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nouvelles forces pour l'habitude de les employer. L'oppreffeur moins actif, parce qu'il eft déjà puissant, temporife; & il arrive enfin que ces troupes de payfans ou de voleurs qu'il méprifoit, deviennent des foldats aguerris qui lui difputent dans les plaines l'art des combats & le prix de la victoire. Dans les pays plats, au contraire, le moindre attroupement eft difpé, & le payfan novice, qui ne fait pas même faire un retranchement, n'a de reffource que dans la pitié de fon maître & la continuation de fon fervage. Auffi, s'il étoit un principe général à établir, nul ne feroit plus vrai que celui-ci : que les pays de plaine font le fiége, de l'indolence & de l'esclavage; & les montagnes, la patrie de l'énergie & de la liberté (1). Dans la fituation préfente des Egyptiens, il pourroit encore se faire qu'ils ne montraffent point de courage, fans qu'on pût dire que le germe leur en manqne, & que le climat le leur a refufé. En effet, cet effort continu de l'ame, qu'on appelle courage, eft une qualité qui tient bien plus au moral qu'au phyfique. Ce n'eft point le plus ou le moins de chaleur du climat, mais plutôt l'énergie des passions, & la confiance en fes forces, qui donnent l'audace d'affronter les dangers. Si ces deux conditions n'existent pas, le courage peut refter inerte; mais ce font les circonftances qui manquent, & non la faculté. D'ailleurs,

(I) En effet, la plupart des peuples anciens & modernes qui ont déployé une grande activité, fe trouvent être des montagnards. Les Affyriens qui conquirent depuis l'Indus jufqu'à la Méditerranée, vinrent des montagnes d'Atourie. Les Kaldiens étoient originaires des mêmes contrées; les Perfes de Cyrus fortirent des montagnes de l'Elymaïde; les Macédoniens, des monts Rhodope. Dans les tems modernes, les Suiffes, les Ecoffois, les Savoyards, les Miquelets, les Afturiens; les habitans des Cévènes, toujours libres, ou difficiles à foumettre, prouveroient la généralité de cette regle, fi l'exception des Arabes & des Tartares n'indiquoit qu'il eft une autre cause morale qui appartient aux plaines comme aux montagnes,

s'il eft des hommes capables d'énergie, ce doit être ceux dont l'ame & le corps trempés, fi j'ose dire, par l'habitude de fouffrir, ont pris une roideur qui émousse les traits de la douleur; & tels font les Egyptiens. On fe fait illufion quand on fe les peint comme énervés par la chaleur, ou amollis par le libertinage. Les habitans des villes & les gens aifés peuvent avoir cette molleffe, qui dans tout climat eft leur apanage; mais les paysans fi méprifés, fous le nom de Felláhs, fuppor→ tent des fatigues étonnantes. On les voit paffer des jours entiers à tirer l'eau du Nil, expofés nus à un soleil qui nous tueroit. Ceux d'entr'eux qui fervent de valets aux Mamluks, font tous les mouvemens du cavalier. A la ville, à la campagne, à la guerre, par-tout ils le fuivent, & toujours à pied; ils paffent des journées entieres à courir devant ou derriere les chevaux; & quand ils font las, ils s'attachent à leur queue, plutôt que de refter en arriere. Des traits moraux fourniffent des inductions analogues à ces traits phyfiques. L'opiniâtreté que ces payfans montrent dans leurs haines & leurs vengeances (1), leur acharnement dans les combats qu'ils se livrent quelquefois de village à village; le point d'honneur qu'ils mettent à fouffrir la baftonnade fans déceler leur fecret (2), leur barbarie même à punir dans leurs femmes & leurs filles le moindre échec à la pudeur (3); tout prouve que fi le préjugé a fu leur trou

( I ) Quand un homme eft tué par un autre, la famille dụ mort exige de celle de l'affaffin un talion, dont la poursuite fe tranfmet de race en race, fans jamais l'oublier.

( 2 ) Quand un homme a fubi cette torture fans déceler fon argent, on dit de lui : C'est un homme, & cc mot l'indemnife.

(3) Souvent, fur un foupçon, ils les égorgent ; & ce préjugé a lieu également dans la Syrie. Lorsque j'étois à Ramlé, un payfan fe promena plufieurs jours dans le marché, ayant fon manteau taché du fang de fa fille qu'il avoit ainfi égorgée; le grand nombre l'approuvoit la juftice Turke ne fe mêle pas de ces chofes.

ver de l'énergie fur certains points, cette énergie n'a befoin que d'être dirigée, pour devenir un courage redoutable. Les émeutes & les féditions que leur patience laffée excite quelquefois, furtout dans la province de Charquié, indiquent un feu couvert qui n'attend pour faire explosion, que des mains qui fachent l'agiter.

S. III. Etat des Arts & des Efprits.

Mais un obftacle puiffant à toute heureuse révolution en Egypte, c'eft l'ignorance profonde de la Nation; c'est cette ignorance qui, aveuglant les efprits fur les caufes des maux & fur les remedes, les aveugle auffi fur les moyens d'y remédier.

