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Arrachons-le donc des bras de la mort, quoique nous foyons du parti contraire, de peur que le fils de Saturne ne s'irrite fi Achille vient à le tuer: car enfin les Deftins ont pro» mis une plus longue vie à ce Prince, afin que la maison de Dardanus, que Jupiter a plus aimé que tous fes autres en» fans qu'il a eus de femmes mortelles, ne foit pas entiere»ment éteinte. Ce Dieu a une averfion extréme pour toute la maifon de Priam, & c'eft Enée qui doit regner fur les Troyens, & après lui toute fa pofterité jusqu'à la fin des » fiécles.

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Junon lui répondit : « Dieu de la mer, c'est à vous de voir fi » vous fauverez Enée, ou fi vous le laifferez périr; car pour Pallas & moi, nous avons fait des fermens inviolables de> vant tous les Immortels, de ne donner jamais le moindre se» cours à aucun Troyen, non pas même quand les flammes » dévoreront leur ville, & que les Grecs y mettront tout à » feu & à fang.

» Neptune ayant entendu cette réponse de Junon, va au » milieu de la mêlée à travers les piques, fe rend fur le lieu » où Achille & Enée combattoient, & le tira du combat.

Ce paffage formel eft très - confiderable & très - propre à détruire la prétention des Romains, dont la chimere étoit de vouloir defcendre d'Enée; car indépendamment de ce que je remarque ailleurs, qu'Homere qui étoit Ionien, ne met cette prédiction dans la bouche de Neptune, felon toutes les apparences, que parce qu'il voyoit la pofterité d'Enée encore en poffeffion du trône des Troyens ; auroit-il fait parler ainfi Neptune qui étoit leur ennemi déclaré? Ainfi tout ce que les Hiftoriens ont écrit du voyage d'Enée en Italie, pourroit être regardé comme un Roman, uniquement fait pour détruire toute vérité hiftorique, puifque le plus ancien d'eux, est poftérieur à Homere de plufieurs fiécles, pendant que ce Poëte vivoit 260. ans feulement, ou environ, après la prise de Troye, & qu'il écrivoit dans quelques-unes des villes d'Ionie, voifine ou peu éloignée de la Phrygie. Auffi avant Denys d'Halicarnaffe quelques Hiftoriens ayant fenti la force de ce paffage d'Homere, avoient voulu l'expliquer pour le Tome III.

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concilier avec cette Fable; & ils avoient dit qu'Enée, après avoir été en Italie, étoit retourné à Troye, & y avoit laissé fon fils Afcagne. Denys d'Halicarnaffe peu content de cette folution qui ne lui paroiffoit pas vraisemblable, a pris un autre tour pour conferver aux Romains la gloire de defcendre d'un fils de Venus, en difant que par ces paroles, il regnera fur les Troyens, Homere a entendu qu'il regnera fur les Troyens, qu'il aura menés avec lui en Italie. Neft-il pas poffible, dit-il, qu' Enée ait regné fur les Troyens qu'il avoit menés en Italie, quoiqu'établis ailleurs?

pour

Cet Hiftorien qui écrivoit dans Rome même, & fous les yeux d'Augufte, vouloit faire fa cour à ce Prince, en expliquant ce paffage d'Homere favorablement pour la chimere dont il étoit entêté. C'eft un reproche qu'on lui peut faire avec quelque juftice; car que les Poëtes flattent les Princes par leurs fictions, on ne doit pas en être furpris; mais que les Hiftoriens corrompent la gravité & la feverité de l'Hiftoire, fubftituer à la verité la fable & le menfonge, c'eft ce qu'on ne doit pas pardonner. Strabon a été bien plus raisonnable; car quoiqu'il écrivit fes Livres de Géographie vers le commencement du regne de Tibere, il a pourtant eu le courage d'ex(2) Liv. 13. pliquer cet endroit d'Homere, & d'affûrer (1), que ce Poëte a dit & voulu faire entendre qu'Enée refta à Troye, qu'il y regna, toute la race de Priam ayant été éteinte,& qu'il laiffa le Royaume à fes enfans après lui. Il eft inutile de parler ici de la plaifante correction que Strabon nous apprend que quelques Critiques avoient faire au texte d'Homere en lifant, too, au lieu de προεσσι; il regnera fur tout l'Univers, au lieu de, il regnera fur les Troyens; comme fi Homere eût connu & prédit dès ce temps-là que l'empire du monde entier étoit promis à la famille d'Enée; la flatrerie pour Augufte y eft trop reconnoiffable.

