui lui demandoit la mort de ce Prince, le chargea de cette difficile expedition. Bellerophon donna la chaffe à tous ces animaux, en› nettoya le pays, & rendit utiles les paturages de ces montagnes & des plaines voisines. Servius fur ce vers de Virgile; Flammifque armata Chimara, donne à cette fable la même explication que celle que je viens de rapporter (a). Je dois ajouter que c'étoient principalement les chevres de cette montagne qui lui avoient fait donner le nom de Chimere puifque ce mot eft compofé de deux autres qui fignifient une chevre née pendant l'hyver.

temps

L'hiftoire d'Hercule qui vivoit à peu près dans le de Bellerophon, ne laiffe gueres lieu de douter que cette explication de la fable de la chimere, ne foit la veritable & la feule à laquelle il faille s'arrêter. Cette expedition reffemble trop aux travaux de ce Heros, fur-tout à ce qu'il fit pour nettoyer les marais de Lerne, remplis de ferpens & d'autres bêtes venimeufes, pour ne pas croire que la Chimere & l'Hydre ont la même origine. Car, encore une fois, de pareils monftres ne fubfifterent jamais, & il en faut chercher de réels, qui véritablement caufoient dans ce temps-là des défordres parmi les troupeaux, & même parmi les hommes.

Ce fut fans doute après un fervice fi important que Jo(1) Elle fe bate donna fa fille (1) en mariage à Bellerophon; car je ne crois pas qu'il faille arranger les évenemens de la vie de ce Heros, comme a fait Homere, qui conte fes avantures tout

Bommoit Phi-
Jonoé.

(a) Revera mons eft Lyciæ, cujus hodie-dant, ima verò montis ferpentibus plena. que ardet cacumen, juxta quod funt leones; Hunc Bellerophontes habitabilem fecis, unde media autem pafcua funt, quæ capris abun- chimæram dicitur occidiffe. Lib. 6.

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