Me proposant de revenir à cet article qui, comme plufieurs des précédens, eft commun à toute la Turkie, je n'infifte pas fur les détails. Il fuffit d'observer que cette ignorance répandue fur toutes les claffes, étend fes effets fur tous les genres de connoiffances morales & phyfiques, fur les fciences, fur les beaux arts, même fur les arts mécaniques. Les plus fimples y font encore dans une forte d'enfance. Les ouvrages de menuifeiie, de ferrurerie, d'arquebuferie y font groffers. Les merceries, les quincailleries, les canons de fufil & de pistolets viennent tous de l'Etranger. A peine trouve t-on au Kaire un horloger qui fache raccommoder une montre; & il eft Européen. Les Joailliers y font plus communs qu'à Smirne & à Alep; mais ils ne favent pas monter proprement la plus fimple rofe. On y fait de la poudre à canon; mais elle eft brute. Il y a des raffineries; mais le fucre eft plein de melaffe, & celui qui eft blanc devient trop coûteux. Les feuls objets qui aient quelque perfection, font les étoffes de foie; encore le travail en eft bien moins fini, & le prix beaucoup plus fort qu'en Europe.

CHAPITRE XIII.

Etat du Commerce.

DANS A N S cette barbarie générale, on pourra s'étonner que le commerce ait confervé l'activité qu'il déploie encore au Kaire; mais l'examen attentif des fources d'où il la tire, donne la folution du problême,

Deux caufes principales font du Kaire le siege d'un grand commerce: la premiere est la réunion de toutes les confommations de l'Egypte dans l'enceinte de cette ville. Tous les grands Propriétaires, c'est-à-dire, les Mamlouks & les gens-de-loi y font rassemblés, & ils y attirent leurs revenus, fans rien rendre au pays qui

les fournit.

&

La feconde eft la pofition, qui en fait un lieu de paffage, un centte de circulation dont les rameaux s'étendent par la mer Rouge dans l'Arabie & dans l'Inde; par le Nil, dans l'Aby nie & l'intérieur de l'Afrique ; par la Méditerranée, dans l'Europe & l'Empire Turk. Chaque année il arrive au Kaire une caravane d'Abysfinie, qui apporte 1000 à 1200 efclaves noirs, & des dents d'éléphans, de la poudre d'or, des plumes d'autruches, des gommes, des perroquets & des finges ( 1 ). Une autre formée aux extrémités de Maroc, & destinée pour la Mekke, appelle les pèlerins mêmes des rivės du

(1) Cette caravane vient par terre le long du Nil; c'est avce elle que M. Bruce, Anglois, revint en 1772 de l'Abyffinie, où il avoit fait le voyage le plus hardi qu'on ait tenté dans ce fiecle. En traverfant le Défert, la caravane manqua de vivres, & vécut pendant plufieurs jours de gomme feulement.

Sénégal (1). Elle cotoye la méditerranée en recueillant ceux d'Alger, de Tripoli, de Tunis, &c. & arrive par le Défert à Alexandrie, forte de trois à quatre mille chameaux. De-là elle va au Kaire, où elle fe joint à la caravane d'Egypte. Toutes deux de concert partent enfuite pour la Mekke, d'où elles reviennent cent jours après. Mais les pélerins de Maroc, qui ont encore 600 lieues à faire, n'arrivent chez eux qu'après une absence totale de plus d'un an. Le chargement de ces caravanes confifte en étoffes de l'Inde, en châles, en gommes; en parfums, en perles, & fur-tout en cafés de l' Yémen. Ces mêmes objets arrivent par une autre voie à Suez, où les vents de Sud amenent en mai vingt-fix à vingt-huit voiles parties du port de Djedda. Le Kaire ne garde pas la fomme entiere de ces marchandifes; mais outre la portion qu'il en confomme, il profite encore des droits de paffage & des dépenses des pèlerins. D'autre part, il vient de temps en temps de Damas de petites caravanes qui apportent des étoffes de foie & de coton, des huiles & des fruits fecs. Dans la belle faifon la rade de Damiât a toujours quelques vaiffeaux qui débarquent les tabacs à pipe de Lataqié. La consommation de cette denrée est énorme en Egypte. Ces vaiffeaux prennent du riz en échange, pendant que d'autres fe fuccédent fans ceffe à Alexandrie, & apportent de Conftantinople des vêtemens, des armes, des fourrures, des paffagers & des merceries. D'autres encore arrivent de Marseille, de Livourne & de Venise, avec des draps, des cochenilles, des étoffes & des galons de Lyon, des épiceries, du papier, du fer, du plomb, des sequins de Venife, & des dahlers d'Allemagne. Tous ces ob

(1) J'ai vu au Kaire plufieurs noirs arrivés par cette caravane, qui venoient du pays des Foulis, au nord du Sénégal, & qui difoient avoir vu des Francs dans leurs contrées.

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