Il y avoit encore une tradition peut-être auffi autorisée que celle que je viens de rapporter, fuivant laquelle il étoit douteux fi l'Afcagne qui fucceda à Enée en Italie, étoit le fils de Lavinie, ou cet autre Prince de même nom qu'il avoit eu de Créufe qui fuivit fon pere dans fes voyages, & qu'on

furnommoit fule. C'étoit cependant de ce dernier, petit-fils de Venus, que les Romains fe flattoient de defcendre, & que la maifon des Jules faifoit gloire de tirer fon origine & fon

nom.

Encore autre tradition qu'a fuivie Conon (1). Après la pri- (1) Nar. 46. fe de la ville de Troye, dit-il, Enée, pour éviter de tomber entre les mains des Grecs, fe retira vers le mont Ida, mais à peine y étoit-il établi, qu'Eytius & Scamandre fils d'Hector l'en chafferent, l'obligerent d'aller chercher fortune ailleurs, & regnerent en fa place. Ce qu'il y a de fingulier dans ce récit de Conon, c'eft qu'il nomme deux enfans d'Hector, qu'on ne connoît gueres, tous les Anciens n'ayant parlé que du feul Aftyanax.

D'autres Auteurs, tant il y a de diverfité fur cet article dans les Anciens, prétendent qu'Enée fut fait prifonnier par Pyrrhus, & qu'après la mort de fon vainqueur, il fe retira en Macedoine:on a même des Auteurs encore qui ont écrit qu'Enée étoit abfent quand Troye fut prife, & que Priam fon beau-pere l'avoit envoyé en Italie avec quelques troupes: quelques-uns, comme nous l'avons dit, prétendent qu'Enée trahit la ville de Troye, par la haine qu'il avoit conçue contre Priam qui le méprifoit; Servius (2) parle de cette trahison (2) In II. après Tite-Live, dont on ne trouve plus le paffage parmi ce Eneid. qui nous refte de cet Auteur: d'autres ont écrit qu'il mourut en Thrace ou en Arcadie: d'autres enfin, que Turnus tua Enée, & qu'Afcagne vengea fon pere en tuant Tur

nus.

Il n'eft pas poffible de concilier des fentimens fi oppofés, & ce ne feroit pas les concilier sérieufement que de dire avec Tryphiodore (3), que Venus avoit transporté par les airs Enée (3) Poëms en Italie. Laiffons donc les Romains en poffeffion de leurs fur la prife titres, & ne leur envions pas la gloire de descendre d'Enée

& de Venus.

Mais avant que de finir ce Chapitre, je dois expliquer encore d'autres Fables qu'on a mêlées dans l'Hiftoire du Prince qui en fait le fujet. Commençons par celle de fes amours avec Elife, devenue fi célebre fous le nom de Didon. Elle

d'Ilion.

étoit fille de Belus II. Roi de Tyr en Phenicie. Pygmalion fon frere monta fur le trône après la mort de fon pere (a), & Elise fut mariée à Sicharbas (b), Prêtre d'Hercule, frere de fa mere, qui poffedoit d'immenfes richeffes; mais que la crainte de l'avare Pygmalion lui faifoit tenir fi cachées, qu'on ne fçavoit que par quelques conjectures qu'il étoit fi riche. Il n'en fallut pas davantage pour enflamer la cupidité du Roi, qui fans avoir égard au fang qui les uniffoit, le fit cruellement affaffiner.

Elife diffimulant fon reffentiment, témoigna qu'elle vouloit abandonner un fejour qui ne faifoit que renouveller fa douleur, pour venir demeurer avec Pygmalion (c). Celui-ci qui crut qu'elle apporteroit les tréfors de fon mari, lui envoya un Vaiffeau & des gens pour l'escorter; mais s'étant embarquée, elle eut la précaution de mettre dans le Vaiffeau quelques balots chargés de fable ; & ayant témoigné qu'elle vouloit immoler aux manes de fon mari tout ce qu'elle avoit de plus cher, elle les fit jetter dans la mer, difant aux Soldats que c'étoit l'argent de l'infortuné Sicharbas, & qu'ainsi ils n'avoient d'autre parti à fuivre, que de s'enfuir avec elle: que Pygmalion qui les verroit venir fans les tréfors de Sicharbas, les feroit tous mourir ; ce qui les obligea d'aller chercher une retraite contre les perfécutions de ce Prince. Ils aborderent d'abord dans l'Ifle de Chypre, où Didon fit enlever cinquante filles, qu'elle fit époufer à fes compagnons de voyage. Le vent les jetta enfuite fur les côtes d'Afrique, où cette Princeffe fit conftruire une citadelle, auprès de laquelle on bâtic enfuite la ville de Carthage, tant le concours du Peuple & des Marchands qui y aborderent de tous côtés, fut grand. On publia dans la fuite une Fable, qu'il faut expliquer ici.

(b) Voici l'ordre de fa Généalogie: Jupiter, Epaphus, Libye, Belus I. Agenor, Phenix, Belus II. ou Metrès, Pygmalion & Didon.

(b) C'eft le Sichée de Virgile.

(c) Il ne faut pas confondre avec Ovide le Roi de Tyr, avec un autre Pygmalion Roi de Chypre, & qui ayant fait une belle.

| Statue en devint amoureux; & Venus l'ayant animée, il en eut Paphus qui bâtit la ville de Paphos dans l'ifle de Chypre, & le Temple de Venus, dont on a tant parlé;Eable qui n'a d'autre fondement finon qu'il rendit fenfible quelque belle perfonne dont il étoit amoureux.

On dit
que Didon acheta des habitans du pays autant d'efpa-
ce de terre qu'un cuir de boeuf pourroit en couvrir ; que là-
deffus elle fit couper un cuir en plufieurs pieces, qui envi-
ronnerent une affez grande quantité de terrain pour y bâtir une
citadelle, qui fut appellée à caufe de cela Byrfa, qui veut
dire cuir de bœuf (1); mais cette Fable eft dûe aux
Grecs, qui prétendoient trouver dans leur langue l'étymo-
logie de toutes les Antiquités, & qui ne fçavoient pas que
Boftra, ou Bothrah, en langue Phenicienne, veut dire une
citadelle (2); ainsi au lieu de dire fimplement que Didon bâ-
tit une citadelle, ayant trouvé ce mot barbare dans les An-
nales qu'ils lifoient, & ne fçachant ce qu'il fignifioit, ils le
traduifirent par celui de Byrfa, qui n'ayant aucun fens dans
cet endroit, ils firent le commentaire que nous venons de
voir. On ajoute que ceux qui creufoient les fondemens de
cette citadelle, y trouverent une tête de cheval, qu'ils regar-
derent comme un préfage de fa grandeur future; autre Fable,
fi nous en croyons Bochart, fondée fur ce que cette citadel-
le fe nommoit Cacabé, mot qui dans la langue des Pheniciens
veut dire un cheval (a).

Après que les Pheniciens, que Didon avoit conduits dans
cet endroit de l'Afrique, y eurent fait cet établissement, ils
voulurent obliger la Reine à époufer Iarbas Roi de Maurita-
nie, qui leur avoit déclaré la guerre, & elle demanda trois
mois pour se réfoudre. Pendant ce temps-là ayant fait élever
un bûcher, comme pour appaifer par quelque facrifice les
manes de fon premier mari,elle fe donna un coup
de poignard
dont elle mourut. Cette action lui fit donner le nom de Didon,
qui veut dire femme forte, & par un étrange renverfement
d'Hiftoire, Virgile, au lieu de la repréfenter comme une fem-
me qui fe donne la mort, pour ne pas époufer un second
mari, dit que le départ d'Enée fut caufe de fon défefpoir.

Mais ce qu'il y a de fingulier encore, c'eft qu'il fait un anachronisme de près de 300. ans, qui a été déja remarqué bien des fois, car il n'y a pas moins de temps entre Enée & Didon ; & quoiqu'il y ait plufieurs opinions fur le temps où (4) Bochart, loc. cit. ajoute que le nom de Carthage vient de Cacabé.

Q qq iij

(2) Bochart, Can.l.1.c.14. Idol. L. 1. c.3.

Voffius, de

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